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Pat Masioni ("Soldat inconnu"), un dessinateur africain pour un comics au cœur des ténèbres

Par Laurent Melikian le 2 juillet 2013                      Lien  
En dessinant deux épisodes de {Soldat inconnu}, Pat Masioni devient le premier dessinateur africain à travailler pour un grand éditeur de comics, en l'occurrence DC-Vertigo. Réfugié en France depuis une dizaine d'années, cet artiste congolais est connu du public franco-belge pour le diptyque "Rwanda 1994". Parallèlement à la publication du 3e recueil de "Soldat Inconnu" en Français comprenant les épisodes signés Pat Masioni, la Galerie Kvasnevski de Paris consacre une exposition à cet artiste marqué par les traumatismes de l'Afrique contemporaine.

Avant Soldat inconnu, vous aviez dessiné Rwanda 1994 à propos du génocide des Tutsi et des Hutus modérés au Rwanda. Dans quel état d’esprit étiez vous sorti de ce travail ?

C’était une période difficile. En me documentant sur le Génocide au Rwanda, j’avais découvert des exactions inimaginables. Je n’en dormais pas la nuit. Et puis les Américains m’ont repéré pour travailler sur un autre sujet difficile. Si ma compagne Antonia Neyrins n’avait pas été à mes côtés, j’aurais probablement refusé. Elle maîtrise l’anglais et m’a beaucoup soutenu pour communiquer avec mon éditeur et soutenir le rythme rapide qu’exigent les comics.

Soldat inconnu a pour toile de fond l’insurrection de la Lord’s Resistance Army au Nord de l’Ouganda, un conflit dont on parle très peu en Europe. Avez-vous été surpris que des auteurs américains s’y intéressent ?

Oui, ce fut une grosse surprise. Quand Joshua Dysart (scénariste de Soldat inconnu, NDLR) m’a contacté pour me proposer Soldat inconnu, je connaissais très bien la situation du Nord Ouganda. C’est le plus vieux conflit en Afrique. Il est mené par un gourou à la fois pasteur et chef de guerre qui se dit honoré par Dieu. Les massacres, se sont étendus à toute la sous-région au Congo, au Sud-Soudan, en Centrafrique… Pourtant j’étais sceptique quant à mon implication dans ce projet. Je me disais : "encore un sujet douloureux".

Puis j’ai lu le synopsis et j’y voyais tant de choses que j’ai connues en République du Congo : les obus qui tombent jour et nuit, les enfants-soldats, ces gamins de 13-14 ans qui dictent leur loi et assassinent en masse…. Joshua veut que le grand public américain apprenne ce qui se passe en Afrique. Cela m’a incité à accepter. Face au racket des plus faibles, aux viols, aux enfants meurtris… la prise de conscience publique est importante.

Pat Masioni ("Soldat inconnu"), un dessinateur africain pour un comics au cœur des ténèbres
©DC Comics - Urban Comics - Pat Masioni - Joshua Dysart

Comment avez-vous abordé le personnage de Soldat inconnu ?

Je ne connaissais pas ce personnage, Joshua m’a envoyé les épisodes précédents. J’ai également lu les premières aventures du personnage dessinées par Joe Kubert qui n’a rien à voir avec cette nouvelle version. Avant cela, j’évitais alors de trop montrer la violence. Or, pour la première fois je me retrouvais avec un personnage brutal pour héros. De plus, dans une narration purement américaine, la violence est crue.

Mais j’ai pris du plaisir à dessiner Soldat inconnu. C’est un personnage riche graphiquement, avec ses bandages, on doit traduire toutes ses expressions par le regard. J’ai également beaucoup joué avec les ombres. C’est un personnage à la psychologie très riche, avec son parcours d’étudiant en médecine devenu meurtrier puis justicier.

Avez-vous été impressionné par la méthode de travail américaine ?

Tout était très précis. Joshua écrivait, Pornsak Pichetshote -l’éditeur- me faisait suivre le travail à la seconde près. Lui ou Joshua me fournissaient de la documentation. Antonia m’assistait également. C’est un rythme infernal. Un travail d’une année en franco-belge doit être abattu en deux mois en comics. L’éditeur et le scénariste communiquaient continuellement. C’est une excellente manière de travailler, mais elle est épuisante. Je ne sais pas comment font les auteurs de séries régulières. Alberto Porticelli que j’ai remplacé le temps de deux épisodes sur Soldat Inconnu, travaille lui aussi comme un dingue ! Il m’a fallu un mois et demi pour dessiner un épisode, lui le fait en moins de 30 jours !

©DC Comics - Urban Comics - Pat Masioni - Joshua Dysart

C’est également la première fois que vous collaborez avec un coloriste…

Oui et j’étais ravi quand j’ai su que José Villarubia allait s’en charger. C’est une pointure ! Je ne m’attendais à tant de courtoisie de la part d’un dessinateur d’une telle notoriété. Il a vécu à Paris et m’écrivait en français ce qui a facilité le travail.

