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Nathalie Sergeef & Philippe Xavier ("Hyver 1709") : « Nous avions une volonté commune de collaborer, mais il fallait trouver l’étincelle créatrice »

Par Charles-Louis Detournay le 13 novembre 2015                      Lien  
Nathalie Sergeef et Philippe Xavier nous proposent une glaçante épopée au cœur d’un rigoureux hiver, qui marque la fin du règne de Louis XIV. Ce couple à la ville saute le pas de la collaboration professionnelle et nous décrit des destins à taille humaine mais à grand spectacle dans une magnifique et palpitante reconstitution. Rencontre.

Nathalie, quelles sont les thématiques qui sous-tendent vos scénarios ?

Nathalie Sergeef & Philippe Xavier ("Hyver 1709") : « Nous avions une volonté commune de collaborer, mais il fallait trouver l'étincelle créatrice »Nathalie Sergeef : Je présente souvent les hommes confrontés à une forme de violence, et pris malgré eux dans une aventure qui peut les dépasser. Juarez présentait un phénomène de société et criminel. Down Under joue avec l’immensité d’un continent fraîchement conquis, où chacun doit trouver sa place. La question des Aborigènes et des Natives y est bien entendu abordée. Chacun doit trouver sa place, face aux difficultés de la vie, que cela provienne des hommes, de la nature, ou des hommes qui réagissent face à la nature. On retrouve justement ces thématiques dans Hyver 1709. Les hommes ont la sensation d’écrire l’Histoire, mais ils la subissent en même temps.

C’est pour vous, Philippe, une nouveauté que de vous associer à Nathalie ? On vous connaissait sur des séries->art13238] (Croisade, Conquistador). très cohérentes entre elles. Comment est née cette envie de collaborer ?

Philippe Xavier : Nous avions une volonté commune de collaborer, mais il fallait trouver l’étincelle créatrice. Et tant que nous ne l’avions pas trouvée, nous avons continué de travailler séparément avec nos dessinateurs et scénaristes respectifs. Ce déclic s’est produit début 2013 lors d’une visite privée à Versailles, qui suivait une remise de prix pour Juarez à l’exposition consacrée à Rosinski, alors que nous arpentions les magnifiques salons où Louis XIV rayonne encore de toute sa splendeur d’antan. Et la guide nous expliquait des éléments déjà lus et connus, évoque tout à coup le grand hiver de 1709. Avec ces simples mots, des images apparaissaient dans ma tête : le vin gelé dans les carafes, le pain coupé à la hache, des milliers de personnes mourant à cause du froid, de la famine, du gel, du dégel, des épidémies qui s’ensuivent, etc. Et comme j’étais alors à la moitié du quatrième et dernier tome de Conquistador, à la recherche de mon prochain « décor », de mon futur terrain de jeu, le sujet devenait évident. Si Nathalie se concentre sur de enjeux socio-politiques du scénario, je me focalise sur un environnement graphique où mes personnages vont évoluer. Et c’est pour cela que j’ai besoin de m’associer à un scénariste qui va bien les faire bouger dans ce décor.

Comment avez-vous établi la charte de cet univers ?

Philippe Xavier : En sortant du château, je lui ai dit qu’avec cette histoire, « On pouvait faire "un Mad Max sous Louis XIV" ». Même si ce n’était pas la formule qu’elle aurait employée, nous sommes alors partis dans cette direction. En aucun cas je n’aurais partagé cela avec un autre scénariste, car nous avons vécu le même moment : nous écoutions et échangions notre aperçu par des regards. Dans ces conditions, soit nous réalisions ensemble Hyver 1709, nous laissions tomber le projet. Puis, nous avons commencé à travailler sur cette idée pendant nos vacances : brainstorming, ping-pong, les premières scènes sont arrivées très rapidement et naturellement.

Philippe, c’était la première fois que vous vous impliquiez réellement dans un scénario ! Comment votre façon de travailler a-t-elle évoluée au quotidien ?

Philippe Xavier : J’ai ressenti beaucoup d’excitation dans cette création narrative ! J’ai eu la chance de travailler avec Jean Dufaux, et notre relation était très proche. Nous sommes comme une petite famille, car nous voyons très régulièrement pour échanger sur base des crayonnés et des encrages des planches. Avec Nathalie, cette méthode de travail ne change pas, elle s’intensifie même car nous vivons sous le même toit, même si nos bureaux sont séparés. Chacun a néanmoins l’œil sur le travail de l’autre : les réactions viennent donc plus facilement et sans hésitation.

Photo : Charles-Louis Detournay

Pratiquement parlant, comment vous êtes-vous répartis l’écriture du scénario, que vous cosignez ?

