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Martin Jamar ("François Jullien / Les Voleurs d’Empires / Vincent") : « Une bonne BD, c’est un album qu’on a envie de relire »

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 3 septembre 2018                      Lien  
Martin Jamar est un dessinateur discret mais productif. Et ce, de manière régulière depuis plus de trente ans ! Son style de dessin, facilement reconnaissable, est très apprécié des lecteurs et la parution de chacun de ses albums est bien suivie. Son association avec le scénariste Jean Dufaux a été un tournant dans sa carrière, leur série "Les Voleurs d'Empires" reste à ce jour celle qui aura le plus marqué les amateurs de beau dessin. Mais son travail soigné ne se résume pas à cette seule série. Nous avons donc voulu en discuter avec lui et profiter de la pause estivale pour le rencontrer en Bourgogne, là où cet auteur belge talentueux aime venir se reposer chaque année...

Pourquoi votre première série « François Jullien » qui date de 1985 n’a jamais été rééditée ?

Oui, de fait, elle n’a jamais rééditée et le premier éditeur qui s’appelait « Les Éditions du Miroir » a même disparu avant la fin de la série. On avait signé un contrat pour cinq albums et au bout de trois, l’éditeur qui était en difficulté a dû fermer boutique. Il a été repris par « Les Humanoïdes Associés » sous le label « Alpen ». Ils ont alors sorti les tomes 4 et 5. Mais il est vrai que la série n’a jamais été rééditée par la suite et en réalité il n’y a jamais eu vraiment de demande.

Martin Jamar ("François Jullien / Les Voleurs d'Empires / Vincent") : « Une bonne BD, c'est un album qu'on a envie de relire »

Peut-être qu’un jour on aura éventuellement une suite à « François Jullien » car il faut savoir qu’au départ cette histoire était prévue en sept volumes ! Le scénariste aurait aimé continuer mais, pour diverses raisons, on en est restés à cinq. Je pense que la suite était écrite et il m’a déjà confié (puisque nous sommes toujours en contact) qu’il était prêt à me donner la suite de l’histoire. C’est surtout à moi de trouver le temps pour me remettre dans cette aventure. Mais qui sait ? Si un jour je dessine les tomes 6 et 7, il faudra alors bien entendu prévoir une réédition. On a récupéré nos droits, nous sommes libres de trouver un nouvel éditeur et d’aller en effet où on veut avec le personnage de François Jullien.

Qui est Franklin Dehousse, scénariste quasi inconnu en BD ?

Oui c’est un peu un OVNI dans le monde de la BD. C’est quelqu’un que j’avais rencontré pendant mes études à l’Université de Liège, Fac’ de Droit et qui avait envie d’écrire. C’était un grand amateur de bandes dessinées et c’est donc avec lui que j’ai commencé dans ce métier, il m’a mis le pied à l’étrier. L’écriture de scénario, c’était vraiment un hobby pour lui. Ça venait en plus de son véritable métier qui était un peu plus sérieux. De mon côté, je n’avais aucune envie de pratiquer avec mon diplôme de droit, je voulais dessiner ! Mes parent m’avaient dit "Termine d’abord tes études et ensuite tu feras ce que tu voudras". Et c’est ce que j’ai fait par la suite : c’est-à-dire de la bande dessinée ! Je me suis alors lancé avec Franklin Dehousse.

Mais après le tome 5, la série s’est arrêtée en partie à cause de difficultés relationnelles avec ce scénariste. Ce n’était pas seulement à cause de l’éditeur même si on n’avait un contrat que pour les cinq albums qui sont parus. Lui aurait aimé prolonger avec deux albums supplémentaires. Maintenant qu’on est réconciliés, on pourrait en effet imaginer reprendre notre histoire là où on l’avait terminée car, pour moi, l’histoire de « François Jullien » n’est pas totalement bouclée. On a une certaine fin mais il manque un prolongement autour de la bataille de Waterloo. Et ce n’est pas impossible qu’un jour je m’y replonge avec ce personnage... Ce qui est sûr, c’est que maintenant je ne travaillerai plus sur des séries. Travailler sur des one-shot me laisse plus de liberté. Et encore une fois, si on trouve un éditeur, ce ne serait pas impossible que les tomes 6 et 7 de « François Jullien » voient le jour...

Dessins de l’auteur réalisé pendant l’interview

Le héros ne manque pas d’originalité : impertinent, bagarreur, frondeur, coureur de jupons. Il change même de camp au gré des événements...