Comment le public des comics a-t-il réagi ?

D’abord nos deux épisodes ont reçu le Glyh Comics Awards à San Diego, c’est un prix attribué par un jury afro-américain. J’ai aussi pu sentir combien les lecteurs de comics sont passionnés. Les ventes d’Unkown Soldier n’ont pas été gigantesques et pourtant j’ai reçu de nombreux courriers des USA, mais aussi du Pérou, du Venezuela… Ces lecteurs sont des mordus, on sent qu’ils ont besoin de nos BD. J’ai ressenti la même ferveur en participant à Lille Comics, et au Comic Con de Paris.

Êtes-vous devenu un lecteur de comics ?

Oui, même si je n’aime pas trop les super-héros, je m’intéresse à la narration américaine. J’aime beaucoup Mike Mignola, les séries Scalp et 100 bullets chez Vertigo.

Parlons de vous plus généralement, comment vous êtes vous réfugié en France ?

En République du Congo, j’ai réalisé des dessins de presse que le pouvoir du Président Joseph Kabila n’a pas appréciés. J’ai été menacé de mort et j’ai préféré m’enfuir en France. J’aimerais souligner que je travaille en tant que dessinateur et non en tant que réfugié. Il m’arrive de travailler sur des sujets engagés, mais j’aime aussi les expressions plus poétiques.

©Antonia Neyrins

C’est ce que révèle l’exposition qui vous est consacrée ce mois-ci à Paris,…

Même si j’y présente les planches originales de Soldat inconnu, je suis très content d’y montrer mes toiles et des illustrations sur le thème de la muse. C’est une facette de mon travail que les gens ne connaissent pas et que je vais dévoiler pour la première fois.

Quels sont vos travaux récents ?

Je dessine parfois des caricatures pour le magazine Gri-gri international, j’ai publié une histoire de super-héros dans un numéro spécial de la revue Colors publiée par Benetton. J’ai également participé à Vive vieux !, un collectif des Carnettistes Tribulants, publié aux Éditions Alternatives, ainsi qu’au deuxième volume d’En chemin elle rencontre... aux éditions Des ronds dans l’O.

Enfin pour le site Internet de l’UNESCO, je travaille sur un nouveau concept d’e-learning. Il s’agit de portraits de femmes qui ont marqué l’histoire africaine. Ce sera mis en ligne en octobre pour une diffusion mondiale. La narration est plus proche du livre d’histoire que de la bande dessinée, avec un important travaille de recherche.

Vous avez beaucoup travaillé pour la bande dessinée institutionnelle, vous arrive-t-il de refuser des collaborations dans ce domaine ?

Travailler sur un sujet crucial dans le but d’éduquer une certaine masse est important. Mais je ne suis pas naïf, je sais me méfier ou refuser des propositions quand le contrat n’est pas clair ou la rémunération ridicule. Par ailleurs, je ne peux pas tout accepter, on ne me verra pas au service d’une secte par exemple. Je préfère tout de même privilégier les livres d’auteurs avec mes propres textes ou ceux des autres.

(par Laurent Melikian)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Photo en médaillon ©Antonia Neyrins

Exposition Pat Masioni du 29 juin au 27 juillet 2023
Galerie Kvasnevski, 39, rue Dautancourt, 75017 Paris

Commander Soldat Inconnu, tome 3, saison sèche à la FNAC

 
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3 Messages :
  • Le Soldat inconnu est une excellente série que j’ai eu la chance de chroniquer pour Zoo le mag. Un sujet assez atypique pour l’univers Vertigo : la guerre dans toute son horreur, en Afrique. On est loin de la poésie du Sandman de Gaiman, aussi loin que de la violence urbaine américaine de 100 Bullets. Du vétéran de la seconde guerre mondiale imaginé par Joe Kubert ne subsiste que le visage mutilé à coup de pierres, et donc couvert de bandes, d’un médecin black venu des Etats-Unis, pour faire de l’humanitaire. Les planches présentées sont superbes, même si le sujet est de la plus grande gravité. Le Congo a été soumis à une guerre civile il y a peu, le dessinateur sait de quoi il parle, même si l’atrocité des faits est masquée par l’élégance de son trait.

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    • Répondu par barly baruti le 1er août 2013 à  07:59 :

      Je connais Pat Masioni depuis belle lurette à Kinshasa. Il a toujours été très pointu dans tout ce qu’il fait, surtout exigeant quant à la conformité entre ses dessins et la documentation y afférent. Avec le "Soldat inconnu", il entre par la grande porte dans la cour des Grands de la BD contemporaine. Je lui souhaite bon vent !

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      • Répondu par Michaë l MALOJI le 12 septembre 2014 à  18:15 :

        Pour moi, Pat c’est la référence de la force tranquille.

        Répondre à ce message

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