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Mark Siegel (éditeur américain de First Second) : "Le dernier à savoir qu’il y a un poisson dans l’eau, c’est le bocal."

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 13 février 2013                      Lien  
Illustrateur et auteur de BD, Mark Siegel vient de publier Sailor Twain chez Gallimard. Nous vous en parlions récemment. Il est par ailleurs éditeur. Il dirige First Second, éditeur de Graphic Novals, filiale du groupe MacMillan. Rencontre avec une sorte d'ambassadeur de la bande dessinée française aux États-Unis.
Mark Siegel (éditeur américain de First Second) : "Le dernier à savoir qu'il y a un poisson dans l'eau, c'est le bocal."
Mark Siegel, éditeur de First Second
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Mark Siegel , de mère française et de père américain, parle un français "rouillé", dit-il. Suivant son père dans une carrière internationale (la famille a déménagé onze fois ; son dernier livre illustré, Moving House, raconte l’histoire d’une maison avec des bras et des jambes qui se ballade dans le monde) , il a vécu en France entre 7 ans et 17 ans. Il connaît bien notre pays.

Enfant, vous avez vécu avec la bande dessinée franco-belge.

Les années de jeunesse que j’ai passées en France au Lycée International de Saint-Germain-en-Laye m’ont formé à une certaine bande dessinée. Quand je suis rentré aux USA, cette bande dessinée me manquait. J’avais grandi avec Hugo Pratt - d’ailleurs sa fille étudiait dans mon lycée où parfois il apparaissait ; pour nous, les geeks de la bande dessinée, nous étions ébahis de le voir passer. Je dévorais (A Suivre), Pilote, Métal Hurlant... J’avais pris goût à cela et je suis revenu aux États-Unis avec un manque. À l’époque, il y avait très peu de production, quelques trucs pas très bien produits, chez quelques petits éditeurs indépendants pas vraiment diffusés, il fallait vraiment aller les chercher...

Version US de La Guerre d’Alan de Guibert chez First Second

Chaque fois que je revenais en France, je passais du temps dans les librairies spécialisées à remplir une valise avant de repartir. Pendant une bonne dizaine d’années, j’ai vécu à Boston où j’essayais de faire des projets à moi, des livres illustrés pour la jeunesse et des bandes dessinées. J’ai essuyé des lettres de refus systématiques. Boston semblait être un endroit de grande résistance pour moi et mon épouse Sienna. On a galéré pas mal, toutes les portes nous semblaient fermées.

Je me disais que ce serait mon lot dans la vie et je faisais des petits boulots de graphisme pour vivre. Puis, je suis entré comme graphiste chez Simon & Shuster, un des grands éditeurs de New York, c’était mon premier vrai job. À New York, tout a changé. Sienna a trouvé un poste dans le milieu de la danse d’où elle venait, et moi chez Simon & Shuster, en moins d’un an, j’ai eu mon premier break (coup de pouce) avec un éditeur légendaire de livres illustrés, Richard "Dick" Jackson qui a révélé quelques-uns des plus grands talents de l’illustration américaine. Il avait vu une petite bande dessinée que j’avais faite et qui avait un air très européen. Venu un matin dans mon bureau avec un manuscrit, une opérette se déroulant dans un monde de chiens. Il me dit en anglais "-Do You want to "Tintin" on this" (Est-ce que tu veux faire du "Tintin" là-dessus) ?

C’est ce vieux monsieur dont c’était un des derniers projets qui m’a lancé. J’ai fait ce livre pour enfants dans une optique européenne, dans un format BD bourré de cases : Sea Dog, an Epic Ocean Operetta de Risa Wheeler (2006). Et puis, tout s’est enchaîné. Je venais d’acheter pour Simon & Shuster les droits de Petit Vampire de Joann Sfar, que j’avais traduit avec mon frère. Il s’était retrouvé dans la liste des best-sellers du New York Times. Mon premier bouquin sort pratiquement dans le même trimestre, il est dans un format BD.

Grand Vampire de Joann Sfar en version US chez First Second

Or, au même moment, toutes les grandes maisons d’édition américaines étaient en train de décider ce qu’ils allaient faire dans la catégorie du Graphic Novel. Nous sommes en 2004-2005. Ils voyaient beaucoup d’argent qui changeait de mains dans le domaine du manga sans qu’ils puissent y prétendre. À ce moment-là, un journal a publié une interview de moi qui me donnait des airs de gourou de la future bande dessinée. Un très gentil article, mais pas totalement vrai (rires).

Cette confluence d’événements a fait que j’ai pu parler aux patrons des plus grandes maisons d’édition : Disney, John Turner Sargent des éditions MacMillan. Chez Simon & Shuster, j’avais commencé à réfléchir à une vision de ce que pourrait devenir la BD si elle évoluait comme en France, ou comme au Japon d’une autre façon, en devenant un courant du lectorat général. Évidemment, cela se passerait différemment en Amérique, mais le résultat serait sensiblement le même qu’en France.

C’est un peu surprenant que vous décriviez la France comme un idéal éditorial alors que l’on a toujours cru que le standard francophone n’était pas en phase avec le reste du monde...

