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Nicolas Grivel (agent) : "Je pense que la Chine devient de plus en plus une place forte pour la bande dessinée."

Par Yohan Radomski le 29 novembre 2013                      Lien  
Du 7 au 9 novembre se tenait la foire internationale du livre jeunesse à Shanghai. Rencontre avec l'agent Nicolas Grivel.

Les agents sont des hommes de l’ombre, qui cultivent le secret. En quoi consiste ce métier ?

Oui, ce n’est pas faux... Mon envie serait d’être un pont entre un projet et un éditeur. Je ne suis pas auteur, je ne suis pas éditeur. Mais au final, si on regarde la liste des titres que je propose, il y a une certaine cohérence, et c’est un bon miroir de ce que j’aime comme lecteur.

Pourquoi et comment devient-on agent ? Vous êtes tombé dans le chaudron quand vous étiez petit ?

Un jour, on entend une voix qui vous dit : "viens"... Non, en fait, j’ai grandi avec Tintin, Gaston, Johan & Pirlouit, et j’ai travaillé plusieurs années dans les mangas et partagé un bureau avec Pierre Valls, qui travaillait notamment sur les rachats de licences à Kodansha, J’ai beaucoup appris grâce à lui, car on travaillait avec plusieurs agences japonaises.

Et je suis allé une première fois à New York en 2008, j’ai fait le tour des librairies encore en vie aux USA, et là, j’ai vu que certains titres avaient été traduits mais qu’il restait encore des titres à proposer au lectorat nord-américain. Ma première idée était de proposer une collection de titres européens, j’ai donc rencontré Mark Siegel, Anjali Singh et Kim Thompson qui avaient déjà publiés plusieurs œuvres en traduction.

Nicolas Grivel (agent) : "Je pense que la Chine devient de plus en plus une place forte pour la bande dessinée."
Une page de l’édition américaine de Lucille © Ludovic Debeurme, Top Shelf

Suite à ces différentes rencontres, un éditeur américain, Thomas LeBien (éditeur à FSG et maintenant chez Simon & Schuster) m’a soufflé de faire agent... et j’ai ainsi demandé l’accord de Sylvain Coissard pour proposer Lucille de Ludovic Debeurme en anglais. C’est le premier titre que j’ai vendu aux USA pour Top Shelf.

Vous avez travaillé plusieurs années pour les éditions Pika. Qu’avez-vous appris en travaillant avec les Japonais ?

La rigueur dans les échanges lors de la validation pour le choix de la couverture, le format, etc. De plus, c’était assez génial de voir que de nombreux titres se retrouvaient dans la liste des meilleures ventes de Livres Hebdo.

Un autre aspect intéressant était que les relations s’inscrivent vraiment dans le temps avec les éditeurs japonais. On est dans des cycles longs, ce qui n’est pas toujours le cas dans l’édition.

Que pensez-vous de l’évolution du marché du manga en France ?

Une couverture d’Infinite Kung Fu © 2011 Kagan McLeod

Pour être honnête, j’ai un peu décroché des mangas... Je viens de placer un titre chez Pika qui est assez révélateur de l’état du marché. Ce titre est Infinite Kung Fu de Kagan McLeod, un Canadien. Je pense que les éditeurs de manga n’ont pas anticipé le vieillissement du lectorat manga, et qu’à un moment donné, il y a eu comme une standardisation de l’offre éditoriale (shojo et shonen).

Ce qui m’intéresse, c’est de trouver des projets en périphérie des mangas, mais avec des références à la culture asiatique et également avec une puissance narrative que possèdent certains mangakas. Ceci, je l’ai trouvé dans Infinite Kung Fu que je trouve génial, et dans quelques projets chinois et coréens que je vais présenter en Europe et en Amérique du Nord dans quelque temps.

Vous avez monté votre agence il y a trois ans en vous spécialisant dans la bande dessinée d’auteur ou indépendante. Pourquoi ce choix ?

