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Olivier Speltens ("L’Armée de l’Ombre") : « Comme dans toutes les armées, la Wehrmacht comptait des braves types et des salauds »

Par Charles-Louis Detournay le 1er juin 2015                      Lien  
"L'Armée de l'ombre", transposition passionnée du quotidien des soldats allemands sur le Front de l'Est lors de la Seconde a véritablement révélé Olivier Speltens au public. Nous le rencontrons alors que le troisième tome de cette série de quatre aborde la déroute et le désespoir qui règnent dans les rangs, en dépit d'une inextinguible rage de vivre.

Par rapport à vos deux premiers tomes, votre personnage central, Kessler, semble s’être endurci. Il affronte les difficultés avec un regard différent…

Olivier Speltens ("L'Armée de l'Ombre") : « Comme dans toutes les armées, la Wehrmacht comptait des braves types et des salauds »
L’édition régulière comporte un tirage de tête tiré à 1200 ex., doté d’un dos toilé, d’une couverture inédite et d’un cahier graphique comportant les planches non retenues et diverses recherches graphiques.

Oui, nous avons la chance de faire partie d’une génération qui n’a pas connu la guerre (et j’espère que nous n’aurons pas à la vivre). Mais je peux m’imaginer que vivre ces éléments aussi difficiles et côtoyer la mort à tous les moments, cela endurcit des hommes, quitte à ce qu’ils deviennent blasés. J’essaie de faire passer le plus de sentiments à Kessler, et qu’il puisse traduire ses idées par rapport au conflit. Ces points de vue sont mis en opposition avec les personnages secondaires, et principalement le personnage du soldat expérimenté Kruger. À son âge, on aborde la guerre différemment : il est plus mûr, mais aussi désabusé.

C’est le B.A.BA d’un scénario qui désire tenir la route : mettre le lecteur à la place du héros principal. Lorsque les soldats expérimentés donnent les explications nécessaires au héros, qui est un « bleu », je m’adresse effectivement directement au lecteur. Si je tente de placer mon public dans ce conflit sans explication, je risque non seulement de le perdre, mais j’ôte également une bonne part de l’intérêt de mon album. Ces explications données par les personnages secondaires me permettent aussi d’éviter de denses pavés de texte en voix-off : cela ne cadre ni à mon style de récit (centré sur l’action vu par les yeux d’un personnage, ni à mon graphisme plus cinématographique.

C’est aussi pour cela que vous ne donnez pas vraiment le nom des batailles, ni les détails des forces engagées ?

À l’époque, sans communication moderne, les soldats ne connaissaient pas les mouvements de troupe, que l’on peut maintenant retrouver dans les livres d’histoire. Je veux donc me placer dans l’esprit de la découverte des hommes de terrain, que les surprises soient bonnes ou très mauvaises, afin de nous replonger dans leur état d’esprit.

Ce troisième opus se focalise donc sur le début de la retraite des Allemands, avant la déroute qui va suivre. Vous débutez d’ailleurs le récit sur les atrocités commises par les troupes lors de leur politique de terre brûlée !

La version standard.

Je ne pouvais pas passer sous silence les exactions qui ont été réalisées. Comme toutes les armées, il y avait des braves types et des salauds. Il y a d’ailleurs eu un certain respect pour les populations conquises à l’Ouest. Mais, dans les pays de l’Est, l’attitude de l’armée allemande a été tout simplement ignoble. Ils n’avaient aucune considération pour les civils, non seulement les SS mais également de la Wehrmacht. Je n’ai néanmoins pas voulu développer cela au-delà de la première séquence : il me semblait inutile d’en rajouter, mais je voulais montrer dans quel état le pays restait après le passage des Allemands. Il y des atrocités pire que celles décrites dans mon album, mais je ne voulais pas franchir une certaine limite.

Vous faites aussi preuve de retenue avec votre personnage central Kessler.

Je désire que le lecteur puisse compatir avec ce que vit ce personnage. Si je lui fais commettre trop d’atrocités, le public ne pourrait plus se sentir concerné par son sort. Il est vrai qu’il s’est engagé volontairement dans cette guerre, car il a été habilement happé par la propagande. Mais selon moi, cela ne nuit à l’empathie qu’on peut lui porter. Rappelons-nous le soldat français qui partait la fleur au fusil combattre les boches en 1914, en croyant être revenu pour la Noël.

Après quelques péripéties, on se retrouve donc à Kanev, juste le long du fleuve Dniepr, et vous faites vivre la violence des combats engagés. C’est d’ailleurs le pivot de votre série.

Tout-à-fait ! Il s’agissait de la dernière véritable ligne de défense à l’est, avant la frontière allemande et Berlin. Les allemands avaient construit la ligne Panther-Wotan qui suivait le Dniepr, afin de résister contre l’ennemi. Mais les Russes se sont ressaisis avec la réussite que l’on sait. Je voulais aussi démontrer que Staline, qui ne valait pas mieux qu’Hitler, ne faisait pas plus de cas de la vie humaine. J’ai lu cette charge russe dans diverses témoignages allemands : les soldats soviétiques couvraient l’horizon à perte de vue et se jetaient sur la mitrailleuse. Ces troupes d’infanterie dépassaient le demi-million d’hommes. Rappelons encore que Staline envoyaient régulièrement une troupe de Mogols (ou d’autres provenances) devant les chars afin de déminer le terrain. Finalement, à la fin du conflit, ils ont changé de stratégie face aux pertes innombrables, et ils ont fait avancer les chars avant les hommes.

Il faut souligner la qualité de votre travail à la couleur pour représenter les explosions et l’intensité des combats. Sur quels éléments vous basez-vous ?