Ha oui, tout à fait, c’est un personnage intéressant ! Il est en effet un peu iconoclaste et il retourne sa veste. On m’a souvent dit que c’était un sacré personnage. Et puis, je me dis aussi qu’au milieu des années 1980, on était un peu dans les premiers à aborder l’époque napoléonienne. Il y avait juste éventuellement « Le Pique Rouge » de Juillard et de Jacques Martin mais ça se passait un petit peu avant l’Empire. Dans un autre registre, il y avait « Godaille et Godasse » de Cauvin avec Jacques Sandron (qui est très sympathique d’ailleurs).

Je me souviens que c’est moi qui avais vraiment envie de travailler sur cette période historique. Le scénariste m’avait alors demandé ce que j’avais envie de raconter comme genre d’histoires. Or je venais de lire un roman qui racontait justement les souvenirs d’un jeune Ardennais qu’on avait qualifié de réfractaire. C’est-à-dire quelqu’un qui aurait dû aller se battre dans les armées de Napoléon mais qui a préféré disparaître dans la nature pour ne pas être enrôlé. J’ai alors pensé à ce point de départ pour faire une bande dessinée car cette période napoléonienne me fascine depuis que je suis petit. La beauté des costumes... Les uniformes étaient spécialement magnifiques à cette période ! La documentation ne manque pas, sans parler des musées ou des films. C’est d’ailleurs aussi pour ces mêmes raisons qu’avec Jean Dufaux, nous avons démarré plus récemment une série comme « Double Masque ».

Beaucoup de jolies filles, voire même de scènes érotiques dans François Jullien !

Oui, il batifole mais on ne s’en rend pas vraiment compte au moment où on le fait. Et c’est vrai que c’était peut-être un peu novateur comparé aux albums de BD de cette époque. Mais on n’a jamais eu de problèmes de censure. Et on ne s’est pas mis de carcans ni de limites car on n’a pas cherché à s’adresser au grand public. On était dans une petite maison d’édition où on nous a vraiment laissés une très grande liberté pour travailler. Si on avait été chez Tintin ou Spirou, j’imagine que cela aurait été différent en effet.

« La Lettre de feu » avec Yves Charlier est un album un peu transparent malgré de beaux dessins.

Je peux comprendre. « La Lettre de feu » est vraiment pour moi un album intermédiaire, entre deux séries. Je sortais de « François Jullien » où ça s’était vraiment pas bien passé sur la fin (même si depuis les choses se sont arrangées et que nous avons pris du recul) et c’était aussi un moment où j’avais envie de me lancer dans une nouvelle série.

Les lecteurs étaient habitués à lire des séries et les éditeurs étaient donc demandeurs de séries BD. Et pour être franc, sur un plan commercial, c’était intéressant de travailler sur des séries. J’avais donc envie de me lancer dans une série d’albums mais je n’avais pas encore trouvé le scénariste idéal avec qui j’avais envie de travailler. Je me suis donc accordé une petite période de transition. Yves Charlier est aussi quelqu’un que j’avais rencontré à l’université et qui n’avait lui non plus jamais écrit de scénario. C’est quelqu’un de tout à fait sympathique et que je revois encore de temps en temps. Il avait envie d’écrire un scénario de bande dessinée et il savait que j’étais à la recherche. Je pense qu’après cette « Lettre de feu » il n’a rien fait d’autre, et j’espère que ce n’est pas moi qui l’ai dégoûté ! ( Rires ) Lui aussi avait un autre métier, il n’a donc pas continué.

Il faut dire aussi que pour un jeune scénariste, ce n’est pas évident d’arriver à vivre de sa plume. On n’a fait qu’un album ensemble alors que cette histoire aurait dû en principe avoir une suite. Le Lombard nous avait demandé d’écrire une histoire qui pourrait avoir éventuellement une suite mais il leur fallait quand même attendre les résultats du tome 1 pour éventuellement lancer le tome 2. Mais pour moi, ça, ce n’était pas possible : je devais enchaîner sur autre chose. Donc au final, pour moi, cette histoire reste quelque chose de caduque, l’histoire est bouclée.

Comment est née ensuite une série comme « Les Voleurs d’Empires » ?

Pendant que je travaillais sur « La Lettre de feu », j’ai eu envie de travailler avec Jean Dufaux. Il y avait plusieurs séries de lui que j’aimais vraiment bien comme par exemple « Giacomo C. » Il y avait aussi « Jessica Blandy ». C’est dans un autre genre mais c’est une série qui marchait très bien.

Dufaux avait lui aussi publié ses tout-premiers albums aux Éditions du Miroir, le même éditeur que pour ma toute première série « François Jullien ». Je pense à un album, assez loin dans le temps, qu’il avait fait avec un dessinateur espagnol, Xavier Musquera et ça s’appelait« Les Fusils de la colère ». Avant ça, Jean Dufaux avait écrit plusieurs histoires courtes pour « Le Journal de Tintin ». Donc ces deux albums, dont le titre « Les Fusils de la colère » aux Éditions du Miroir (NDLR : tome 2 de la série « Melly Brown »), c’était vraiment ses tout-premiers albums imprimés ! Et c’est donc moi qui ai contacté Jean Dufaux. De son côté, il connaissait également ma série « François Jullien » puisque les albums étaient donc parus chez le même éditeur que lui… mais ça ne l’avait pas vraiment emballé.

Par contre, il avait vu mon travail en cours sur « La Lettre de feu » et là, il sentait que ça commençait à devenir intéressant, que mon dessin commençait à bouger. Et donc on s’est rencontrés, on a discuté et il m’a proposé un synopsis qu’il avait dans ses tiroirs. Et c’est devenu notre série « Les Voleurs d’Empires » !

La couverture originale du tout premier tome, avec le visage de la mort, a été très marquante pour démarrer la série.

C’est vrai qu’on avait attaché pas mal d’importance à cette couverture. Une couverture d’album, c’est quelque chose d’important évidemment et je pense que l’idée du dessin pour ce premier tome venait de Jean Dufaux. Il aime bien imaginer ce que sera la première couverture pour au moins démarrer une série. Et en effet, il faut essayer de marquer dès le départ, arriver à accrocher le lecteur. Parfois on tourne beaucoup autour du dessin d’une couverture avant de trouver la bonne. Mais pour celle-ci, on est rapidement tombés d’accord : ce personnage de la mort devait apparaître, il est fascinant et intrigant. Je crois que j’avais juste pris un angle légèrement différent pour le premier essai.

J’adore l’ambiance des deux premiers tomes : dans un pensionnat et ensuite avec l’arrivée des troupes prussiennes.

On en sort après mais oui, le début de la série est un vrai huis-clos, avec une ambiance très particulière. Le scénario était prévu comme ça dès le départ, en mélangeant une ambiance un petit peu fantastique avec un contexte historique, celui de la guerre franco-prussienne.

Vient ensuite la Commune et la chute du second Empire... Ce sont des choses qui m’ont de suite amené des images dans la tête. Même si je ne savais pas exactement comment l’histoire allait se terminer, ça m’a quand même de suite emballé. Jean Dufaux m’avait prévenu que ce serait un cycle de six ou sept albums, il ne savait pas exactement le nombre, parce qu’il écrit son scénario au fur et à mesure et en fonction de l’avancement du dessinateur (qui peut être plus ou moins rapide). Il ne savait donc pas à l’avance, cela n’était peut-être que cinq albums pour lui dans sa tête au départ. Mais de mon côté, je savais qu’on allait sortir de ce pensionnat avec ce groupe de jeunes gens pour aborder la Commune de Paris par la suite. J’ai travaillé les yeux fermés et en toute confiance avec Jean Dufaux.

Un personnage comme madame Froidecoeur est un régal à dessiner ?

( Rires ) La directrice du pensionnat, Madame Froidecoeur, doit être je pense une réminiscence d’une grand-tante à moi ou d’une grand-mère un peu acariâtre. Ce sont des personnages qui au départ sortent de l’imagination du scénariste.

Quand je lis le scénario où il décrit le personnage en quelques mots, je vois le personnage apparaître dans ma tête. Ce n’est qu’une description sommaire de la part du scénariste mais suffisante pour que moi, j’arrive à voir le personnage et que j’arrive à le mettre sur papier. En général, Jean Dufaux a l’air plutôt content de la représentation que je fais de ses personnages. Ça a été très rare qu’il me demande de changer l’allure ou le visage d’un personnage.

Je me souviens de la pensionnaire de la chambre 27, on ne voit pas le visage pendant longtemps. Elle devait être rousse et toujours de dos. Puis, quand enfin il me l’a décrite, il avait dit qu’elle devait avoir des yeux malades, plutôt jaunes et sans pupille. J’avais fait un peu de recherche et je lui montre ensuite. D’une façon générale, je montre toujours à mon scénariste les planches quand elles sont au stade du crayonné. Et pour des personnages, je lui montre les recherches que je fais autour d’un personnage même si on sait qu’après ça va évoluer.

Je me souviens qu’avec « Les Voleurs d’Empires », je voulais dessiner de manière plus stylisée. Et puis, au fil des albums, je sens que mon dessin est revenu petit à petit vers un style plus réaliste. J’ai toujours un peu alterné entre un style simple et une tendance à aller vers l’hyper-réalisme (avec toujours plus de petits traits). En fait, j’ai l’impression d’être toujours en recherche et de n’être jamais satisfait de ce que je fais.

Quels étaient vos personnages favoris ?

Dans cette série, j’étais assez attaché aux trois jeunes gens : Nicolas, Julien et Anaïs. Et malgré tout aussi à Madeleine... même si c’est un personnage plus sulfureux. Ça m’a fait un drôle d’effet de mettre le mot fin à cette histoire des Voleurs d’Empires. Parce que j’ai vécu avec eux pendant presque dix ans. Beaucoup trop d’ailleurs au goût de Jean Dufaux.

Il y a d’ailleurs une préface dans le dernier tome que j’ai découverte quand l’album est paru. Il ne me l’avait pas soumise, il ne m’en avait pas parlé. Quelque part, il avait l’air de dire qu’il ne ferait plus de saga au long cours. Je me suis un peu senti visé. Je crois que c’est assez difficile pour lui de voir un trop grand décalage entre le moment où il a écrit son scénario et le moment où l’album paraît enfin en librairie. Mais il n’y a rien à faire pour modifier ça : j’ai besoin d’un certain temps pour dessiner ses planches. Et d’ailleurs, notre éditeur Glénat m’a toujours laissé le temps d’avancer à mon rythme. À mettre à leur crédit : mon scénariste et mon éditeur ont fait preuve de patience !

Pourquoi avoir accepté ce changement de titre et de maquette des livres au septième et dernier tome ?

Ah ben oui, ça je sais, je sais ! Moi-même je n’étais vraiment pas d’accord. On leur a dit : "Ce n’est pas bien de faire ça, faites encore le tome 7 avec la maquette de départ, quitte à faire une nouvelle maquette le jour où on réimprime". Mais ils nous ont répondu : "Non non, pas question !". On n’avait pas suffisamment de poids par rapport à l’éditeur, mais je trouvais qu’en effet c’était dommage parce que je trouvais que cette maquette était très bien et il n’y avait aucune raison de la changer. Elle était originale, elle se démarquait de beaucoup d’autres albums. Elle était bien distincte. J’ai donc eu à redessiner 6 des 7 couvertures. Mais vraiment, ce n’est pas venu des auteurs, le fait de changer la maquette des livres !

Les nouveaux dessins de couvertures avec des moitiés de visages, c’est moins une réussite ?

C’est autre chose ! On aurait pu garder les dessins des couvertures originales mais l’éditeur a souhaité tout changer. Si je me souviens bien, cette idée de demi-visage c’était pour essayer de donner un côté plus homogène à l’ensemble de la série, en gardant la même idée du début à la fin. Chaque fois un demi-visage avec un petit peu de décors en arrière plan. S’il est vrai que certains lecteurs ont quand même aimé les nouvelles couvertures, moi personnellement, j’aimais surtout les anciennes et j’y suis beaucoup attaché.

La collection Graphica chez Glénat proposait de beaux livres. Il est rare qu’une collection soit gage de qualité et puisse influencer l’achat des lecteurs.

Je vois bien ce que vous voulez dire et c’est vrai que c’est relativement rare. Peut-être que le phénomène de collection d’une manière générale ne fonctionne pas bien. Je lis de la bande dessinée mais pas énormément et avec le temps, j’ai l’impression de devenir de plus en plus difficile, voire exigeant.

J’essaye de me tenir au courant de ce qui sort mais il y a un tel nombre d’albums qui sortent que c’est quasi impossible de tout suivre. On pourrait parler aussi de la collection Aire Libre qui avait son influence, ce qui me fait penser du coup à Cosey. Cosey est un auteur que j’aime beaucoup même si son dessin est dans un tout autre style. J’essaye de suivre un certain nombre d’auteurs que j’aime depuis longtemps et dont j’achète les albums quasiment les yeux fermés.

J’achète aussi les albums des copains, des amis. Mais quand je suis en librairie, je suis un peu affolé à chaque fois. On ne sait plus où donner de la tête, tellement il y en a. Il y aussi quelqu’un comme Juillard qui est un auteur que j’adore depuis toujours, même s’il a certaine séries merveilleuses comme « Les 7 vies de l’épervier » que je préfère à d’autres. Je pourrais citer aussi des auteurs moins connus comme Jean-Michel Beuriot et Philippe Richelle et leur série « Amours fragiles » éditée chez Casterman : des albums qui ne sont pas assez mis en avant selon moi. C’est une série que je trouve formidable. Je pourrais citer aussi Hermann que j’aime beaucoup, surtout quand il a fait « Les Tours de Bois-Maury », plus que Jeremiah, sa série d’anticipation.

Les albums des « Voleurs d’Empires » sont agréables à lire : de beaux dessins, de grandes vignettes, assez peu de texte... Donc une grande lisibilité !

Je comprends très bien. C’est un équilibre à trouver entre le dessin et le texte et quelque part, je dirais que ça tient beaucoup au scénariste. C’est une chose à laquelle Dufaux et moi attachons de l’importance : le rythme de lecture qui doit être agréable et fluide. La lisibilité est un élément fondamental et cela fait partie du travail du scénariste pour être concis, mettre juste ce qu’il faut de texte. Laisser la place à l’image quand le texte n’est pas nécessaire. Cela paraît évident à dire mais en fait, cela représente un véritable travail quand je commence à composer ma planche. J’essaye toujours de tenir compte de ces paramètres de clarté, rien ne doit perturber la lecture. Il ne faut pas par exemple que le lecteur commence à se demander quel est le personnage qui parle ? Ou qu’est-ce qu’il se passe dans cette image ? C’est quelque chose de très important.

Entre « Les Voleurs d’Empires » et « Double Masque », certaines vignettes semblent inspirées de tableaux ou de photos ?

Oui, je me base sur des documents ! Bien avant Internet, j’avais déjà acheté beaucoup de livres sur cette période et donc il y a certains décors qu’on n’invente pas. Pour le sacre de Napoléon, je me suis basé sur le fameux tableau de Jacques-Louis David évidemment, tableau aux dimensions exceptionnelles qui se trouve au Louvre. C’est tellement précis que c’est quasiment une vue photographique en grand angle de ce qu’a dû être cette cérémonie. Et j’ai gardé quasiment le même angle pour mon dessin et certainement la même mise en scène.

Pour « Les Voleurs d’Empires », il y aussi une scène dans la galerie des glaces au moment de la signature du traité. Une autre scène dans les Halles m’a été inspirée d’une gravure mais je ne l’ai pas reprise telle quelle. C’est un peu loin dans le temps mais je crois que j’en ai modifié la composition générale et que j’y ai simplement rajouté la foule. Pour les rues de Paris, il y avait un photographe merveilleux qui s’appelait Charles Marville et qui avait fait des centaines de photos des rues de Paris vers 1850 - 1860, bien avant la destruction ou la modification des rues de Paris par Haussmann.

C’est mon boulot de dessinateur de rajouter ensuite les perspectives nécessaires pour mon dessin dans les vignettes. Et c’est vrai qu’il y a des cases qui me prennent énormément de temps. Mais il ne faut pas compter ses heures, il est normal que ça prenne du temps. Ce sont des séries où l’on se base sur un cadre historique précis (comme la scène des canons sur la Butte Montmartre que j’ai repris telle quelle) et on y greffe des éléments fictionnels. On y croise d’ailleurs des personnages qui ont réellement existé !

Le contexte, les personnages historique font justement que le lecteur se cultive en lisant vos albums. C’est riche et du coup on y revient.

Ça me fait plaisir que vous me disiez ça et ça veut dire que notre but est atteint. C’est ce que j’aime aussi et c’est ce que j’attends d’une bande dessinée. Pour moi, une bonne BD. c’est un album qu’on a envie de relire. Parfois six mois ou deux ans après…Mais c’est quelque chose qui a laissé une trace dans la mémoire et c’est relativement rare quelque part.

On comprend son rôle mais l’indien iroquois semble quand même en décalage par rapport au contexte très historique de la série.

Là, il faut que je téléphone à Jean Dufaux, je vais lui demander ! ( Rires ) Oui c’est une note un peu insolite. Là aussi ça vient de l’imagination du scénariste. Pour ma part, je me demande si ce personnage ne viendrait pas de certaines de ses lectures. Moi je fais un lien un peu avec des romans qui ne sont plus tellement lus aujourd’hui, comme « Les Mystères de Paris » d’Eugène Sue, le personnage de Rocambole, créé par Ponson du Terrail… Tous ces romans en plusieurs volumes, publiés dans la presse sous forme de feuilletons populaires.

À mon avis, ce personnage de l’Iroquois doit être une réminiscence de ce type de littérature du milieu du XIXe siècle. Jean Dufaux est quelqu’un qui adore le cinéma, la littérature et plus spécialement la littérature du XIXe siècle. Je crois qu’il met très haut dans son panthéon des auteurs comme Alexandre Dumas, Balzac et Victor Hugo. Mais il faudrait que je lui pose la question un jour au sujet de cet indien, pour savoir s’il lui a vraiment été inspiré par un personnage ou un épisode d’un de ces romans populaires de l’époque.

Après votre travail faramineux sur « Les Voleurs d’Empires », vous avez remis ça sur le même thème avec « Double Masque ». Vous n’êtes pas fatigués de traiter cette période ?

Oui c’est vrai. Mais « Double Masque », c’était moins une saga que « Les Voleurs d’Empires » qui formaient une seule histoire, mais répartie en sept volumes. C’était une longue saga. Avec « Double Masque », on est partis sur une idée un peu différente : un tome, une aventure. Bon, c’est vrai que Jean Dufaux ne s’y est pas vraiment tenu puisque les tomes 1 et 2 forment une même aventure (avec donc une suite à la fin du premier tome). Mais moi, au départ, j’aurais souhaité que chaque épisode soit comme une enquête qui serait bouclée à la fin de chaque tome. Et donc avec un vrai dénouement. Il en a moyennement tenu compte, je dirais… ( Rires ) Au final, tous les épisodes sont quand même assez liés et ce n’est pas comme un album de « Ric Hochet » où chaque tome est une aventure bien distincte et qui peut même se lire dans le désordre.

Pour en revenir à votre question, j’adore l’histoire et avant de commencer « Double Masque », Jean Dufaux m’avait demandé : "Sur quoi aimerais-tu retravailler ?". Je me souviens lui avoir répondu que j’étais resté sur un goût de trop peu avec les « François Jullien ». Et que j’avais l’impression qu’il y avait encore moyen de raconter des choses sur l’Empire et autour de Napoléon. Ça l’a intéressé et il a tout de suite voulu trouver un angle d’attaque différent.

Je n’ai pas voulu changer d’univers car j’aime dessiner les rues de Paris au XIXe, que ce soit la seconde moitié ou le début du XXe siècle. J’ai l’impression d’être plutôt dans mon élément, avec ma documentation : c’est une période qui m’intéresse et qui m’amuse. Cependant, après « Double Masque », on a décidé de passer malgré tout un peu à autre chose. Je crois maintenant qu’avec cette série, « Double Masque », on n’a pas tout à fait rencontré autant de public que ce qu’on aurait espéré. C’est aussi une des raisons pour laquelle on s’en est tenus à six volumes. Cette série n’a pas été une catastrophe mais je pense que l’éditeur et le scénariste auraient aimé que « Double Masque » ait une plus grande audience, un public plus large. Quelque part, ça a un peu moins bien marché que Les Voleurs d’Empires, je pense. Dans cette série, il y a des images assez dures, c’est une histoire un peu noire et malgré cela, on me reparle plus des Voleurs d’Empires que de Double Masque.

Je me souviens de quelques images qui, pour moi-même, n’ont pas été faciles à dessiner sur le plan émotionnel. Il y avait des scènes dures, difficiles. Souvent j’ai entendu des réactions de lecteurs qui me disaient "J’ai bien aimé mais qu’est-ce que c’est noir" ou "Quelle histoire sombre !". Certes, il n’y a pas de violence gratuite mais j’ai le souvenir que quand on a démarré ensuite Double Masque, j’ai demandé à Jean Dufaux que la prochaine histoire soit un peu plus "grand public" car pour moi, « Les Voleurs d’Empires » est une série qui s’adresse vraiment aux adultes : elle n’est pas pour tout âge. Du coup, c’est peut-être ça qui fait qu’avec Double Masque, on a un récit qui est peut-être un peu moins original, un peu moins fort. J’ai plusieurs fois senti une légère déception chez les lecteurs, je sens bien que ça a moins marqué.

Dans vos albums, vous semblez aimer donner vie à des personnages historiques comme Talleyrand ou Victor Hugo ?

Oui. Il y a aussi Louise Michel et le peintre Gustave Courbet qui apparaissent dans « Les Voleurs d’Empires ». Victor Hugo, c’était une envie de Jean Dufaux et on est ainsi complètement dans le croisement entre la fiction et l’histoire. Ce sont des scènes où on se fait plaisir et ça j’aime bien. On n’a jamais cherché à faire de la bande dessinée purement historique. Ça m’intéresse moyennement de raconter l’histoire uniquement à travers des personnages qui ont réellement existé. Il faut essayer d’amener un peu de chair et de vie dans nos récits. Et donc ça se fait en amenant d’autres personnages. Et c’est aussi ça que j’aime bien dans mon travail.

