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Matthieu Bonhomme ("Esteban") : "Je veux m’échapper de mon quotidien en dessinant. "

Par Charles-Louis Detournay Christian MISSIA DIO le 5 novembre 2013                      Lien  
Creusant son sillon depuis le début des années 2000, Matthieu Bonhomme est devenu au fil des ans un des auteurs qui comptent aujourd'hui.

Après avoir marqué les esprits avec des albums tels que L’Age de raison (Alph-Art du meilleur premier album à Angoulême en 2003) ou avec des séries telles que Le Marquis d’Anaon et Messire Guillaume, Bonhomme a vu sa carrière prendre un nouvel élan grâce au succès critique et public d’Esteban.

Matthieu Bonhomme ("Esteban") : "Je veux m'échapper de mon quotidien en dessinant. "
Messire Guillaume
Par Bonhomme & de Bonneval (c) Dupuis

Le tome 5 d’Esteban fait votre actualité. Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?

Matthieu Bonhomme : Esteban est chez Dupuis depuis trois albums mais les premiers tomes ont d’abord été publiés chez Milan. À l’origine, j’avais créé cette série pour qu’elle soit publiée dans la revue Capsule cosmique, un journal qui avait été créé par des gens très proches de moi, des amis, des auteurs, où elle fut publiée pendant deux ans, entre 2004 et 2006. Mes amis voulaient m’embarquer dans l’organisation de cette folle entreprise, mais je ne me sentais pas rédacteur. Ils m’ont donc proposé de réaliser ce que j’aimais, un court récit pour la jeunesse. Porté par cette confiance, j’ai donc entamé Esteban, une histoire que j’avais en tête depuis longtemps. Ce journal a intéressé les éditions Milan car il proposait une publication pour la jeunesse avec une image de marque très forte. Ils ont ensuite proposé d’éditer les séries en album, et parmi ceux-là, le premier Esteban, puis le deuxième. Alors que je voulais travailler sur le T3 qui devait conclure cette trilogie, Capsule Cosmique s’est arrêté, et ce n’est que bien plus tard qu’Esteban est entré dans le journal Spirou, suite au changement de rédacteur en chef qui eu lieu il y a quatre ans avec l’arrivée de Frédéric Niffle.

Comment s’est réalisée cette transition ?

À l’arrêt de Capsule Cosmique, j’ai assisté à un ballet éditorial avec des personnes que je n’avais pas vraiment connues. Milan voulait bien prolonger la série car elle se vendait, sans pourtant être vraiment défendue en librairie. J’en étais à entamer le tome 3 lorsque que Milan fut racheté Treize Étrange qui fut ensuite repris par Glénat. Je ne savais plus du tout où j’en étais. À l’époque, je faisais déjà Messire Guillaume pour le Journal de Spirou et j’avais fait mes premières armes chez eux. Puis est arrivé Niffle que je connaissais également et qui désirais que je propose de nouvelles choses. J’étais très touché, mais je ne voyais pas trop ce que je pouvais leur proposer. C’est alors que nous nous sommes rendus compte que nous pouvions poursuivre Esteban dans ce journal car je n’avais aucune obligation contractuelle pour le tome 3. Cela me convenait, car je voulais proposer une BD tout public, je n’aurais rien eu à changer si Esteban passait dans Spirou. Pour Dupuis, ce n’était pas facile de lancer un tome 3 alors que les deux précédents étaient publiés ailleurs. Mais finalement, cet éditeur a récupéré les droits des deux premiers albums car Milan, racheté entretemps par Bayard, ne voyait plus vraiment comment exploiter cette tranche du lectorat. Aujourd’hui, je publie le cinquième tome d’une collection réunifiée.

"Les premières pages d’Esteban étaient muettes, jusqu’à ce que je fasse sauter ce blocage du dialogue..."
(c) Dupuis

D’où vous est venue l’idée d’Esteban ?

J’ai toujours été passionné par la mer, j’ai d’ailleurs un peu navigué par le passé. Je voulais donc évoquer cet espace d’aventure ainsi que les sensations que j’avais moi-même ressenties. Puis, étant jeune, j’avais été passionné par la lecture de Moby Dick, mais également par les romans de Francisco Coloane qui racontent des aventures maritimes et terrestres en Terre de Feu. J’ai donc toujours été tenté d’écrire le récit d’un jeune homme qui s’embarque sur un baleiner, comme dans le roman de Melville.

Par ailleurs, pour les marins, le Cap Horn est un lieu mythique synonyme d’extrême et j’ai donc décidé de situer mon histoire dans l’extrême-sud de l’Amérique latine : la Terre de Feu et la Patagonie. Étant petit, je rêvais de vivre des aventures de marin dans cette partie du monde car j’adore ses décors. Et je voulais également que les éléments naturels prennent une dimension importante dans le récit, le héros serait donc indien, présent en Terre de feu, mais aussi proche de la nature. J’avais donc le récit, mais le fait de le placer dans une revue jeunesse m’a libéré, car j’ai imaginé alors mon personnage plus jeune que je ne voulais le réaliser en réalité. Puis j’ai créé le personnage d’Esteban, le résultat d’un rêve d’enfant. J’ai aussi donné à la série un aspect pédagogique que l’on ressent fortement dans les pages du premier tome.

La personnalité d’Esteban est assez particulière. Est-ce parce qu’il a perdu tôt ses parents qu’il demeure si ouvert aux autres, presque candide ?

J’avais remarqué cela chez certains enfants qui avaient grandi trop vite à cause de traumatismes. Esteban est donc en partie adulte, car il a dû affronter la vie en laissant tout ce qu’il connaissait, tout en gardant encore en lui une part d’enfant qu’il ne peut se résoudre à quitter. C’est donc un âge de transition où les caractères s’affirment. Dans le même temps, Esteban vit une sorte de rêve éveillé, et il ne peut donc que partager cette vision positive qui ne le quitte pas.

Esteban T5 - Le Sang et la Glace - Par Matthieu Bonhomme
(c) éditions Dupuis

C’était aussi votre première expérience du scénario ! Cela vous a-t-il grisé ?

Oui, je me suis vraiment pris au jeu en suivant les aventures d’Esteban, mais aussi ce capitaine borgne. Je ressentais un réel plaisir de voir évoluer mes propres personnages fictifs. Esteban ne devait vivre qu’un temps dans le journal, mais il a eu son album. Et je me suis tellement amusé à ses côtés, que ce one-shot est devenu une série dont le premier cycle se termine avec ce cinquième titre qui est paru il y a quelques semaines. Le second cycle entraînera nos héros vers la Mer Rouge, mais il y aura tout un périple avant d’y arriver, sans doute un passage par le Mozambique dont les paysages me fascinent !

On ressent une évolution des thématiques qui deviennent plus âpres au fur et à mesure avec la prison, les privations, les conflits, etc. !

Oui, en passant de Capsule Cosmique à Spirou, j’ai monté progressivement la tranche d’âge. Parce que je me suis senti de mieux en mieux dans mon histoire. Mon écriture s’est faite plus spontanée, avec l’évolution que vous notez. Je voulais aussi que des adultes puissent se retrouver dans Esteban. Puis les canons de la presse jeunesse sont souvent très contraignants : les héros sont une fille et un garçon deux ans plus âgés que les lecteurs, ils ne fument pas, ne meurent pas. Ces codes, je ne les aime pas, ils ne me conviennent pas. En arrivant chez Dupuis, j’ai bénéficié de plus de liberté, avec l’appui de Frédéric Niffle. Je dépasse donc quelques limites, et me permet des histoires personnelles plus dures, ce qui est un ressort narratif et dramatique très intéressant. Enfin, je pense que même les jeunes lecteurs ont besoin qu’on s’adresse à eux avec un ton adulte, et pas gnangnan. Heureusement, Dupuis n’utilise pas cette bride. Il suffit de lire Seuls pour s’en convaincre.

Les Voyages d’Esteban T4 : Prisonniers du bout du monde
(c) Dupuis

Avec tous ces projets, que devient Le Marquis d’Anaon, la série que vous meniez avec Fabien Vehlmann chez Dargaud ? La fin du tome cinq nous laissait espérer une suite immédiate à l’histoire que vous aviez situé en Égypte.

C’est vrai que nous avions commencé à travailler sur le tome six. On s’était vus deux-trois fois avec Fabien, j’avais commencé à faire des croquis préparatoires et puis en fait, nous avions réalisé que nous étions tous les deux surchargés. Fabien lançait à cette époque les nouveaux albums de Spirou & Fantasio et il y avait énormément d’enjeux sur cette reprise. Il y avait aussi Seuls, la série qu’il fait chez Dupuis avec Bruno Gazzotti qui l’accapare beaucoup aussi. De mon côté, je voulais diminuer le nombre de séries à mener de front.

Le Marquis d’Anaon Par Bonhomme & Vehlmann. La série est en sommeil depuis 2008.
Ed. Dargaud

Il faut dire que pendant cinq ans, j’ai eu à réaliser chaque année un Marquis d’Anaon, un Messire Guilaume et un Esteban. D’un côté, c’était rassurant de ne pas manquer de boulot, mais je me suis rendu compte que j’avais également besoin de reprendre mon souffle de temps en temps afin de retrouver de l’inspiration. En plus, je devais souvent refuser des projets qui me plaisaient car je savais pertinemment que je n’aurais pas le temps de les mener à bien, ce qui occasionnait de la frustration. Enfin, physiquement c’est assez éprouvant de maintenir ce rythme de production.

J’ai donc du faire des choix. Étant donné que nous avions bouclé un cycle avec Messire Guillaume, j’ai dit à mon scénariste Gwen de Bonneval que je ne souhaitais pas continuer la série pour le moment. Cela m’a permis de dégager du temps pour Esteban car c’est mon bébé et j’en avais besoin pour écrire de bons scénarios. C’est un peu ce qui s’est passé avec le Marquis d’Anaon, ce qui fait que ce projet est aujourd’hui en stand by. J’ai beaucoup d’affection pour ce personnage. La série n’est pas terminée et nous l’avons, Fabien et moi, toujours dans un coin de notre tête. Elle reviendra.

Comment définiriez-vous votre univers créatif ?

J’apporte une grande importance aux grands espaces. Je suis un Parisien et comme mes semblables, je suis limité par mes quatre murs. Faire de la BD me donne l’occasion de m’évader de mon quotidien. Lorsque je réalise une case de BD, c’est comme si je creusais un trou et que je regardais dedans et je vois ce que j’ai envie d’y voir et mon truc, c’est l’aventure, les grands espaces, des chevaux au galop, etc.

Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Mathieu Bonhomme
Photo : Christian Missia Dio

Elles sont multiples. Je suis venu à la BD en lisant les albums des autres. Lorsque j’étais petit, j’étais un gros lecteur de BD franco-belges. Les classiques : Franquin, Tillieux, Morris, Peyo. Cela a façonné ma manière de construire mes histoires. J’ai aussi eu d’autres influences, des auteurs que j’ai eu l’occasion de croiser tels que Derib et Cosey, qui laissent beaucoup de place à l’espace et à un univers onirique, ce qui faisait que je me suis beaucoup retrouvé dans leurs albums. Je pourrais aussi citer Hugo Pratt et Jean Giraud. Enfin, il y a Christian Rossi qui m’a beaucoup influencé mais aussi prodigué beaucoup de conseils. Voilà pour mes influences. Après, il faut aussi savoir s’en dégager pour mieux se renouveler au niveau graphique.

Par ailleurs, je suis aussi devenu mon propre scénariste. Je puise mon inspiration tout autour de moi. Cela peut venir d’une expo, d’un roman, une série, etc. Contemplatif de nature, j’aime les reportages animaliers et je suis très observateur lors de mes voyages. Je ne suis donc pas le dessinateur qui aime à raconter son quotidien, au contraire, je veux m’en échapper en dessinant. Ma case est une fenêtre, derrière c’est le voyage, et je veux y retrouver des lumières et des espaces. Enfin, je vais aussi chercher en moi les émotions qui sont bonnes à développer pour les histoires que je suis en train de créer.

Le Marquis d’Anaon Par Bonhomme & Vehlmann. La série est en sommeil depuis 2008p
(c) Dargaud

Vous avez beau apprécier le travail en solo, la collaboration continue pourtant de vous attirer ?

Oui, je ne peux être en permanence en écriture, j’ai besoin de moments de pause, et j’apprécie beaucoup la richesse de la collaboration, qui vous permet de repousser vos limites graphiques et d’apprendre de nouveaux codes. Esteban demeure ma priorité, mais j’ai besoin de temps pour laisser mûrir l’histoire. J’ai donc envie de continuer à alterner projet perso et collaboration.