Trois Ombres de Cyril Pedrosa chez First Second

Ce qu’il y a aux États-Unis, c’est que dans la communauté Comics, les Sfar, les Guibert, les Blain sont adulés mais, dans le grand public, ils restent inconnus. Il y a eu une percée, mais dans un cercle très restreint de connaisseurs. Or, dans ce cercle-là, la France a une réputation incroyable. Pour vous donner un exemple, quand Gene Luen Yang, l’un des auteurs les plus connus du label First Second [interviewé par ActuaBD. NDLR.] qui a vendu plus de 250 000 exemplaires d’American Born Chinese, publié en français par Dargaud avec le sous-titre : Histoire d’un Chinois d’Amérique, est revenu d’Angoulême, il m’a dit : "-I can die, now." (Je peux mourir, maintenant). Aucune Comic Con, aucun autre festival ne pouvait être égal à ce qu’il avait vécu à Angoulême !

En France, vous êtes peut-être blasés, mais le fait qu’autant de personnes descendent ainsi dans une petite ville du Moyen-âge une fois par an, non pas pour des films, non pas non plus pour des jeux vidéo, mais seulement pour des livres, c’est absolument merveilleux. Il y a surtout cette créativité dans la bande dessinée depuis les années 1960 et ce foisonnement que vous connaissez encore maintenant qui impressionne.

Le Photographe a vendu 45000 ex aux USA
Ed. First Second

Nous avons aux États-Unis un dicton qui dit que "le dernier à savoir qu’il y a un poisson dans l’eau, c’est le bocal". Il vous est difficile d’apprécier ce que vous avez quand vous êtes dedans mais, vu de l’extérieur, vu de chez nous aux États-Unis, ce qui se passe à Angoulême et avec la bande dessinée en France, cela pousse le médium au-delà des limites. Un exemple, c’est Trois Ombres de Cyril Pedrosa (Ed. Delcourt). C’est un livre que tous les auteurs de bande dessinée américains ont chez eux. ils l’adorent. Quand je parle aux Character Designers les plus côtés de Dreamworks, de Sony Animation, de Pixar... tous, ils adorent ce livre !

Cela ne nous surprend pas. En son temps, un auteur comme Paul Pope adorait Yves Chaland...

Oui, Paul Pope est un exemple intéressant car il est un des rares à avoir publié simultanément au Japon, en Europe et aux États-Unis et qui brasse les influences de ces trois grandes écoles. Nous publions son ouvrage le plus "jeune", Batling Boy, qui va paraître bientôt chez Dargaud.

L’Amérique, comme le Japon d’ailleurs, a un côté provincial, très isolé. Dans le fondement de sa culture, il y a un rejet du monde extérieur...
C’est le propre de tout empire...

Oui, exactement. Mais ce qui est marrant, c’est que dans la communauté des amateurs de comics, il y a quand même des influences de l’étranger qui sont importantes. Quand Jean Giraud venait signer à San Diego, il y avait une file énorme. Les gens adorent également un dessinateur italien comme Gipi.

Naguère, c’étaient les dessinateurs américains qui avaient une influence sur les auteurs européens, comme Mad Magazine sur Goscinny. Aujourd’hui encore, selon le rapport Ratier / ACBD, 54% des BD en France sont d’origine étrangère. Cette confrontation au reste du monde est une force, finalement.

Battling Boy de Paul Pope, à paraître chez Dargaud
Ed. First Second

Je trouve que la France embrasse les influences étrangères et les absorbe. Il y a un dialogue. On sent cette attitude dans tous les milieux, pas seulement celui de la bande dessinée : le milieu littéraire, celui du cinéma,... En Amérique, c’est plus difficile de percer. Moebius me disait, ici-même à Angoulême il y a quelques années, lui qui avait vécu à Los Angeles, que, quand on habite sur place, on devient immédiatement américain... Mais quand on quitte le pays, c’est comme si on disparaissait dans une autre galaxie.

Il faut rester à portée de regard...

Il y a de cela. Une partie de mon travail éditorial consiste à présenter les auteurs français, surtout ceux qui me parlent le plus, le mieux possible.

Quelle est la réalité des ventes ?

L’échelle est différente. Pour nous, un titre qui se vend à 5 000 exemplaires, c’est un échec, un problème. Certains ont percé : Le Photographe a vendu a 40-45 000 exemplaires, ce qui est exceptionnel pour un livre aussi cher, aussi difficile. Sinon, il y a aussi Petit Vampire, La Fille du Professeur qui ont démarré sur un tirage à 15 000 exemplaires.

Ce sont des chiffres qui commencent à faire rêver en France.

Oui, le marché est saturé. Pour nous, c’est impensable d’avoir 4 000 titres en nouveauté. C’est hallucinant.

C’est trop ?

Sans doute, mais je ne suis pas sur place. Je ne peux pas juger.

Deogratias de Stassen chez First Second

Quelles sont les BD françaises sur lesquelles First Second fonde le plus d’espoir ?

On avait fait La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, qui est un tellement beau livre. Nous ferons La Jeunesse d’Alan bientôt. Nous allons publier [L’Enfant cachée->art12760]. J’ai hâte de voir ce que cela va donner. C’est un livre qui m’a vraiment ému. C’est une bande dessinée très française, très européenne, et en même temps, cela passe très bien pour un lecteur américain, il n’y a pas d’obstacle à la lecture.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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