On connaît déjà bien aujourd’hui le talent des éditeurs japonais pour faire fructifier en jolis billets tout chauds le succès de leurs séries-phares, parfois en prolongeant ces séries très vendeuses au-delà du raisonnable, souvent contre le gré des auteurs...
On sait aussi ces éditeurs très doués pour le faire fructifier ce succès en inondant le marché de produits dérivés de toutes sortes, principalement des adaptations de ces séries porteuses en spin-off animées pour la TV et le cinéma, en animation traditionnelle ou en images de synthèse, comme on a déjà eu récemment l’occasion de le voir.
Licence globale
Mais voilà : depuis un moment l’édition japonaise s’essouffle. En recherche d’un rebond, elle scrute le lointain Hollywood et en particulier les deux géants de l’industrie que sont Disney et Warner, et leurs filiales dans le domaine de l’édition de bande dessinée Marvel et DC Comics. Les dollars qui tombent à la pelle sont toujours une bonne source d’inspiration pour les âmes à la peine...
Pour Warner et Disney, nouveaux rois incontestés d’Hollywood et du business avec leurs films de super-héros, vendre des comics imprimés est devenu aujourd’hui parfaitement anecdotique : il y a bien plus d’intérêt pour eux à exploiter tous ces personnages célèbres en costumes, disposant d’une solide base de fans prêts à dilapider sans compter leurs dollars, comme une licence globale. Avec l’idée de vendre beaucoup autour de ces personnages, devenus licences, en appuyant ces succès annoncés sur des adaptations ciné à gros budget. Des milliards de dollars y sont investis... et regagnés !
En clair, l’objectif est de vendre finalement beaucoup plus de produits dérivés que l’œuvre d’origine, qui sévit sur un support médiatique -la BD- passablement en perte de vitesse dans les habitudes de la consommation culturelle moderne. Un constat douloureux et criant à côté duquel il est difficile de passer, surtout quand on voit les chiffres de ventes -réels- des comics mis en parallèle avec la notoriété mondiale de ses personnages emblématiques les plus marquants qui en sont issus...
Philippe Guedj, coréalisateur avec Philippe Roure du documentaire "Marvel Renaissance", en fan de comics de la première heure, résume bien la situation : "Les grands studios ne font plus confiance qu’à des univers préexistants, ils vont piocher dans les catalogues des comics et refusent désormais de créer de nouveaux mythes, comme à l’époque où surgissaient Rocky, Mad Max, Star Wars… On est dans une gigantesque matrice à consolider de la marque, de la licence afin d’inonder le marché de lucratifs produits dérivés (figurines, jouets, jeux vidéo…). Il faut bien comprendre que la raison d’être des films est avant tout d’entretenir le capital de notoriété des héros qui sont pensés comme des marques infiniment déclinables. On est parti de la bande dessinée, phénomène contre-culturel dans les années 1960, pour aboutir aujourd’hui à une exploitation froide, tayloriste, industrialisée qui, même pour un fan du genre comme moi, devient franchement effrayante."
Un modèle économique qui, cependant, a largement fait ses preuves et est même en train de s’appliquer à nos bons vieux personnages de BD franco-belge.
Par conséquent, les éditeurs japonais, comme les éditeurs américains avant eux, ont constaté, après la remarquable embellie des années 1990, que, depuis lors, l’évolution du marché aidant, les ventes de livres ont de plus en plus de mal à atteindre les sommets d’un passé encore récent, en dépit de tous les efforts déployés. Un phénomène beaucoup moins vrai pour les mangas que pour les comics, à vrai dire.
Anticiper le déclin...
Au Japon aussi, les magazines de prépublication ne font plus les scores des plus belles années. Si certains titres disparaissent et si les recueils ont eux aussi du plomb dans l’aile, comme nous vous le racontions encore récemment sur ActuaBD.com, pour nous, Occidentaux, ils restent cependant enviables
Pour corser le tout, pour les comics comme pour les mangas, le numérique n’est pas encore vraiment la manne, ni la mesure de protection de résultat espérée, même si, depuis plusieurs années déjà, les éditeurs de BD manœuvrent de façon de plus en plus déterminée dans ce secteur, comme en témoigne le rapprochement récent en ComiXology et Delcourt.
