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Max de Radiguès ("Orignal") : "Les ados ne sont pas juste des gens avec des boutons, mal habillés et qui n’ont rien dans le cerveau."

Par Thierry Lemaire le 11 juillet 2013                      Lien  
Max de Radiguès a le goût pour raconter des histoires d'adolescents. Avec Orignal, il plonge Joe, son personnage principal, dans les neiges de la Nouvelle-Angleterre et dans les affres du harcèlement.

Le thème de l’adolescence est assez constant dans vos livres. C’est quelque chose qui vous parle ?

Je me suis un peu engouffré là dedans. J’ai commencé avec L’âge dur, un peu en réaction à ce qui se faisait en bande dessinée sur l’adolescence. C’était l’époque où était sorti le premier La vie secrète des jeunes, particulièrement agressif envers les ados. Je ne m’y reconnais pas du tout. Les ados, ce ne sont pas juste des gens avec des boutons, mal habillés et qui n’ont rien dans le cerveau. C’est un peu cette constante en bande dessinée. Du coup, j’ai fait L’âge dur, pour montrer ce qu’était l’adolescence pour moi. Un moment où il y a plein de tendresse, d’envies, assez excitant, où tout a de l’importance.

Max de Radiguès ("Orignal") : "Les ados ne sont pas juste des gens avec des boutons, mal habillés et qui n'ont rien dans le cerveau."Et puis j’ai toujours voulu faire de la bd jeunesse, parce que j’ai commencé à lire de la bd étant jeune. Et je trouvais qu’il n’y avait pas beaucoup de bd qui parlaient aux 10-13 ans. J’avais envie de faire un truc pour eux. Et comme il y avait plein de sujets que je n’avais pas pu aborder dans ce premier album, je me suis embarqué dans un autre bouquin sur l’adolescence [Frangins], puis encore un autre [520 km].

Avec Orignal, vous abordez le thème du harcèlement à l’école. Ce qui est drôle, c’est que dans le livre, il est bien précisé que ça n’a aucun rapport avec votre propre jeunesse. Qui a eu l’idée de rajouter ça ?

Il fallait faire une petite bio à la fin. Quelque chose d’un peu léger par rapport au contenu du bouquin. Au début j’avais fait une bio classique, et ce n’était pas très intéressant. Du coup, le texte est devenu ça.

Et le sujet du harcèlement scolaire, c’est venu comment ?

J’ai prépublié l’histoire en fanzine, que j’envoyais par la Poste. Et le premier numéro, je l’ai fait quand j’étais en résidence à Montréal. J’allais à un Festival qui s’appelle le TCAF [Toronto Comics Arts Festival], à Toronto. J’ai plein de copains là bas, et je me suis dit que je n’allais pas y aller les mains vides. Du coup, j’ai décidé de faire un fanzine. Et le premier numéro, c’était juste Joe qui court dans les bois, trébuche dans la neige. Il a l’air d’avoir peur, il vomit ses tripes, et voilà. Huit pages, et juste un gamin qui court. Et j’avais appelé ça Moose, Orignal en anglais. Je l’ai distribué. Puis j’en ai fait un deuxième, qui était une autre scène. Et après, je me suis demandé comment articuler, connecter tout ça. L’idée de la fin est venue assez rapidement. Puis j’ai réfléchi au cheminement jusqu’à la fin.

Et puis j’avais aussi l’envie de faire un méchant. Jusque là, j’avais fait des bouquins sur le côté tendresse, fleur bleue. Et je n’avais jamais réussi à faire des méchants. Quand j’ai commencé Frangins, où il y a une histoire de conflit, je m’étais dit qu’un des deux serait méchant. Et en fait, il n’est pas du tout méchant, c’est juste un ado. Il est plutôt attendrissant. Pour Orignal, je voulais un vrai méchant. Comme j’avais cette idée de fin qui est un peu cruelle et amorale, il fallait que je le rende suffisamment méchant pour que le lecteur accepte la fin et soit du côté de Joe et pas du tortionnaire.

Le tome 14 de la version fanzine

Le harcèlement était le sujet adéquate. Et la première scène du fanzine arrive à la fin du livre. Donc il y a eu un gros remaniement.

Il y a 14 fanzines. Et dans le numéro 13, il y avait une page blanche avec marqué « ici, allez relire votre premier fanzine » (rires). J’ai commencé dans l’urgence, avec l’envie de dessiner la forêt, la neige. Les trois ou quatre premiers numéros, je n’avais aucune idée de ce que je faisais. Après, je me suis dit que c’était bien beau mais qu’il fallait reconnecter les scènes dans l’histoire. Je me suis rendu compte de quel sujet j’étais en train de parler, ça s’est clarifié. J’ai réorienté le récit.

Tout ce qui est paru en fanzine est dans l’album ?

Oui. J’ai juste redessiné le premier parce qu’il était assez vieux. Je ne maitrisais pas encore très bien le personnage. Et j’ai rajouté des pages. Les fanzines faisaient huit pages, et je voulais que ça fonctionne en exemplaire seul, si les gens n’en achetaient qu’un. Quand j’ai compilé ça en bouquin, il fallait lier un peu les scènes. Surtout, la fin arrive 30 pages plus tôt dans la version fanzine. Quand j’ai proposé le bouquin à Lewis Trondheim, on a pas mal parlé de la fin. Il me demandait si j’étais sûr que ça se termine comme ça. Je lui ai expliqué mes envies, et il m’a dit de mettre tout ça sur papier. Et donc, j’ai ajouté 30 pages qui affirment plus les choses.

Et pourquoi l’avoir proposé chez Delcourt et pas chez L’Employé du Moi, votre éditeur habituel ?

Déjà, pour une question financière. Ça fait quatre ans que je ne fais que de la bande dessinée. Je fais un peu d’illustration et des ateliers, mais je n’ai plus à côté le boulot de libraire que j’avais avant. Au début, je voulais le faire à L’Employé du Moi, mais ce n’était pas possible financièrement. Et je me suis tout de suite dit que Shampooing était la collection qui convenait et pourrait mettre le bouquin en avant. Et je connais bien Jimmy Beaulieu, dessinateur invité sur le premier fanzine, qui en a parlé à Lewis, et on s’est rencontrés à Saint-Malo. Ça s’est fait assez naturellement.

Vous parlez de dessinateur invité. On ne retrouve pas leur contribution sur l’album.

Non, mais il y a la liste des auteurs qui ont participé au fanzine.

On verra ces dessins réalisés pour le fanzine ?

Ils sont sur Internet. C’est aussi une petite récompense pour ceux qui achètent le fanzine.

L’infirmière comprend tout mais ne dit rien

Pour en revenir à l’histoire, on sent rapidement qu’il y a un jeu de dupes avec les enseignants et l’infirmière. Tout le monde se rend bien compte que Joe est persécuté par des camarades, mais personne ne dit rien.

Je voulais qu’il soit à la fois entouré de plein de gens et complètement seul. Ce personnage subit tout ce qui se passe et n’est pas capable d’agir. Même si la fin est assez intense et assez dure, ce n’est pas lui qui prend les décisions. Pour que ça soit crédible que ce gamin soit dans un tel état de frustration et de misère, il fallait qu’il soit super renfermé. Et je pense que c’est souvent comme ça. Les adultes sentent qu’il y a quelque chose, mais personne n’a jamais regardé le problème pour se rendre compte de sa gravité.

Quant à sa famille, elle est complètement à côté de la plaque.

Je voulais que ça puisse donner une piste de réponse. Que la cause de sa situation soit complètement externe à lui. Je ne voulais pas que ce soit le petit gros ou le roux qui se fait harceler. Et je voulais aussi que les scènes dans les bois soient celles où il est le mieux. Bien qu’il y soit le plus seul, il y est le plus en sécurité. J’avais envie de ce raccourci entre chez lui et l’école, une sorte de zone tampon où il est bien, « protégé ».

Ce qui est toujours surprenant, c’est que le tortionnaire, Jason, n’est pas quelqu’un de fort physiquement.

Oui, je ne voulais pas que ce soit le grand costaud contre le petit gros. C’est un rapport de domination et pas un rapport de force. D’ailleurs, le copain de Jason est à la limite entre les deux. Il participe, mais il n’est pas loin non plus d’être le gars rejeté. Ça tient à pas grand chose.

On ne sait pas beaucoup de chose sur les motivations de Jason, si ce n’est qu’il vit avec ses grands-parents.

Ça me semblait difficile de dire « voilà, c’est pour ça que ça se passe comme ça ». Je voulais juste donner des pistes. Pas faire un laïus, ou démontrer que si on a tel background, etc. En même temps, je ne pouvais pas ne rien dire non plus. J’ai donc placé quelques éléments de réponse. Ce n’est pas très important de savoir pourquoi Joe ne réagit pas. Ce qui est important, c’est de savoir comment la relation entre les deux ados s’articule, et comment il va survivre à tout ça.

Jason et Joe

Et vous avez réfléchi à l’élément déclencheur pour Jason ?

Pour moi, ce sont deux personnes qui ont été dans la même classe. A mon avis, ils ont été plus ou moins copains à une période. J’imaginais des frustrations familiales du côté de Jason, mais sans rentrer dans les détails. Parce que je ne voulais pas le mettre dans le bouquin, et je craignais d’avoir envie de le mettre si je creusais la question. Je me suis concentré sur les rapports entre les deux. Et je ne sais pas non plus ce qui se passe après pour Joe. Il peut se passer plein de choses.

Vos livres sont d’ailleurs basés plutôt sur des ambiances que sur des discours, de longs dialogues.

En plus, pour ce fanzine, je recherchais plutôt le plaisir de dessin. C’est pour ça qu’il y a le côté nature, Nouvelle-Angleterre, scènes de neige. Mais c’est sûr que j’aime bien dire des trucs avec peu de choses. Déjà, j’ai un dessin qui tend vers la simplicité. A la base, c’est parce que je n’ai pas un grand niveau de dessin. J’apprends un peu à dessiner au fur et à mesure. Du coup, j’aime bien qu’on comprenne beaucoup de choses sur ce qui se passe sans que j’en montre beaucoup. J’avais remarqué ça quand j’ai fait L’âge dur. Je crois qu’il y a seulement trois cases avec du décor. Et deux personnes m’ont dit « c’est génial, ça ressemble trop à mon lycée ! » (rires) « Mais comment ça peut ressembler à ton lycée ? Il n’y a pas de décor ! » Donc, j’aime bien faire participer le lecteur. Je donne très peu de clés, et plus j’avance, plus je me rends compte que je peux faire confiance au lecteur.

Sans dévoiler la fin de l’histoire, il y a une autre problématique qui apparaît, c’est la victime qui peut devenir à son tour bourreau.

Je savais que ça ne pouvait pas bien se terminer. Ils ne pouvaient pas devenir copains à la fin. Et je ne pouvais pas terminer non plus sur « et voilà, sa vie c’est comme ça… ». Donc, j’avais besoin d’un basculement assez fort. Mais sans que Joe soit vraiment le moteur. Il accepte ce qui se passe.

Il se pose quand même des questions par rapport à son nouveau statut de dominant.

Le fait qu’il accepte ça, c’est aussi parce que Jason ne se repentit jamais. Il croit toujours être dans sa position de domination. Même dans une situation désespéré, il joue encore la carte de la menace.

Et visiblement, ce n’est pas la bonne option. Même si, la fin est suffisamment ouverte pour tout imaginer. La présence de l’orignal, on peut la comprendre aussi de manière différente. On peut y voir un animal réel qui aide Joe ou le symbole de la force intérieur du garçon.

Personne ne voit l’orignal en même temps que Joe. Pour moi, c’est un peu le totem. D’ailleurs, il apparaît dans la main de Joe avec son sang. Mais je voulais qu’il y ait un doute.

En ce qui concerne le dessin, pourquoi avoir choisi de garder le noir et blanc ? Ça paraît évident pour le fanzine, mais pour cette édition là ?

J’avoue que je ne me suis même pas posé la question. Je l’ai dessiné en noir et blanc et je me voyais mal le mettre en couleurs. Le noir et blanc colle assez bien au récit. Il y a beaucoup de scènes de nuit, de paysages enneigés.

La 4ème de couverture est mise en couleur et ça fonctionne bien.

Je me suis mis à la couleur parce que c’est un peu une obligation avec de plus gros éditeurs. Je ne suis pas spécialement coloriste, même si j’aime bien. Pour Frangins, j’ai commencé en me disant que c’était en couleurs. Ici, je suis parti sur du noir et blanc.

Pendant ce temps à White River Junction, en couleurs

Alors, l’histoire se passe dans le monde réel, avec des humains normaux, sauf… sauf qu’ils n’ont que quatre doigts !

Je n’ai pas d’explication à ça. Depuis toujours, j’ai fait comme ça. Avant, je trichais dans les gros plans, je mettais cinq doigts. Et maintenant, j’ai même arrêté de tricher. Je crois que j’ai trop regardé les Simpsons ou les Disney. Mais en fait, les mains, c’est super dur à dessiner. Du coup, on en revient toujours à ça. Comme je ne suis pas super à l’aise en dessin, d’enlever un doigt, ça facilite vachement les choses.

Vous n’avez pas pu en enlever deux ? (rires)

Non, ça aurait fait trop Tortues Ninjas (rires). En fait, tout ce que je fais aujourd’hui, ça découle du fait que je ne suis pas franchement à l’aise. Je trouve des solutions. Avant, c’était des grosses béquilles. Maintenant, c’est en train de devenir des trucs qui font que ça fonctionne. Mes lacunes m’ont apporté mon style. Je suis en atelier à Bruxelles avec Pierre Maurel, Sacha Goerg, Sylvain Savoia et quand je les regarde dessiner, ça coule. Ils ont une aisance que je n’ai pas du tout. Je suis besogneux, j’appuie fort. Je suis plus rural dans mon dessin. Je laboure.

