"Mais où donc est Landerneau ?" me demandai-je. Certes, j’avais entendu le nom depuis bien longtemps. Il y avait l’expression "le Landerneau" pour désigner un bled perdu dans le trou de c... du monde. C’est d’ailleurs le sens que je lui donnais lorsque Delporte, chassé de Spirou, tenta de transplanter l’esprit du Trombone illustré, précisément sous le titre "Pendant ce temps-là à Landerneau...", dans les pages d’ (À Suivre) [1] , réussissant à faire illustrer son éditorial par Moebius, Franquin, Mézières, Wasterlain, Toppi, Fred ou Cabanes, sous des titres loufoques du genre "Et pan ! Dans ce taon allant d’Erno" ou encore "Pendant ze temps in das grosse Landerneau", du pur Delporte !
Je savais aussi que la ville bretonne était le fief d’Édouard Leclerc, figure historique de la grande distribution et fondateur du mouvement Leclerc. Alors, quand son fils Michel-Édouard m’invita à visiter l’exposition " 1975-1997 - La bande dessinée fait sa révolution... Métal Hurlant / (A Suivre)", je pris la carte et je repérai Landerneau sur la pointe de la Bretagne, presqu’au bout, à hauteur de Brest. Pédago, Michel-Édouard nous expliqua que l’expression "faire du bruit dans le Landerneau" venait des furieux coups de canon tirés par la prison de Brest lorsqu’un prisonnier s’en évadait, histoire de prévenir les alentours. Aujourd’hui, c’est Landerneau qui fait du bruit qui s’entend jusqu’à Brest...
Un accrochage exceptionnel
Je compris mieux aussi le sens de "complètement à l’ouest", car il faut l’être un peu pour installer si loin "de tout" (entendez par là : de Paris ou de Bruxelles) un centre de médiation, le Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la culture, dans un magnifique espace de 1200 m² dans un ancien couvent de Capucins, dédié pour un temps au 9e Art.
J’en étais à cet état de réflexion lorsque notre groupe de visiteurs très VIP (nous accompagnaient Enki Bilal, Jean-Pierre Dionnet, Philippe Druillet, Jose Muǹoz, Tanino Liberatore, Loustal, Nicolas de Crecy, Jean-Claude Denis, Benoît Peeters, entre autres...) arriva sur les lieux. Le rapprochement entre Métal Hurlant et (À Suivre) me paraissait légitime, mais tant qu’à parler de "révolution" pourquoi écarter Charlie Mensuel qui, dès 1969, publiait Crepax et Moebius, plus tard Buzzelli, Copi, Pichard, Quino, Trudeau, Breccia, Bertrand, Lefred-Thouron, Muńoz et Sampayo, parmi bien d’autres, ou encore L’Écho des Savanes de la sainte trinité Brétécher-Gotlib-Mandryka ? La vision de l’exposition dissipa ces doutes.
C’était même un choc : aux cimaises, 350 œuvres majeures, les originaux des plus grands auteurs de la séquence 1975-1997, que le commissaire de l’exposition, le galeriste Jean-Baptiste Barbier, fait précéder de planches d’"avant", ces classiques encore actifs qui garderont le haut du pavé longtemps encore : Franquin, Charlier (avec Gir, sur Blueberry), Hubinon, Peyo, Forest, Mézières & Christin, qu’il complète avec des auteurs d’ "après" : David B, Killoffer, Blutch, Winshluss, Sfar... parmi d’autres qui furent impactés par ce groupe de précurseurs.
On essaie de n’oublier personne : Montellier le poing levé, la mystérieuse Kelek entourée de travaux contemporains de Nicollet, l’énigmatique Eberoni, ni Lob & Rochette dont le Transperceneige montre que l’influence d’(À Suivre) porte loin, Rosinski, Boucq, Loustal, Manara, Ferrandez, Baru... On y ajoute Will Eisner dont le roman graphique précurseur, Un Contrat avec Dieu, avait été publié par Les Humanoïdes Associés. On y va au chausse-pied pour y inclure Liberatore, qui vient de Frigidaire et de L’Écho des Savanes, ou André Juillard devenu célèbre grâce à Glénat...
Trait d’union
Étienne Robial est le trait d’union entre ces deux journaux. Le fondateur des éditions Futuroplis, premier diffuseur de L’Écho des Savanes, a réalisé aussi bien la maquette de Métal Hurlant que celle d’(A Suivre), conférant à chacun une identité graphique forte. "C’est un grand fan des graphistes futuristes et du Bauhaus" dit Dionnet dans le catalogue de l’exposition publié par le Fonds Michel & Hélène Leclerc. De fait, ce sont ces références-là qui sont en commun chez tous.