D’après ce que j’en ai lu : les témoignages expliquent comment les soldats se retrouvaient l’air vidé des poumons par l’explosion des obus, puis enterrés en deux secondes sous une tonne de terre alors que le projectile était tombé à plus de vingt mètres de là. Par la suite, les mêmes hommes ont expliqué comment ils tentaient de respirer alors qu’ils grattaient la terre pour retrouver de l’air libre. Et ceci pendant plus d’une heure, pour affronter ensuite la charge d’un demi-million d’hommes. Je peine à comprendre comment on peut rester sain d’esprit en vivant cela. Après avoir donc rassemblé ces différentes expériences, j’ai essayé de rendre au mieux ma vision au lecteur.

Vous vous basez donc toujours sur les mêmes sources de documentations écrites ?

J’ai voulu compiler et tenter de transcrire cet ensemble de témoignages que je cite en début d’ouvrage. Malgré tout, ce n’est finalement que mon propre ressenti. Même en faisant de mon mieux, je dois avouer que j’ai du mal à me satisfaire complètement de mon travail. Il m’est alors difficile de pas revenir en arrière, et de résister à l’envie d’améliorer une planche finie il y a trois mois. Mais je tente de me raisonner.

Vous avez tout de même d’autres envies moins contrôlées, comme cette belle scène de combat aérien que vous avez glissée das le récit. On prend de la hauteur d’un coup !

Même si on reste dans les nuages (Rires). En effet, je me suis fait plaisir ! J’ai beaucoup de tendresse pour ce Junker 52, le pendant du DC 3 ou 4 américain, et je voulais le placer dans cette série. Néanmoins, cette séquence n’en est pas moins crédible que le reste du récit, car elle est tirée d’un témoignage au sortir de la bataille de Stalingrad ; je l’ai juste transposée.

Quelle était votre intention en revenant à Kiev dans ce tome 3 en 1943, une ville que les Allemands traversaient dans votre premier tome en 1942 ?

Je désirais bien faire comprendre qu’on était revenu au même endroit. Afin de démontrer la futilité de tous ces morts. Il fallait reprendre le cadre, mais avec une ambiance de fin de règne.

Après les avions, vous placez également une étonnante attaque de chars, alors que des fantassins tentent de combattre ces monstres de métal !

Parce que c’était comme cela qu’on faisait ! Ces fameux « Panzerfaust » étaient l’ancêtre du lance-roquette et du RPG. L’autre tactique des Allemands, était de se cacher dans un trou à ras du sol, que le tankiste pouvait confondre avec le dénivelé, et laisser le char leur passer au-dessus. Quel courage il fallait ! Lorsque le char était passé, le soldat s’extirpait de sa cachette, et leur tirait dans le dos. Mais malheur à celui qui était repéré ! Le char stationnait alors sur le trou, et se mettait à tourner sur lui-même en activant les chenilles en sens inverse. Il creusait alors littéralement le sol, s’enfonçait et écrasait l’infortuné.

C’est justement lors de ce combat entre char et fantassin que votre personnage central s’illustre. Est-ce un sursaut d’héroïsme ?

Non pas vraiment. Une armée qui bat en retraite n’a rien à voir avec une armée qui conquiert : l’exaltation de la victoire fait oublier les morts, même s’ils sont parfois plus nombreux lorsqu’on triomphe. Dans ce tome 3, c’est le désespoir qui prime pour mon personnage, le fait d’avoir traversé tout cela pour rien. À un moment, une envie d’en découdre le submerge, et ce char doit payer pour tous les autres !

Nous étions habitués à avoir des conclusions d’albums plus pessimistes !

Oui, vous faites allusion aux combats et aux doutes du premier tome, ou aux larmes de désespoir à la conclusion du deuxième ? Après une telle succession d’événements dans ce troisième opus, je voulais terminer sur une note positive, bien que toute relative. Trop de drame tue le drame. Je termine donc sur combat remporté, bien qu’inutile.

Une double page présentant l’arrivée des Russes sur la dernière ligne de défense allemande du Dniepr

Vous êtes alors sur des rails pour le quatrième et dernier tome ?

Ce n’est pas aussi simple que vous le laissez entendre. La fin de cette série est selon moi tout aussi importante que le premier tome. Je ne serais satisfait que si le lecteur peut tourner la dernière page avec un sentiment de satiété, en se disant qu’il a sans doute appris quelque chose. Par la suite, je pense maintenant réellement à m’atteler à l’Afrika Corps. Je dois encore réfléchir si je vais uniquement aborder l’aspect allemand. Ou m’intéresser également aux Anglais.

Fort de votre réussite, allez-vous rester chez Paquet ?

Leur soutien fut déterminant ! Et même s’ils ont des points forts et des points faibles comme toutes les maisons d’édition, je n’ai que des éloges à leur adresser. En particulier, concernant la collaboration avec mon éditeur Pol Beauté : il est minutieux, inspecte chaque planche, fait des critiques et des commentaires tout en restant diplomate et prévenant. Oui, je serais ravi que cette relation se poursuive.

Olivier Speltens en pleine dédicace, à la librairie Brüsel qui expose ses planches en ce moment. Une belle occasion d’apprécier la différence entre l’original et l’apport de la "ouleur.
Photo : E Klein

(par Charles-Louis Detournay)

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Les planches de l’Armée de l’Ombre sont en expo-vente jusqu’au 11 juin à la librairie Brüsel, jusqu’au 11 juin, Bd Anspach, 1000 Bruxelles, Belgique

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- En dépit du retour de la Première, la Seconde Guerre mondiale fait toujours recette
- une précédente interview : « "L’Armée de l’ombre" se veut surtout humain et apolitique. »
- et sa précédente série M.99, tomes 1, 2 & 3 - Par Laye & Speltens - Joker

Photo en médaillon : CL Detournay

 
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