Le choix est simple : je veux juste mettre en avant des lectures qui me touchent. Je n’étais pas décisionnaire sur les choix éditoriaux chez Pika, et là, j’ai la chance de choisir uniquement des projets qui me plaisent.

Je crois en la force de ce médium pour passer des messages, des émotions, etc. Je crois que ce qui m’intéresse le plus, ce sont les histoires. Le dessin s’efface parfois de la mémoire assez vite.

Une page d’Infinite Kung Fu © Kagan McLeod
La couverture de So long, silver screen © Blutch, David Mazuchelli, PictureBox

Vous vous êtes établi plusieurs années à New-York en travaillant sur des publications entre l’Ancien et le Nouveau Monde. C’était une évidence culturelle ou il a fallu ramer pour convaincre les éditeurs ?

Pour la mode, la gastronomie, le vin, il s’agit d’une évidence culturelle... Pour la bande dessinée, c’est moins évident. En simplifiant, disons que peu d’éditeurs américains (à part Mark Siegel, Carol Burell, Mark Smylie, Dina Schutz, Chris Oiveros, etc.) parlent une langue étrangère et il est donc difficile pour eux de considérer un projet en traduction. Je travaille régulièrement avec Edward Gauvin qui traduit au préalable des extraits pour les éditeurs. Et c’est une vraie chance de pouvoir travailler avec lui. Je le fais sur d’autres langues également...

Quand vous avez réussi à convaincre l’éditeur, vous avez la seconde étape, celle de la négociation du contrat et parfois, les contrats américains n’aboutissent pas car ils sont trop en la défaveur des éditeurs et auteurs. Ma chance est de voir les éditeurs en-dehors des salons ou des foires du livre, et d’arriver à cerner leurs envies. Le marché nord-américain est celui que je préfère.

L’édition polonaise de Jim Curious © Kultura Gniewu

Et j’ai hâte de voir la version anglaise de Brooklyn Quesadillas de Antony Huchette (ce sera chez Conundrum Press). Ulli Lust décroche tous les prix possibles avec Today is the last day of the rest of your life, Zeina Abirached a eu un article dans le New York Times pour A Game for Swallows, David Mazucchelli a fait le design de la couverture de So Long Silver Screen de Blutch et je suis sûr que les futures sorties de Pascin et de Saison Brune vont faire parler d’elles. De plus, la sortie simultanée par Simon & Schuster et Jonathan Cape des Cahiers Ukrainiens et des Cahiers Russes d’Igort est une bombe à retardement...

Vous avez réussi à placer rapidement un livre français, Jim Curious, dans plusieurs pays. Qu’est-ce qui fait qu’un livre séduit des éditeurs étrangers ?

Jim Curious est un ovni. Le livre de Matthias Picard est unique, et le travail d’éditeur de Simon Liberman et Olivier Bron est remarquable. Quand j’ai fait le tour des foires du livre de Francfort, de Bologne, personne n’avait vu un projet pareil. Jim donne le sourire à tout le monde, et je m’amuse à prendre des photos de personnes chaussant des lunettes 3D partout dans le monde.

L’édition coréenne de Jim Curious © Borim Press

Le livre est sorti en Roumanie, Pologne, Italie, Allemagne, Corée du Sud, et Abrams est l’éditeur américain. J’ai toujours rêvé de faire un livre avec David Cashion (éditeur à Abrams) qui publie surtout des livres autour de la pop culture américaine et je suis vraiment heureux pour les éditions 2024 et Matthias Picard. Jim Curious vient d’avoir deux expositions en Chine à Pékin et à Guiyang et je pense que nous aurons un éditeur chinois d’ici peu. Le Brésil et l’Espagne vont suivre. La sortie américaine fera domino pour les autres pays.

Ce qui séduit à l’étranger… De ma position, je fais une sélection assez drastique des titres que je propose. Je pense que la clé est de proposer des projets forts, qu’ils soient des documentaires, des autobiographies, des fictions, ou de la bande dessinée pour les enfants.