Est-ce lui le révolutionnaire derrière tout cela ? "Je suis un Trotscard de toute façon, nous dit Robial. Cette occasion de réunir les deux entités, je trouve cela bien parce qu’elles ne se sont jamais vraiment tapé sur la gueule. C’est un bel hommage que de leur rendre ce rôle de duettistes. Je retrouve l’esprit de l’époque. Tout cela vit en bonne intelligence, le pognon ne coule pas à flot, on a des choses à faire valoir, à partager. C’est le rendez-vous des canailles qui a pignon sur rue. Dans la librairie Futuroplis, rue du théâtre, se forment des comités de rédaction, où passent les idées en l’air, les fausses bonnes idées, c’est là que se créent les choses, les contestations. À Futuro, il y avait un panneau marqué "Not Made in Belgium", ce qui ne nous empêchait pas de diffuser les éditeurs belges, que certains, et les meilleurs ! Il fallait que l’on montre ce qui se passait à Paris parce que les Belges nous mettaient la nique bien profond. Il avait cet éternel débat sur ce qui était mature, adulte, du cul ou pas du cul,... Pour nous, la bande dessinée belge n’était pas enfantine, mais infantile. Je côtoyais aussi des collectionneurs qui avaient des problèmes avec leur propre infantilité. J’ai aussi participé aux premiers Écho des Savanes que l’on brochait avec une agrafeuse à pied, un par un, et qu’on allait vendre hors TVA dans les kiosques de Saint-Michel."
La révolution portée par ces deux revues n’est pas que graphique : "Au même moment, le Rock est en train de tout révolutionner avec le Punk, explique Philippe Manœuvre. On a une soif de bande dessinée et d’images, d’une culture des étoiles que l’on découvrait dans les publications de Presse Pocket ! Il faut voir la situation : j’étais un gamin de 14 ans, j’ai vu arriver les comics Marvel pendant un mois aux éditions Lug puis ça avait été interdit. Silver Surfer, c’était dans tous les pays du monde, sauf chez nous ! C’était trop bien dessiné, trop violent, trop bizarre ! Je fais partie de cette génération à qui on avait coupé les ailes. Et quand ces types, au numéro deux de Métal, proposent de me rencontrer et qu’au numéro trois, ils me demandent de travailler pour eux, je n’en revenais pas de ma bonne fortune ! Druillet travaillait chez Rock ’n Folk. Il écoutait T Rex, puis il mettait les Stones. Moebius écoutait Janis Joplin. Je n’étais pas dépaysé ! J’avais deux statuts : d’un côté Moebius et Druillet, des auteurs arrivés, pour qui j’étais un mec sympa qui bossait pour eux ; et pour les jeunes : Margerin, Chaland, Serge Clerc..., j’étais le chef. Mais c’est Jean-Pierre Dionnet qui repérait les talents. Il avait un don incroyable pour faire sortir le papillon de la chrysalide, comme Margerin qui faisait une BD avec des sortes de Bidochon qu’il dessinait avec des croisillons insupportables et qui, à la faveur d’un numéro Spécial Rock nous a fait Rocky."
Jose Muńoz a vécu des révolutions bien antérieures, alors que l’Argentine s’enfonçait dans la dictature, il y en avait une qui avait accouché d’ Alberto Breccia et d’Hugo Pratt, un art du noir et blanc à nul autre pareil. Lorsqu’il vient à Milan, il en rencontre une autre avec Linus et Alter Linus (plus tard, Alter Alter puis Alter), où l’on découvre la puissance de Crepax et la fantaisie de Buzzelli : "Avec Sampayo, nous sommes entrés en France à travers la tribu wolinskienne de Hara Kiri, dans Charlie Mensuel, avec la famille des Éditions du Square, puis nous sommes passés, comme un cadeau à la famille Casterman. Tous les dix ans, nous avons trouvé de quoi stimuler notre envie de faire de la bande dessinée." Celui qui dirige les graphistes du noir et blanc chez (À Suivre), c’est Hugo Pratt : "C’est notre lien avec les grands classiques américains. Il était un suiveur de Milton Caniff : "À lui je dois tout ce que j’ai fait et ce que je ferai" avait-il dit à Walter Fahrer en pleurant. C’était la prière envers le maître !"
Là-bas aussi, plusieurs courants se concurrencent : "J’étais dans un fanzine qui s’appelait Cannibale (1977), puis à Frigidaire (1980), un magazine entre Métal Hurlant et Actuel, nous raconte Tanino Liberatore, le créateur de Ranx Xerox. Alter Alter était un peu comme Pilote ici, et puis il y avait Linus. L’arrivée de Métal Hurlant a été un choc ! Un peu moins (A Suivre) pour nous. Dans Métal, la SF était mise en avant. Il y avait des dessinateurs exceptionnels comme Moebius ou Druillet. Prenez conscience qu’ils n’étaient pas encore connus. Dans ce journal, il y avait les sujets, la façon de faire, les couleurs... : on n’avait jamais vu des bandes dessinées avec ces couleurs aussi exceptionnelles."