Nathalie Sergeef : Nous avons établi ensemble la trame générale : d’où l’on vient, où l’on va. De là, nous en avons déduit les grandes lignes, les directions à prendre et la chronologie du récit. Et nous profitons du ping-pong pour affiner chaque séquence, voire parfois chaque scène. Ensuite, j’attaque l’écriture en tant que telle. Je ne détaille pas vraiment case par case, mais image par image. Car je désire que Philippe puisse réaliser son propre story-board, afin de sur-découper s’il le ressent ainsi. Notre proximité permet de résoudre très rapidement de petits éléments qui demandent à être affinés : des questions sur le story-board, ou au niveau d’un dialogue. Pour ma part, c’est très réjouissant de suivre ainsi en temps réel le travail du dessinateur, tout en sachant qu’il a en tant que co-scénariste son idée très claire de notre projet. Bien entendu, je réserve à Philippe quelques surprises de mises en scène et scénaristiques pour continuer à le titiller, car il aime cela. Je dois trouver de l’originalité qui va coller au ton du récit et enrichir notre histoire !

Jean Dufaux avait l’habitude de vous livrer le récit par groupe de séquences, mais pas entier, afin de vous tenir en haleine et de prolonger le work in progress qui lui tient à cœur. Vous continuez alors à travailler de la même façon, même si vous co-scénarisez ?

Philippe Xavier : Oui, je ne suis pas demandeur de lire toute l’histoire en un coup, car j’ai besoin de ces surprises évoquées par Nathalie. Je travaille assez rapidement et régulièrement, car je réalise entre six et huit planches par mois, parfois dix. J’ai donc besoin d’un récit en mouvement, afin de maintenir cette dynamique que j’aime placer dans mes dessins. Et j’entremêle en permanence le story-board, le dessin, et les discussions avec Nathalie. Par exemple, je viens de terminer une séquence de quatorze planches du tome deux d’Hyver 1709 et Nathalie m’a dévoilé la vingtaine des pages suivantes. Je les ai rapidement découpées, puis je lui ai dit que nous étions maintenant à la page 46, et qu’il lui restait donc dix planches pour boucler le récit.

Nathalie Sergeef : Sur base du story-board, nous évaluons donc ensemble où nous en sommes et ce qui nous reste de place pour développer le récit ainsi que nous l’avions imaginé.

Philippe Xavier : Si Nathalie a écrit pour trois planches alors que nous en avions prévu cinq, je vais pouvoir respirer graphiquement.

À la lecture du début de ce premier tome, on ressent que vous vous laissez tous les deux un certain espace : la première planche comprend le texte introductif avec juste une tâche de sang, alors qu’un peu plus loin, une double page est entièrement muette !

Nathalie Sergeef : Nous attachons beaucoup d’importance au rythme du récit. J’entends ce que Philippe veut mettre en image, et il a besoin de développer la force de son dessin. Rappelons que le contexte est très fort, climatiquement parlant, ce qui est du sur mesure pour lui !

Philippe Xavier : J’ai besoin d’être secoué visuellement, de vivre une aventure ! Ma force graphique réside peut-être dans ce choix d’époque que je demande. Les questions politiques ou de religion sont toujours présentes, même si ce n’est pas ce qui guide mon choix en premier lieu. Mais ces époques possèdent un climat, un décor poétique, violent et particulier. Et c’est exactement ce que j’apprécie dans la littérature, la peinture ou les films.

Comment avez-vous travaillé l’outil pour réaliser cette neige ?

Philippe Xavier : C’était le défi et l’appréhension de ce diptyque : comment faire ressentir au lecteur cet hiver si violent qui se cache derrière ce drapé de blanc. Je ne fais jamais de recherche graphique, mais je réfléchis beaucoup avant d’attaquer directement sur la planche. J’ai regardé des films pour comprendre les contrastes des ombres sur la neige, j’ai lu, j’ai étudié des tableaux, je suis revenu dans des albums d’auteurs que j’admire pour comprendre comment ils ont attaqué le problème : Giraud, Hermann, …

Et Vance ? J’avais l’impression que vous aviez parfois utilisé de l’estompe avec des éponges sur certaines planches, comme il en avait l’habitude ?

Philippe Xavier : Vance, bien sûr, car il fait partie de mes grandes influences. Surtout l’effet des brosses à dents avec toutes ses petites particules planches qui volent. Mais tous les traits des arbres ou des décors sont toujours réalisés au pinceau. Je voulais faire ressentir ces ambiances. À mes yeux, cela nécessite un dessin généreux, détaillé et charpenté.

