Interviews

Paolo Serpieri : "Je voulais montrer une Venise futuriste, décadente"

Par Arnaud Claes (L’Agence BD) le 19 mars 2007                      Lien  
Le dessinateur italien a mis de côté son personnage fétiche, Druuna, pour cosigner avec Jean Dufaux l’une des premières séries éditées par Robert Laffont (sortie en septembre). Il évoque pour ActuaBD cette collaboration.

Comment s’est formé le projet de collaboration avec Jean Dufaux pour cette nouvelle série ?

J’avais envie de changer un peu d’univers, et pour moi il était évident que si je devais travailler avec quelqu’un, ce ne pouvait être que Jean Dufaux, qui est un grand professionnel et quelqu’un de sensible, intelligent, cultivé… De plus, il a pris soin de connaître mon univers avant d’entamer cette collaboration – même si le sien n’est pas tout à fait le même, nous pouvions nous comprendre. Je n’avais pas besoin d’un scénariste, puisque je le suis moi-même : je voulais Jean Dufaux, et s’il n’avait pas accepté, je n’aurais pas travaillé avec quelqu’un d’autre. Il y a une sorte de symbiose entre nous.

Paolo Serpieri : "Je voulais montrer une Venise futuriste, décadente"
Paolo Serpieri et Jean Dufaux
Photo (c) Isabelle Vincenti

Jean Dufaux a la réputation de s’adapter à ses dessinateurs : en quoi est-ce que Les Enfers se rapproche de votre univers habituel ?

La rencontre a été possible parce que nous avons beaucoup échangé préalablement. Je voulais une histoire qui se passe à Venise, qui est ma ville, celle qui me fascine le plus, et j’ai compris que Jean Dufaux pouvait parfaitement entrer dans ce projet. C’est une ville qui reste pour moi pleine de mystères, et je ne voulais pas reproduire l’image de la Venise que l’on connaît aujourd’hui : je voulais montrer une Venise futuriste, décadente, en mettant en parallèle comme j’en ai l’habitude la dégradation de la ville et la dégradation de l’homme. Ce qui m’intéresse, en partant du principe selon lequel le blanc est la couleur du bien et le noir celle du mal, ce sont tous les tons de gris que l’on peut trouver, qui sont ceux des êtres humains que nous sommes.

Après un long compagnonnage avec Druuna, que ressentez-vous en vous plongeant dans cette nouvelle série ?

Druuna est un personnage qui fait partie de ma vie et qui en fera toujours partie… Si bien qu’elle a pris un peu trop d’importance pour moi, je me suis retrouvé enfermé avec elle ! Druuna était devenue un tel étau que je ne pouvais plus créer. J’avais donc besoin de m’en éloigner, pour que chacun puisse reprendre sa vie propre.

Quelle définition donneriez-vous de cette nouvelle série, Les Enfers ?

C’est une fantaisie totale, dans laquelle je retrouve des thèmes qui me sont chers : ceux du pouvoir, de la transgression face à une société autoritaire, de cette répression par le clergé qui m’indispose et que je montre à travers mes bandes dessinées. La religion détournée de son but, qui prend possession de la vie des gens, c’est un thème qui me tient à cœur. Il était important pour moi, à travers un autre espace, une autre écriture, de parler de ces sujets-là.

Les Enfers, planche 10 - par Dufaux et Serpieri
(c) Robert Laffont

Est-ce à mettre en rapport avec l’activisme du Vatican sur la scène politique italienne ?

Il ne s’agit pas pour moi de dénoncer le Vatican ou l’Italie en particulier : le clergé s’est toujours servi de la religion pour prendre le pouvoir sur les êtres. Ce sont des thèmes qui me touchent de façon personnelle : je le ressens, donc je l’exprime dans mes bandes dessinées. Je ne cherche pas à faire passer un message.

Comment s’est faite la rencontre entre un auteur italien et un auteur belge, avec des cultures différentes ?

Je n’ai pas l’impression d’une différence de cultures. J’ai rencontré un homme intelligent, cultivé, et j’essaie d’être à la hauteur !… C’est une rencontre entre deux personnes qui avaient envie de travailler ensemble, peu importe leurs origines.

En lisant le scénario et en regardant les premières planches, on note que vous avez fait des adaptations, des interprétations, sur les personnages, les décors, parfois sur le découpage : avez-vous échangé avec Dufaux sur ce sujet ?

Il n’y a pas eu d’échanges en cours de réalisation, car Jean Dufaux connaissait mon travail sur le plan graphique : quand il a écrit le scénario, c’était donc déjà par rapport à cela. Quand j’ai reçu son scénario, son découpage, j’étais dans mon univers, et à la limite, lorsque je faisais une modification, c’était simplement parce que je pensais qu’il fallait mettre plus en avant une image ; mais sur la structure même du découpage et du scénario, c’était une évidence : je m’y retrouvais entièrement.

Les Enfers, planche 15 - par Dufaux et Serpieri
(c) Robert Laffont

Comment sentez-vous votre style évoluer à travers le temps, et notamment sur ce nouveau projet ?