L’année dernière, vous aviez aussi publié Texas Cowboy, un western avec Lewis Trondheim. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Même si nos univers graphiques sont assez éloignés, Lewis et moi, nous nous retrouvons sur la façon d’envisager la bande dessinée, même si on la met en application différemment. On s’est croisés pendant des années, nous avons appris à nous apprécier mutuellement, jusqu’à ce qu’il me propose de réaliser un livre ensemble. J’étais très flatté, mais le nombre de séries que j’avais déjà sur les épaules a repoussé cette concrétisation, mais lorsque je me suis mis au travail, j’ai remarqué, dans une précédente collaboration avec Trondheim, combien le scénario d’Omni-Visibilis fonctionnait parfaitement et à quel point je me sentais bien dans ce rythme rapide et cet humour particulier. Pour ma part, il m’a fallu que je me prépare à adapter mon style pour me lancer dans un album de 150 pages, en simplifiant les formes, en réduisant mon format, en mettant de la couleur sans vraiment en mettre, mais c’était tellement enthousiasmant qu’à la moitié de l’album, je m’étais déjà dit que je voulais remettre le couvert !

Omni-Visibilis de Trondheim et Bonhomme
(C) Dupuis

Comment est venue cette idée de western pour Texas Cowboy ?

Je la lui ai proposée ! En tant que dessinateur réaliste ou semi-réaliste, le western reste un domaine privilégié. J’avais appris le métier en recopiant le dessin de Giraud, j’ai été baigné dans Comanche de Hermann & Greg, dans Buddy Longway de Derib, et j’ai été épaulé par Rossi. Mais dans le même temps, j’ai toujours cultivé l’angoisse à mes débuts dans le métier qu’on me prenne pour un sous-Giraud ou un sous-Rossi... J’ai donc laissé passer du temps avant de penser réellement affronter ce genre mythique. J’avais même déjà tracé les grandes lignes de plusieurs scénarios, mais j’avais l’impression de rester emprisonné par les poncifs. Or, j’étais convaincu que Lewis sortirait des sentiers battus, et je n’ai pas été déçu !

Rien que la prépublication dans Spirou était étonnante !

Nous avons eu l’idée avec Frédéric Niffle de le publier sous la forme d’un supplément exclusif, à la manière des journaux de l’époque, pour les abonnés. Cette histoire comportait neuf chapitres. La réalisation du graphisme des couvertures, parodiant celle de l’époque a été un grand plaisir pour moi. À la fin, nous avons réuni les neuf épisodes pour en faire un album de BD. Lewis Trondheim a proposé un scénario un peu décousu de prime abord car il s’est amusé à brosser l’histoire par petites touches. Lewis a multiplié les clins d’œil complices avec le genre, tout en le renouvelant avec un peu d’irrévérence ! J’ai trouvé ce jeu scénaristique vraiment bon, au point que nous sommes en train de travailler sur une suite.

La parution est prévue pour quand ?

Pour 2014 : ce sera une suite directe du tome un. Nous allons reconduire la même formule de chapitres publiés sous forme de fascicules en supplément de Spirou. Nous avons prévu douze chapitre cette fois-ci et au niveau de la numérotation, nous débuterons par le chapitre 10.

Texas Cow-boy de Trondheim & Bonhomme
Ed. Dupuis

Avez-vous donc d’autres projets ?

Plein ! J’ai beaucoup d’idées en tête et des collaborations que j’aimerais faire avec d’autres auteurs. Mais il y a les envies d’un côté et les projets réalisables de l’autre.

(par Charles-Louis Detournay)

(par Christian MISSIA DIO)

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Mathieu Bonhomme sur ActuaBD, c’est également :
- Un long article introductif de son œuvre et de ses débuts : Sacré Bonhomme !
- Les chroniques des tomes d’Esteban : tomes 1, 2, 3, 4 et 5, mais également son passage chez Dupuis après l’arrêt de Capsule Cosmique malgré une présentation remarquée au festival d’Angoulême 2006
- Les chroniques du Marquis d’Anaon : tomes 3, 4 et 5
- Messire Guillaume et l’interview accordée par Bonhomme & de Bonneval : "Le bestiaire fantastique de ’Messire Guillaume’ est fidèle aux croyances du Moyen-âge"
- Texas Comboy dans "Trondheim, on aime !", ainsi que Omni-visibilis

 
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