En plus du décor, il faut des héros, et ici un personnage fort dès le premier tome.

Nathalie Sergeef : Philippe avait campé l’historique du personnage principal, Rohan, d’où il venait, son lien avec la France et sa relation avec Guillaume, son camarade. Philippe a besoin de le définir afin de bien le faire vivre en dessin. Il peut revenir vers moi pour me demander de modifier un dialogue. Je dois réellement apprivoiser sa « créature ».

Philippe Xavier : Comme moi, Rohan est un voyageur, en provenance du nouveau continent. Il est brut de décoffrage, mais Nathalie lui glisse de petites réflexions que j’apprécie,

Nathalie Sergeef : Comme Rohan a déjà bien bourlingué, il possède ce côté légèrement cynique des personnes qui ont vu du pays. Il est sans appartenance à une classe sociale ou une nation, car c’est le fils d’un lieutenant fictif du corsaire Jean Bart. Spontanément, nous avons pris le contre-pied de pas mal d’éléments plus classiques du franco-belge, comme par exemple le récit qui ne s’ouvre pas spécifiquement avec le héros.

Vous êtes un couple, et en complément de ce héros masculin, on retrouve une héroïne féminine dotée également d’un sacré caractère !

Nathalie Sergeef : Elle s’est imposée aussi assez naturellement, arrivant dans cette campagne dévastée par l’hiver, un peu comme elle apparaît dans l’album. À la différence parfois d’autres individus, les quatre personnages principaux ont été très rapidement définis, et ils sous-tendent le récit. Cette héroïne est un noble très éloignée de la cour, et qui dévoile son humanité… sans oublier son caractère.

La guerre des religions joue également son rôle. Fallait-il replacer ce contexte d’extrême violence qu’a connu l’Europe ?

Nathalie Sergeef : Nous devions effectivement resituer la guerre de succession du trône d’Espagne, mais n’oublions pas que Louis XIV a révoqué l’Édit de Nantes quelques années auparavant ! Cela a créé un exil des Protestants, une perte énorme du tissu économique pour la France. Sans revenir à des massacres comme ceux de la Saint-Barthélémy, des violences physiques et morales se sont déroulées à leur encontre, et je voulais pouvoir replacer ce contexte historique dans le récit. Car c’est aussi pour cela que les autres pays européens ont formé une coalition contre la France. Mais au-delà des préoccupations générales, que je rappelle avec des astérisques pour les lecteurs que cela intéresse, nos personnages vont tisser leurs propres destins, pas toujours conformes à la religion ou aux groupes auxquels ils appartiennent. J’ai besoin de me nourrir de l’époque pour prendre plaisir à y faire vivre mes personnages. Tout cela n’est pas gratuit, car cela participe aux enjeux de l’histoire et aux atmosphères du récit.

Ce format du diptyque était-elle importante à vos yeux ?

Philippe Xavier : Je voulais travailler une histoire bien construite en cent planches, grâce à laquelle le lecteur passe un bon moment. Je ne veux plus attendre trois ou quatre tomes pour livrer une conclusion, en accord selon moi avec les attentes des lecteurs qui n’ont plus le courage de patienter. Après, la question du one-shot ou du diptyque dépend de l’histoire elle-même.

Nathalie Sergeef : Tel qu’on l’a construit, Hyver 1709 convenait très bien en deux tomes, d’autant que Philippe travaille suffisamment vite pour que le lecteur profite de la fin du récit à la rentrée 2016.

Au-delà du diptyque, vous semblez bien sentir vos personnages. Auriez-vous envie de prolonger après ce diptyque ?

Nathalie Sergeef & Philippe Xavier dédicaceront "Hyver 1709" lors de la signature caritative du 19 novembre, à la librairie Filigranes

Philippe Xavier : Après Hyver 1709, je réalise un one-shot avec Matz au Lombard (72 pages tout de même). On pourra alors tirer un réel bilan de ce diptyque : si les lecteurs ont été aussi passionnés que nous, nous serions heureux de faire voyager Rohan sur différents continents dans de prochains aventures, car l’époque est très riche. Mais par respect au lecteur, ce seront toujours des aventures en deux tomes qui pourraient se lire séparément.

Nathalie Sergeef : Nous ne nous relancerons que sur base d’une trame aussi forte que celle qui nous a porté pour Hyver 1709. Notre jeu est de placer notre héros dans un pétrin inextricable et de l’en sortir d’une façon ou d’une autre. Nous n’enchaînerons donc pas directement, car il faut trouver un contexte fort et captivant. Mais pour l’instant, la parole est au lecteur !

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

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Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay

 
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