Au niveau du rythme, il y a une alternance entre des scènes dialoguées et des grandes scènes muettes. Ça fonctionne bien.

Ça vient du format fanzine. Chaque numéro de 8 ou 12 pages devait avoir son rythme. Il y avait des numéros sans dialogues, d’autres plus bavards. Ça donne une efficacité de rythme au bouquin, mais ça vient de ces scènes qui fonctionnaient seules. Le peu de dialogues vient aussi du fait que j’ai écrit le fanzine en anglais. Je suis très à l’aise en anglais, j’ai habité en Irlande, aux États-Unis. Mais ce n’est quand même pas ma langue maternelle. Du coup, plutôt que de commencer à écrire des trucs foireux, j’ai préféré être simple. Éviter de m’embarquer dans des grandes scènes de dialogues pour que ça ne sonne pas complètement faux.

Et vous avez eu des retours de lecteurs américains ?

Oui, tout à fait, et pas mal de presse dans le milieu. C’était chouette. J’ai d’ailleurs gardé les droits anglais. Donc, je vais peut-être le faire chez Fantagraphics. Je suis en discussion avec eux. Et si ça ne se fait pas chez eux, je le ferai chez Charles Forsman, un copain qui a une distribution de fanzines [Oily comics] et qui a envie de monter une vraie structure d’édition. A la base, je l’ai fait en anglais parce que j’avais plein de copains et de relations là bas, et ça me frustrait que personne ne puisse lire. Pour Pendant ce temps à White River Junction, il devait y avoir une sorte de coédition entre l’école et Drawn & Quarterly et puis ça ne s’est pas fait à la dernière minute. J’étais vraiment frustré.

Et vous n’avez pas eu envie de le faire en numérique ?

Les deux premiers bouquins que j’ai fait chez L’Employé du Moi, je les ai prépubliés sur Internet, sur le site. C’était chouette sur le moment, mais le problème d’Internet, c’est qu’il y a des forums, des commentaires. Avec des réactions à blanc pas très intéressantes mais qui vous décontenance vachement. Qu’elles soient bonnes ou mauvaises d’ailleurs. Pour le premier bouquin, je n’ai pas fait le livre que je voulais faire parce que je me suis pris à jouer avec le lecteur, avec les réactions du forum. Le bouquin est bien, mais ce n’est pas du tout ce que je voulais faire. Pour le deuxième, j’ai dessiné les pages avant de les poster, mais je trouvais ça bizarre d’avoir des réactions de gens que je ne connaissais pas. Le fanzinat papier amène des réactions, mais plus avec des gens qu’on rencontre, avec qui on discute. Ou des gens qui envoie des courriers. Il y a moins le côté immédiat et plus le côté intime. C’est plus intéressant.

Et en ce qui concerne le côté commercial, je n’avais pas envie de mettre le fanzine en vente en numérique. J’ai l’impression que ça touche encore peu de gens. Et puis j’aime bien faire des bouquins papier. Je ne suis pas du tout contre le numérique. Je pense qu’à L’Employé du Moi, on va commencer à numériser le catalogue, mais pas pour arrêter le papier. Ce qui est chouette avec le numérique en tant que petit éditeur, c’est qu’on peut faire des droits à 50/50. Le numérique, ça nous coûte rien à faire. Ça peut permettre de payer un peu plus les auteurs. Mais pour nous, ce n’est pas une finalité.

Donc, si je comprends bien, vous n’avez absolument pas coupé les ponts avec L’Employé du Moi.

Ah non, pas du tout. Je suis toujours éditeur là bas. Et le prochain bouquin qui sort à la rentrée, The end of the fucking world de Charles Forsman justement. Ça va être vraiment chouette. L’histoire d’une fugue de deux ados qui devient une cavale.

Et vos projets ?

Je n’ai rien encore de signé, mais le plus avancé est un projet en tant que scénariste. Je fais un récit pour Frantz Duchazeau sur le photographe de faits divers Weegee. Et puis je pense que je vais faire une suite à 520 km. Ce sera le point de vue de la copine qui largue son copain au début du premier album. Que fait-elle pendant cet été ? Ça me permet de faire une histoire de filles, chose que je n’ai jamais faite. Avec des ados, de nouveau.

(par Thierry Lemaire)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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