Je pense qu’un titre séduit aussi quand il répond aux attentes et goûts d’un éditeur d’où la nécessité de connaître leurs envies. En général, je propose deux, voire trois projets maximum lors d’un rendez-vous. Après, la réponse sera différente selon le pays, la taille de la structure, et de son catalogue.

Nicolas Grivel présentant Jim Curious à la foire de Shanghai

Vous êtes venu à Shanghai pour la Foire Internationale du livre jeunesse. Avec sa population énorme, la Chine fait rêver les éditeurs. Que pensez-vous du marché chinois ?

Je dirais que le marché existe pour la jeunesse, c’est assez "évident", même si le marché chinois est un peu fantasmé et s’il y a certaines légendes : chiffres de ventes gigantesques, piratage, etc. La nouvelle classe moyenne souhaite proposer des livres à ses enfants, et ce que j’ai vu à Shanghai lors du dernier jour du festival où les livres étaient soldés était digne de scènes de pillages post-capitalistes...

Rencontre chinoise inédite entre Parci et Parla, les Schtroumpfs, Ernest et Célestine sur les rayonnages de la foire de Shanghai

Pour la bande dessinée et les romans graphiques, ça prendra plus de temps. Disons cinq ans, dix ans ou jamais. Étant d’une nature assez positive, je pense que c’est possible : il faut de bons intermédiaires sur place et rencontrer des éditeurs qui feront le pas d’une collection et non pas qui sortent un titre par ci par là. J’y crois. Le marché évoluera si le gouvernement évolue et offre plus de libertés aux éditeurs privés.

Vous travaillez avec la Corée, la Chine, et le Japon. Voyez-vous des points communs entre ces grandes nations asiatiques ?

On y mange très bien... Plus sérieusement, le point commun est de voir que vous trouvez des mangas dans les trois pays, évidement au Japon, mais aussi en Corée du Sud et en Chine. Il y a une culture de l’image et c’est parfois dur de digérer la masse d’images que l’on voie en marchant dans les rues.

Le pavillon malais à la foire de Shanghai

Bien sûr, chaque pays a ses spécificités, mais je crois que la Corée de Sud (avec Séoul) reste le pays le plus attachant, pour moi. Par exemple, Paju Book City est un projet urbanistique fou qui regroupe un nombre impressionnant d’éditeurs coréens, de libraires, afin de créer une ville consacrée aux livres.

Qu’est-ce qui est le plus pénible dans le métier d’agent ?

La réponse tiendrait d’une thérapie... Disons que le pire (et je pense que c’est un mal qui peut mettre l’édition à terre), c’est de recevoir des refus sur des projets qui ont été jugés pas assez vendeurs par le service marketing d’une maison d’édition.

Je pense qu’un rééquilibrage entre le poids de l’éditeur et celui du marketing (important et nécessaire) serait une bonne chose pour le futur de l’édition traditionnelle.

Le pavillon du BIEF à la foire de Shanghai
Le Bureau International de l’Édition Française représente 280 éditeurs à l’étranger

Et le plus agréable ?

De rencontrer des personnes très différentes, et de voyager, ce que j’ai toujours voulu faire. C’est une chance aujourd’hui de pouvoir travailler depuis n’importe où.

Depuis plusieurs semaines, j’ai eu la chance de visiter plusieurs villes en Chine, Pékin, Shanghai et Guiyang, et je suis à chaque fois surpris par l’énergie qui se dégage de ces villes. Pékin a vraiment un profil post-apocalyptique. Avec sa circulation dense et sa pollution, on se croirait dans Blade Runner...

Un conseil pour qui souhaite réussir en Chine : avoir des intermédiaires locaux, avoir des centaines de cartes de visite en chinois, maîtriser deux ou trois chansons pour un éventuel karaoké, et surtout bien peaufiner son coup droit pour le ping-pong. Ceci vous permettra de percer le marché chinois...

Mais encore une fois, je pense que la Chine devient de plus en plus une place forte pour la bande dessinée.

Exposition Jim Curious à Pékin. M. Song de l’agence Beijing Total Vision, Matthias Picard et Nicolas Grivel

(par Yohan Radomski)

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