Dans le domaine du manga, il y a aussi du souci à se faire : des titres-phares comme One Piece, Fairy Tail, Bleach et autres Naruto sont soit en errance narrative, soit touchent à leur fin. En dépit de l’irrépressible tentation de tirer sur la corde de toutes les manières possibles, l’industrie de l’édition nippone marque indubitablement le pas, même si les voyants sont loin du rouge clignotant qui, comme chez nous, sonne l’alarme.
L’Attaque des Titans le prouve, il reste de la marge, mais il faut anticiper un reflux apparemment inéluctable. Et c’est là qu’Hollywood montre le chemin. D’ailleurs, avant même sa sortie au Japon, le premier film live de L’Attaque des Titans a été vu le 14 Juillet dernier au Egyptian Theater de Los Angeles, lors d’une avant-première mondiale initiée par le distributeur spécialisé dans les produits audiovisuels nippons Funimation Entertainment, en présence du réalisateur et de quelques acteurs.
Certains détracteurs de ce film n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que le succès de ce manga est totalement fabriqué par l’éditeur Kodansha en quête de bénéfices ! Le conglomérat japonais aurait profité des ses accointances avec le géant Disney pour promouvoir avec une évidente réussite, par le biais de la filiale Kodansha USA, la série aux États-Unis.
Dès lors, pour ces critiques, le talent du créateur Hajime Isayama ne compterait que pour très peu dans l’affaire face aux injonctions calculées de d’un éditorial appuyé pas des sociétés de design, de merchandising et de communication. Analyse pour le moins excessive car, on l’a vu, le talentueux auteur porte profondément en lui les ressorts intimes de son histoire, ce qui lui donne un sacré cachet.
Cela dit, quand on parle d’exploitation totale de la licence, elle est vraiment totale comme le démontre cette pub pour le constructeur automobile Subaru avec les Titans réalisée en 2014, pour diverses marques de Fast Food ou comme animation d’un parc d’attraction.
Des échanges entre les deux rives du Pacifique.
Mais si l’industrie du manga lorgne sur Hollywood, l’inverse est aussi vrai ! Les studios californiens eux aussi jouent la carte prévisionnelle et anticipent déjà la lassitude inévitable du public à l’encontre des adaptations de comics sur petits et grands écrans. Les super-slibards à capes bariolées qui envahissent les médias audio-visuels à toute berzingue vont pas tarder pensent-ils -c’était pas déjà le cas depuis le début ?!?- à faire bâiller le plus empressé des fans, ce qui forcément rendra inconsolables les gros bonnets des studios et leurs actionnaires chéris.
Mais restez coi, ce n’est pas pour tout de suite puisque Marvel Studios/Disney peaufine ce qu’il appelle sa phase 3, jusqu’en...2028 (!) tandis que DC/Warner prépare, pour l’instant, une dizaine d’adaptations tirées de ses publications. Une paille...
Voyons plus précisément maintenant ce tendre échange de procédé entre mastodontes ricains et nippons, qui a tout de la course à l’échalote.
Pour tenir tête et son rang face à Warner Bros-DC Comics qui, par le biais de son patron Kevin Tsujihara, annonçait le 15 octobre dernier pas moins de dix projets à gros budgets pour les cinq ans à venir tiré de son catalogue, Marvel-Disney, toutes dents dehors, organisait en présence de quelques stars maison en guise d’attraction-marketing, au cinéma El Capitan Theatre à Hollywood, une manifestation très officielle avec une pluie d’annonces espérées alléchantes comme dans un E3 de l’industrie du jeu vidéo.
C’est là que Kevin Feige, président de Marvel Studios, avança son plan stratégique nommé "phase 3’, de renforcement et d’expansion de l’univers Marvel déjà ultra-rentable, avec neuf films annoncés jusqu’en 2019 d’abord, puis jusqu’en 2028 avec à la clé de nombreux projets secrets, datés, mais non nommés, comme nous l’annonce, non sans dépit, le quotidien Libération du 28 octobre 2014
Comme en Europe, le succès des mangas aux USA ne cesse de croître depuis les années 2000. Cela suffit pour allécher les majors d’Hollywood... Première piste qui va dans le sens d’un rapprochement stratégique ? Marvel Comics a produit dernièrement une histoire partagée avec l’univers de L’Attaque des Titans.