Je n’ai pas le sentiment d’avoir changé de style. Si évolution il y a, elle est plutôt dans la façon de traiter la page : je m’écarte de plus en plus des codes définis de la bande dessinée. Par rapport à mes débuts, je m’octroie une liberté de plus en plus grande dans la façon de construire la page. Lorsque je dessine, je dessine, je ne me dis pas : je fais de la bande dessinée… Ensuite, ce qui est important pour moi, c’est le trait : la couleur apporte beaucoup, mais ce qui me semble important, c’est que mon noir et blanc soit suffisant en lui-même, qu’il y ait déjà assez de lumière, de contraste, de vibration, pour qu’il n’y ait besoin de rien d’autre.

Quelle technique utilisez-vous ?

J’ai plusieurs façons de travailler, il n’y a pas de règle définie. C’est selon mon inspiration, en fonction de chaque page aussi… Je peux très bien commencer par le crayon, continuer avec l’encrage, finir avec la couleur, mais il m’arrive aussi de commencer par la couleur et de finir par l’encrage. Mon plaisir aujourd’hui, c’est de faire des recherches sur les matières, tout en gardant à l’esprit que je ne peux pas, sur un livre, avoir des techniques trop discordantes : il faut qu’il conserve une homogénéité.

C’est lié à votre travail de peintre, dans un style beaucoup plus abstrait ?

Oui, mais je reste conscient quand je travaille sur un album que je fais de la bande dessinée, quelque chose qui doit pouvoir être imprimé et lu par tout le monde. Mes recherches nourrissent parfois ma mise en couleurs : je peux passer d’abord une encre presque transparente, et si elle ne me plaît pas ou si je veux apporter un plus, je vais ajouter une autre encre qui va se mélanger à la précédente, et apporter quelque chose que peut-être le lecteur ne verra pas, qui peut-être lui paraîtra très simple… mais moi, je sais le travail qui est derrière !

Les Enfers, planche 11 - par Dufaux et Serpieri
(c) Robert Laffont

Le scénario de Jean Dufaux est parsemé de références à des tableaux, et on sent l’influence de la documentation dans vos planches : vous avez pris plaisir à ce travail qui ressemble parfois à un hommage ?

Même si je possède beaucoup de documentation sur Venise et les peintres du XVIIIe, ce n’est pas mon inspiration principale, et elle n’était pas nécessaire pour cette histoire. Il s’agissait, à partir de la Venise que tout le monde connaît, d’opérer une transformation, une extrapolation. Par exemple, je ne pouvais pas ne pas représenter la place Saint Marc, car elle est connue et reconnue de tous, et quelque part il fallait tout de même donner des indices ! Si ce n’est que j’y ai apporté mon imaginaire : en plus du trou, au milieu de la place, qui est nécessaire à l’histoire, il y a ces coupoles cassées, ces tuyaux qui dépassent, ce campanile cassé également… On est dans un futur indéterminé, Venise a pris une certaine direction : c’est une ville morbide, malade, une Venise où les gens sont sous l’emprise de l’Eglise, puisque c’est le doge qui régit la ville, et nous voulions qu’à travers l’ambiance, le décor, on sente ce côté malade de la ville et cette oppression des gens.

Pour en revenir à Druuna, on a un peu l’impression en découvrant Les Enfers que La Luna est sa petite sœur…

C’est vrai. Quand j’ai reçu le scénario, j’ai essayé de créer un autre personnage, une femme différente, et petit à petit, je suis revenu à un type de femme que j’aime… Plus jeune, plus petite, rousse, mais avec toujours de très jolies fesses ! Faire une femme avec un tout petit nez, des toutes petites pointes de seins, sans formes… je n’y aurais pas pris plaisir, ce n’aurait pas été mon personnage. Donc, d’une certaine façon, c’est la petite sœur de Druuna, oui ; mais c’est surtout la femme que j’aime !

"La Luna", héroïne des Enfers de Dufaux et Serpieri
(c) Robert Laffont

Marya Smirnoff, votre éditrice chez Bagheera et aujourd’hui chez Robert Laffont, nous expliquait il y a quelques mois à quel point il était devenu difficile en France d’éditer de la bande dessinée érotique, est-ce la même chose en Italie ?

L’érotisme est un sujet que les médias abordent souvent en Italie, et qui rencontre beaucoup de succès. Dernièrement, une dessinatrice italienne, Casotto, a accordé une interview à la télévision sur son travail, et cette émission a eu une audience très importante. Mais, en-dehors des médias audiovisuels, lorsqu’il s’agit d’aborder ce même sujet en bande dessinée, il y a toujours cette idée que la bande dessinée est uniquement faite pour les enfants. Le problème qu’on rencontre en Italie est le même qu’en France, voire même plus important. Les éditeurs restent très frileux car il y a une sorte de réprobation collective vis-à-vis de ce type d’œuvre.

(par Arnaud Claes (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

Photo médaillon (c) Isabelle Vincenti

 
CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Arnaud Claes (L’Agence BD)  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Agenda BD  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD