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Marvano : « Mon idée pour ‘Grand Prix’ était de réaliser une histoire de l’entre-deux-guerres avec un angle original. »

Par Morgan Di Salvia le 2 juillet 2012                      Lien  
Marvano vient de boucler les trois tomes de sa série « Grand Prix », une fiction historique où la course automobile sert de laboratoire technologique au régime nazi. Il revient pour nous sur le contexte de création de ce triptyque.

Quand on grandit à côté d’un circuit mythique comme celui de Zolder, est-ce qu’il n’est pas tout naturel d’un jour avoir envie d’écrire une histoire qui se passe dans le monde de la course automobile ?

Je ne sais pas s’il y a une logique. Mon idée avant tout pour « Grand Prix », c’était de réaliser une histoire de l’entre-deux-guerres et de trouver un angle original. J’ai choisi le monde des courses automobiles. L’origine du projet, c’est une biographie de Rudi Caracciola sur laquelle j’étais tombé par hasard chez un bouquiniste. Ayant grandi à Zolder, ce nom me disait quelque chose et j’avais une proximité avec le sujet. Vivre à côté du circuit m’a permis de bien comprendre la différence entre la course automobile des années 1930 et celle d’aujourd’hui. En fait, j’ai connu les courses des années 1960 qui étaient tout aussi dangereuses que celle de l’avant-guerre. Cette connaissance m’a permis de comprendre les réactions des coureurs vis-à-vis du danger.

Marvano : « Mon idée pour ‘Grand Prix' était de réaliser une histoire de l'entre-deux-guerres avec un angle original. »
Couverture de "Grand Prix" T3
© Marvano - Dargaud

Qu’a représenté le travail de documentation pour cette série ? Vous faites une utilisation originale de petits liens YouTube en dessous des cases de votre bande dessinée…

Pour moi, c’est la bande son de la BD. En général, ce sont des chansons ou des musiques d’époque, interprétées par des artistes d’époque. Mon but était de faire comprendre au lecteur comment était le monde à ce moment. C’est la raison pour laquelle j’ai également intercalé dans l’histoire des images qui n’ont pas de rapport direct avec le récit comme l’apparition du premier comic strip Batman par exemple. Je me demande si les jeunes qui connaissent le Batman de Christopher Nolan se doutent que le personnage a été créé en 1939 ! Introduire ces petits détails dans mon histoire permet de donner une idée de l’époque que je raconte.

Graphiquement, comment avez-vous procédé pour reproduire les voitures, prototypes et modes vestimentaires de « Grand Prix » ?

Des modèles réduits comme documentation

En ce qui concerne les vêtements, je puise dans des livres de photographie ou dans de vieux films. Pour les voitures, j’ai une collection de modèles réduits qui me permet de les dessiner sous tous les angles. Je dirais qu’à la limite, ces voitures des années 1930 sont plus faciles à dessiner que celles des années 2010. Elles ont du caractère tout en étant relativement simples. Ce sont presque des boîtes à chaussure avec quatre roues. Lorsque l’on observe une Formule 1 contemporaine, il y a des ailerons de tous côtés, c’est très complexe ! Alors que les voitures de « Grand Prix » sont simples et épurées. Il n’y avait pas de sponsor, chaque équipe avait une couleur et les autos étaient frappées d’un gros numéro sur le capot. Point.

En lisant votre série, et c’est terrifiant, on comprend comment le régime d’Hitler a contourné les restrictions du Traité de Versailles via l’industrie automobile pour finalement arriver à posséder l’infrastructure capable de créer de l’armement. J’imagine que les gens qui roulent en Audi ou en Mercedes aujourd’hui ne se doutent pas du rôle de ces marques dans les années trente…

"Courir pour Hitler" d’Alain van den Abeele
paru chez Luc Pire Editions en 2011

Je me pose la question souvent ! L’historien de l’automobile Alain van den Abeele, auteur d’un livre passionnant intitulé « Courir pour Hitler », m’a raconté une histoire extraordinaire à ce sujet. En faisant des recherches aux archives de Mercedes-Benz, il avait trouvé une photo d’un pilote devant sa voiture avec une croix gammée en arrière-plan. Quelques années plus tard, Alain repasse par les archives de Mercedes, et retrouve la même photo sauf que la croix avait été grattée. Plus tard encore, il retrouvait la même photo complètement « corrigée ». Donc, on voit que c’est un sujet très sensible pour les constructeurs automobiles allemands !

Les constructeurs connaissent leur passé, le grand public moins…

Oui. J’ai par exemple reçu un e-mail d’un lecteur un peu borné qui me prétendait sur un ton énervé que jamais les Flèches d’argent n’avaient arboré le drapeau nazi. Que les photos étaient truquées… Bon, s’il veut croire au grand complot, j’aimerais qu’il m’explique comment on a ajouté ces croix gammées sur les films d’époque. C’est symptomatique d’un passé que l’on veut oublier.

Après la trilogie Berlin, c’est la deuxième fois que vous abordez le sujet de la Seconde Guerre mondiale. Est-ce que c’est une toile de fond historique qui correspond bien à la manière dont vous avez envie de raconter des histoires réalistes ? Vous vous êtes fait connaître en bande dessinée par le biais de la science-fiction mais depuis quelques années vos histoires sont ancrées dans le réel. Considérez-vous que cette période de l’histoire est adaptée à vos qualités de narrateur ?

Dans la foulée de Grand Prix, Dargaud réédite la trilogie
Berlin sous la forme d’une intégrale.

Je ne crois pas. C’est une période qui m’intéresse pas parce qu’elle me convient, mais parce qu’elle est une charnière : elle a donné forme à notre présent. On a tendance à l’oublier. Le monde d’aujourd’hui a été créé pour 80% par les deux guerres. Le présent est le sommet d’un iceberg, s’il on veut mieux comprendre, il faut plonger. Et ce que je constate, c’est que notre époque me fait énormément penser aux années 1930.

Vous avez l’impression, comme vous le dites dans la belle dédicace en début d’album, que nous sommes plutôt dans une époque de Neville Chamberlain que de Winston Churchill ?

Tout à fait. Le monde est bourré de Chamberlain, et le peu de Churchill existants sont inaudibles car politiquement incorrects. C’est effrayant.

C’est une des raisons d’être de « Grand Prix » ?

Un peu. Mais avant tout, je veux raconter une histoire captivante. J’ai la chance d’avoir un lectorat. Ce qui fait que j’ai une sorte de responsabilité à assumer.

L’encrage d’une case. Etape 1.

L’époque des courses que vous évoquez est terriblement dure. Les carrières des pilotes étaient éphémères. Chaque week-end de Grand Prix, il y avait des morts. Comment avez-vous cerné la psychologie de ces pionniers de la course pour créer des pilotes de fiction, comme Leslie Toliver, qui soient crédibles ?

Encore une fois, j’ai très bien connu la course automobile des années 1960 qui n’était pas tellement différente. À cette époque, il y avait vingt pilotes qui commençaient la saison de Formule 1 et on pouvait être sûr qu’au moins deux ne seraient plus là en fin d’année. La mort faisait partie de l’ensemble. Je ne dirais pas que ces gens s’en fichaient, mais ils étaient conscients de leur choix sportif dangereux. Les pilotes étaient prêts à accepter les conséquences de leur choix. Connaissant cela, je n’ai eu qu’à superposer cet état d’esprit sur mes personnages.

L’encrage d’une case. Etape 2.

Dans votre série, Tazio Nuvolari explique de manière intelligible pourquoi il est pilote…

Oui. Il participe à des dizaines de courses, mais finit par mourir sexagénaire dans son lit. C’est emblématique, il dit à un journaliste : « Où voulez-vous mourir ? ». Et le journaliste lui répond : « - J’espère dans mon lit » et Nuvolari lui rétorque : « - Mais comment osez vous encore vous glisser entre les draps ?! ». C’est une anecdote véridique qui reflète la philosophie de cette époque.

L’encrage d’une case. Etape 3.

Au fil des années, j’ai l’impression que votre dessin s’épure de plus en plus. Est-ce que vous êtes à la recherche d’une ligne claire ?

Je crois, mais je ne le fais pas consciemment. Je veux simplifier le dessin, la ligne elle-même, mais aussi la façon de la traiter. Pour prendre un exemple, il y a eu une époque où Hermann n’utilisait qu’un rotring de 2 ou 3 mm. Je pense que je veux arriver à quelque chose comme ça. Mais je suis attaché à ce que les bandes dessinées que je réalise aient un lien entre elles. Je ne crois pas qu’il serait opportun de créer une rupture de style soudaine. En vérité, je ne suis pas du tout un bon dessinateur. Ce n’est pas de la modestie. Je connais mes limites. Ce que je fais, je le fais bien, mais derrière il y a beaucoup de travail. Ça peut paraître fluide et simple, mais ça ne l’est pas, il y a un boulot vaste derrière ce résultat. Je reconnais que mon dessin a évolué, mais ce n’est pas conscient. Je suis en recherche de quelque chose, mais je ne peux pas forcer cette évolution, elle se fait par petites touches. J’ai besoin d’un travail concret, d’avoir un sens. Si on me payait pour faire de la recherche graphique pendant un an, je n’en serais pas capable et je m’ennuierais. J’ai besoin d’avancer en racontant. J’aime dessiner, mais j’ai besoin de raconter une histoire avant tout.

Est-ce que l’univers des courses actuelles vous intéresse ?

Plus tellement. D’abord, je trouve que toutes les voitures sont les mêmes. Si on peignait les 24 F1 2012 en blanc, on ne verrait plus la différence. Malheureusement, la même chose vaut pour les pilotes. Ils sont tous devenus des salariés de grosses entreprises qui ne peuvent plus rien dire. Le discours est stéréotypé : merci au team manager, merci aux sponsors,… Du blabla politiquement correct. Ça n’a plus aucun caractère et c’est bien dommage. Et je ne parle pas des Grand Prix exotiques dans le désert, devant trois personnes. Les racines de ces courses et la ferveur sont européennes et on s’en éloigne. D’ailleurs, remarquez qu’il n’y a jamais de plan de coupe sur les tribunes lors du GP de Bahrein ! La gestion de Bernie Ecclestone pose question.

Marvano en compagnie de Jacky Ickx à Bruxelles en juin 2012
Photo DR © Julien Leroy // FIRSTLAP.BE

Difficile d’évoquer la course automobile et la bande dessinée sans parler de Michel Vaillant. J’avais repéré dans le deuxième album que vous aviez glissé un logo Vaillante dans les stands…

Oui. J’ai découvert Michel Vaillant par le sport automobile. D’habitude, c’est l’inverse ! Je suis ravi de savoir que Vaillant sera de retour à l’automne. Je trouve que c’est une excellente idée de faire une relance à zéro comme un reboot américain.

Ça vous amuserait d’écrire un jour un scénario pour Michel Vaillant ?

Oh oui. Écrire oui. Dessiner non. Comme je vous le disais, je ne suis pas à l’aise avec les voitures contemporaines. Même si trouver une intrigue originale ne serait pas évident !

Une dernière question pour conclure, quel est l’album qui vous a donné envie de faire ce métier ?

Quand j’étais petit, devenir professionnel dans la bande dessinée était juste un rêve, ce n’était pas réaliste de gagner sa croûte en faisant ce métier. En Flandre, il y avait juste Willy Vandersteen et Marc Sleen qui y arrivaient. L’envie m’est venue en lisant les bandes d’Hermann. Mais la meilleure réponse que je pourrais donner c’est que ce n’est pas un album qui m’a donné l’envie, mais le Journal Tintin avec Hermann, Cosey, Derib, «  Les Scorpions du Désert » d’Hugo Pratt...

(par Morgan Di Salvia)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Illustrations © Marvano - Dargaud

Photo Marvano - Ickx © et avec l’aimable autorisation de Julien Leroy // FIRSTLAP.BE

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A propos de Marvano, sur ActuaBD :

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