Car si la sortie de chaque tome de L’Attaque des Titans est un véritable événement au Japon, au pays de l’Oncle Sam, face aux héros US, la série a fait mieux que tirer son épingle du jeu, se plaçant des dizaines de semaines d’affilée dans le Top 20 des ventes de BD outre-Atlantique. Face à cette invasion-là, les super-héros ne se laissent pas impressionner, au contraire.
Ainsi, une courte histoire de huit pages parue dans le numéro 790 du magazine de pop culture japonais Brutus, publiée en novembre 2014, mit en scène super-héros US et super-Titans nippons. Sur un scénario d’Hajime Isayama, ce mini-titre mettait en scène un univers parallèle du genre "What If" (série de comics Marvel où des événements connus et marquants de la mythologie en place changent, livrant une histoire alternative souvent poignante) dans lequel s’affrontent à New York les Vengeurs, les Gardiens de la Galaxie et... nos Titans envahisseurs. Le site d’information francophone Infinity Comics nous en montre quelques pages.
Alors oui, depuis un certain temps déjà, les projets d’adaptations de mangas à succès par différents studios hollywoodiens se multiplient, sans toutefois aboutir jusqu’ici. Il y a bien ce Ghost in the Shell en chantier, avec Scarlett Johansson au casting, produit par Avi Arad [1] qui avance et qui est toujours prévu pour sortir dans les salles le 14 avril 2017.
De son côté, le réalisateur Guillermo Del Toro, fan absolu d’anime et de mangas de la première heure, piaffe comme un cabri à la seule évocation du sujet et des films possiblement à faire. Mais Gunnm de Yukito Kishiro, que James Cameron devait réaliser, est au abonnés absents ; le film Akira qui devait être produit par le studio Warner est en mort clinique et le projet autour de Cowboy Bebop a du mou dans le genou... On susurre que Sony Pictures, qui adapte Spider-Man avec succès, aurait des vues sur L’Attaque des Titans pour une version made in Hollywood...
La liste est longue de ces projets, parfois coproduits avec le Japon, qui tombent aux oubliettes peut-être d’ailleurs même à cause de ces coproductions, pour resurgir au gré du vent des circonstances et des humeurs. Au risque de contrarier les fans. De leur côté, les studios répètent que ces projets avancent, à leur rythme. Avec l’impression navrante que l’on se presse doucement !
C’est que, comme nous l’avons évoqué, il y a encore dans le tuyau de grosses sorties prévues avec des personnages encapés et tout en galbe : pas question de créer idiotement un embouteillage (déjà que...) qui viendrait empêcher le déploiement de ces machines à dollars, d’autant qu’elle ne sont pas du terroir...
Certains fans, plus cyniques ou plus lucides, en sont presque soulagés vu ce qu’Hollywood, selon eux, a fait de l’univers des comics en général. Les fans sont décidément sacrément taquins...
(par Pascal AGGABI)
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Lire la chronique L’Attaque des Titans - Before the Fall T1 & T2 - Par Ryo Suzukabe et Satoshi Shiki - Pika Édition
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En médaillon : L’Affiche du film - © Tōhō Kabushiki-gaisha, Kodansha.
[1] Producteur et ancien codirecteur de Marvel Entertainment, également créateur de Marvel Studios, Avi Arad est à l’origine de la transposition de la plupart des personnages Marvel Comics au cinéma. Issu de l’industrie du jouet, il a contribué dans les années 1990 à sauver Marvel de la faillite et lui a fait retrouver le chemin de la prospérité en jouant à fond la carte des licences soutenues par des films et séries, animées ou non. Il a finalement démissionné du groupe Marvel pour créer son propre studio, Arad Productions. Il continue cependant de travailler sur des adaptations audiovisuelles de personnages pour Marvel, mais voit plus loin... Il a d’ailleurs imaginé en 2011 une histoire originale de thriller d’action fantastique développée en Seinen manga, par d’autres créateurs : "The Innocents." Il est devenu en 2010 président de IG USA, filiale du célèbre studio d’animation japonais IG Production (Ghost in the Shell, Patlabor...) dont une branche greffée avec à propos par l’éditeur Kodansha, au travers de la société Wit Studio, a produit la très réussie adaptation animée de L’Attaque des Titans. Le monde est petit...
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