Napoléon Bonaparte est très présent à travers vos deux séries « François Jullien » et « Double Masque ».

C’est un personnage assez complexe et fascinant, mais je ne suis pas non plus napoléophile (si c’est comme ça qu’on dit…). Il a fait des choses positives qui ont traversé le temps et puis, il a aussi été un personnage épouvantable au niveau de la guerre. Ça a été une période à la fois grandiose pour la France au niveau des institutions, le Code civil et tout ce qu’il a laissé etc. mais à côté de ça, il a dérapé. Il a bien commencé et il a mal fini.

C’est peut-être un regret que j’ai avec cette série Double Masque car j’aurais trouvé intéressant d’aller plus loin dans les années pour montrer qu’au départ Napoléon Bonaparte était plutôt un homme ouvert et courageux. Quelqu’un de plutôt positif et un constructeur quand il était jeune. Il a fait de bonnes choses, il a risqué sa vie et petit à petit son régime a tourné à la quasi dictature avec du népotisme. C’est ce qu’on appelle le syndrome de l’Hubris, le pouvoir qui rend fou et ça, on n’a pas eu l’occasion de le montrer. Si on donnait une suite à « Double Masque » (mais je ne suis pas du tout sûr que ça se fasse un jour), j’aurais trouvé intéressant de montrer cette évolution plutôt négative du personnage.

Talleyrand aussi est un personnage exceptionnel. Il a traversé tous les régimes et il était d’une intelligence hors normes. C’est une époque d’une richesse incroyable. Je pense par exemple aussi à Murat qui était fils d’aubergiste au fin fond de la France et qui a terminé Maréchal de France et roi de Naples. Ce sont des destinées sidérantes.

Avec le recul, quels sont vos albums préférés ?

C’est très difficile de dire. Je crois que je suis attaché à l’ensemble de mes albums. Si je devais choisir entre « Les Voleurs d’Empires » et « Double Masque », j’ai préféré en effet « Les Voleurs d’Empires ». Avec « Double Masque », j’ai l’impression d’être passé à côté de quelque chose. Il y a quelque chose qui n’a pas fonctionné comme on l’aurait voulu mais c’est un peu difficile à analyser pour nous.

Au niveau des albums, les premiers d’une série sont toujours un peu plus difficiles à revoir. Peut-être parce que malgré tout, on est avec de nouveaux personnages et qu’on ne les cerne pas encore tout à fait bien. Petit à petit, ils prennent forme dans les albums qui suivent.

Au niveau des personnages, il y a par exemple dans Double Masque, le personnage métis de Kitty qui disparaît dans le tome 4 d’une manière qui m’a un peu estomaqué. Quand j’ai lu ce qui lui arrivait dans le scénario, je ne m’attendais pas du tout à ce qu’elle disparaisse. Quand j’en ai parlé à Jean Dufaux il m’a répondu "Un scénario, c’est fait pour te surprendre". C’était un personnage que j’aimais bien dessiner et il me faudrait peut-être ne pas m’y attacher.

C’est aussi ça qui est étrange quand on termine une série, il y a une forme de tristesse à quitter des personnages. Quand je suis arrivé à la fin des « Voleurs d’Empires », j’ai été pris d’une certaine nostalgie en me disant que je n’allais plus vivre avec eux alors que j’avais fait ça pendant tellement longtemps. Quelque part, pour moi, ce sont des personnages qui existent dans ma tête. Quand j’ai écrit le mot "Fin", ça voulait dire que je n’allais plus les voir, c’était une vraie page qui se tournait. Oui, c’est un moment particulier comme quand on arrive à la fin d’un film avec un peu une part de frustration.

Sortir ensuite un one-shot sur Saint Vincent de Paul avec en plus une couverture pas très représentative du contenu, c’est un peu risqué ?

Nous-mêmes, nous nous sommes dits que c’était un peu un challenge. On peut louper notre coup, ce n’est pas évident. C’est une envie qui vient du scénariste et de l’éditeur. Cette idée est sortie d’une conversation entre eux.