"Ce que je regarde là, nous dit Jean-Pierre Dionnet considérant l’expo, c’est monumental ! Il y a des tonnes de trucs extraordinaires. À l’exception d’Angoulême qui est une ville dédiée à la bande dessinée et de l’exposition Moebius à l’espace Cartier, c’est la première fois que je vois un lieu culturel qui vient d’exposer Mirò et qui s’apprête à accrocher Dubuffet, qui expose de la bande dessinée. Je me dis : non, ce n’est pas prétentieux, cela mérite sa place. Je pense que les gens vont être surpris : cela n’a pas pris une ride tout cela, cela n’a pas vieilli. C’est vivant là, maintenant, on a envie de lire l’histoire dans la foulée. C’est prétentieux de dire cela, mais je crois que nous sommes dans l’intemporel. On a fait quelque chose qui était compact, épais. On était bons, on était tous bons. Peut-être parce qu’il y avait Pilote à côté qui nous tirait la bourre, (À Suivre) de l’autre, Charlie, L’Écho... Autant de talents différents, autant de gens différents au même moment dans un seul pays, c’est du jamais vu ! Je vois de l’humour, de l’horreur, du grandiose, du féérique, de la rêverie, du fantastique, du pictural, je vois des noirs et blancs très forts,... Je vois toutes les sortes de graphisme possibles, autant à Métal qu’à (À Suivre), cela n’a rien de nostalgique. Je peux reprendre chaque dessin aujourd’hui. On a échappé au temps. On a eu de la chance que ce soit de notre vivant, car les choses se sont accélérées depuis."
Le parcours de l’exposition essaie d’ordonner ce chaos : on passe de la genèse de Métal Hurlant, avec Moebius et Druillet en figures de proue, au rock et à la SF. On est ébahi devant la puissance des planches monumentales dessinées sur Grand Aigle de Druillet, Paul Gillon et Jean-Claude Gal...
Puis l’on passe à (À Suivre). Dans une vitrine, les premières maquettes de Robial... Le focus est fait sur le récit, l’aspect littéraire (Casterman rêvait d’être "le Gallimard de la BD"), sur le noir et blanc. Se succèdent Pratt, Tardi, Comès, Schuiten, Muńoz, Manara, Forest, Auclair, Rochette... C’est magistral. Et puis François Bourgeon, Loustal, Boucq, F’Murrr, Juillard, Jean-Claude Denis...
Bémol
C’est une orgie graphique qui nous est proposée, faite de souvenirs et de (re-) découvertes. Avec ce bémol, cependant : "C’est une exposition superbe qui fera référence, qui est très importante, mais j’ai une critique quand même qui va bien au-delà de ma petite personne, tempête Benoît Peeters : tous les noms des scénaristes ont été éliminés des cartels commentant les planches. On est dans un moment important de la bande dessinée où la planche originale est très valorisée et là, on s’aperçoit, dans cette exposition qui parle des revues, que Mézières est présenté sans Christin, Muńoz sans Sampayo, Loustal sans Paringaux, Schuiten sans Peeters, etc. Il y a là vraiment un problème, ça fait symptôme. On n’y a simplement pas pensé ! « Ici-Même », l’un des chefs-d’œuvre des débuts d’ (À Suivre), est attribué à Tardi. Eh bien, non, il s’agit de Forest et Tardi. Il est important de signaler qu’une bande dessinée est un tout et que même si la planche originale est la production d’un dessinateur, elle reste porteuse du travail de plusieurs créateurs. Michel-Édouard Leclerc m’a promis que ce serait rectifié rapidement, nous reviendrons voir !"
Néanmoins, nous sommes dans un important moment de célébration du 9e Art : "Il se passe quelque chose, nous dit Druillet, un grand éditeur japonais et un grand éditeur américain viennent d’acheter toute la collection Druillet chez Glénat. Je vois un retour inouï sur les ventes, en ce moment. Je suis devenu un dinosaure, un classique. Je sens que je n’ai pas intérêt à faire le con côté santé dans les dix ans qui viennent car, en ce moment, tout ce que j’ai semé pendant quarante ans est en train d’éclore. Même si je suis peintre par ailleurs, pour moi, c’est la BD d’abord. Je me suis battu pour cela, je ne vais pas cracher dans la soupe. J’assiste en ce moment à un truc qui m’épate !" Résultat : il travaille d’arrache-pied sur sa version de La Divine Comédie de Dante !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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"1975-1997, la bande dessinée fait sa révolution... Métal Hurlant / (A Suivre)"
Du 15 décembre 2013 au 11 mai 2014 - Aux Capucins, 29800 Landerneau
Partenaire de l’Exposition, La Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image reprendra l’exposition (dans une version un peu allégée) à l’été 2014.
Lire l’interview de Michel-Edouard Leclerc
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[1] Du N°9 au N°21, de septembre 1978 à septembre 1979.
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