On ne peut pas encore parler d’une collection chez Dargaud, mais dans le même esprit, je travaille actuellement sur le personnage de Charles de Foucauld qui sortira dans le même format, avec la même présentation. On se rend bien compte qu’on risquait d’un peu perturber les lecteurs en centrant notre histoire sur le personnage de Saint Vincent de Paul. Cela fait de suite venir certaines images, certaines idées… Est-ce que les auteurs ont viré cathos ? Est-ce qu’ils sentent leur fin venir et ils veulent se racheter de tous leurs péchés ? ( Rires )

Mais non ! On a voulu faire un album distrayant et intéressant à lire. Surtout pas ennuyeux ! Mais il est vrai que la couverture peut donner une fausse impression, c’est possible. Mais finalement c’est une aventure comme une autre si ce n’est que le personnage principal a été proclamé "Saint" quelques dizaines d’années après sa mort. Mais de son vivant, c’était "Monsieur Vincent" comme on l’appelait et il sortait juste de l’ordinaire car il pensait aux autres, plus qu’à lui-même. Il voulait faire le bien, il a eu une vie extraordinaire mais notre récit est surtout comme une enquête policière.

C’est Jean Dufaux qui a eu envie d’aborder ce personnage mais pour moi, ce qui m’importait surtout, c’était de retrouver à nouveau Paris et toute son histoire. Quelque part, Vincent est un personnage très moderne. Je le vois un peu comme un "Abbé Pierre" du XVIIe siècle. On n’a surtout pas voulu faire du prosélytisme, ni raconter la vie d’un Saint. On a voulu présenter Saint Vincent de Paul comme un homme avant tout et montrer ce qu’il a pu faire de bien dans sa vie. Sans chercher à faire passer un quelconque message... C’est un album qui peut intéresser autant les croyants que les non-croyants et même ceux qui connaissent déjà un peu le nom de "Saint Vincent de Paul". Mais je dois reconnaître que j’ai moi-même été surpris quand on m’a présenté ce projet.

Votre projet actuel est donc toujours avec le même scénariste ?

Je ne dis pas que je travaillerai éternellement avec Jean Dufaux mais pour le moment, je n’ai pas envie de changer de scénariste. Je suis toujours très heureux de collaborer avec lui. Je commence à voir le bout du prochain album qui va donc s’appeler « Charles de Foucauld » et qui sera donc dans la lignée du précédent. Je me rends compte que Charles de Foucauld est un personnage qui n’est pas vraiment connu. Quand je cite son nom, on me répond "- Ah oui, le pendule de Foucault"… alors que cela n’a rien à voir ! ( Rires ) Il n’y a aucun rapport avec le roman d’Umberto Eco. Charles de Foucauld est un Français qui a vécu à cheval entre le XIXe et le XXe siècle. Il a commencé comme militaire, puis est devenu géographe, explorateur. Il est entré dans les ordres et a terminé comme ermite dans le sud-algérien. Il a terminé sa vie là-bas et l’album tournera autour de sa fin de vie car Jean Dufaux veut aborder les relations entre la religion catholique et la religion musulmane.

C’est donc un sujet délicat mais qui tient à cœur à mon scénariste car il y a des choses intéressantes à dire. Foucauld a vécu au milieu des touaregs, il était bien intégré et il a essayé de les convertir. Mais ça a été un échec total ! ( Rires ) En fait, le problème est venu d’extrémistes musulmans qui sévissaient déjà à cette époque-là. C’est-à-dire que les problèmes d’aujourd’hui se posaient déjà au début du siècle dernier. Pour la suite, puisque j’aime bien savoir où je vais. Il devrait venir un troisième personnage un peu dans la même lignée. Je ne veux pas en dire beaucoup plus mais on remontera beaucoup plus loin dans le temps et cela formera au total comme une trilogie.

Voulez-vous en profiter pour nous dire quelque chose de plus ?

Oui, j’aimerais ajouter que j’ai le privilège d’exercer un métier merveilleux : pouvoir gagner (plus ou moins bien...) sa vie en racontant et en dessinant des histoires, c’est plutôt extraordinaire. Ce n’est pas facile tous les jours (je pense autant aux jeunes auteurs - qui arrivent maintenant dans le milieu et ne bénéficient souvent plus de rémunérations correctes - qu’aux plus anciens, qui ont parfois du mal à trouver preneur pour de nouveaux projets ). Mais cela reste une grande chance, malgré tout ! Tant qu’il y a aura des lecteurs, nous pourrons nous estimer heureux.

On entend parfois dire : " - Les jeunes ne lisent plus". Si, il y en a encore ! Nous en connaissons tous, peut-être un peu moins nombreux qu’avant, quoique... Je pense et j’espère que le besoin de lire existera toujours parce que, comme le dit le Fonds Victor (une association de promotion de la lecture auprès des jeunes de 12 à 15 ans) : "Un enfant qui lit sera un adulte qui pense"

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

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