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Pat Perna & Fabien Bedouel (Kersten, médecin d’Himmler) : « Quelques-uns sont capables d’être Kersten, beaucoup pourraient être Himmler. »

Par Charles-Louis Detournay le 15 janvier 2016                      Lien  
Suite et fin du remarquable diptyque sur le médecin d'Himmler qui parvint à utiliser sa relation avec le leader nazi pour libérer des Suédois et des Juifs. Les auteurs détaillent leur méthode de travail, basée sur une grande complicité d'une part et une connaissance pointue de la question, de l'autre.

Comment vous est venue l’idée de raconter le destin assez incroyable de ce médecin d’Himmler ?

Pat Perna : J’avais redécouvert le destin du Dr Kersten au travers du livre de Joseph Kessel, Les Mains du miracle, ce qui m’avait donné l’envie de traiter cette histoire sous une autre forme,… et en bande dessinée !

L’un des points forts de votre diptyque tient dans l’intimité de la relation qui se crée entre les deux hommes, Kersten et Himmler. Comment avez-vous travaillé pour la rendre authentique et crédible ?

Pat Perna & Fabien Bedouel (Kersten, médecin d'Himmler) : « Quelques-uns sont capables d'être Kersten, beaucoup pourraient être Himmler. »Pat Perna : Selon moi, cela provient de notre propre sensibilité. En lisant une histoire, qu’elle soit authentique ou fictionnelle, vous vous l’appropriez et réalisez votre propre film mental. Vous développez leurs rapports au travers de votre propre regard. Avec Fabien, nous avons cette chance d’être très complices, et d’avoir presque une relation fusionnelle dans le travail.

Qu’est-ce qui caractérise votre méthode de travail ?

Pat Perna : Normalement, je réalise un scénario très découpé, surtout dans le gag. Avec Fabien, je le vois tous les jours, et nous discutons beaucoup de la série, de son atmosphère et des personnages. Et sur cette base, j’écris le scénario en paquet d’une dizaine de planches afin de lui laisser l’opportunité de la mise en scène, et que je puisse rebondir dessus par la suite. Fabien vient du dessin animé : il a donc une vision cinématographique qui donne l’épaisseur à la mise en scène.

Nous étions effectivement étonné de lire un premier tome haletant de bout en bout, alors qu’il ne comporte presque aucune scène d’action. Comment parvient-on à focaliser ainsi le regard du lecteur ?

Pat Perna : C’est le génie du dessinateur ! Fabien transcende l’inaction apparente par le regard et les attitudes. Le mouvement de caméra est aussi important : bien entendu le classique champ / contre-champ, ainsi que des plongées ou contre-plongées qui peuvent paraître décalées lors d’une discussion, mais qui rajoutent de la vie !

Fabien Bedouel : Et qui découle naturellement de notre façon de travailler.

Pat Perna : Nous apprécions la collaboration, autant l’un que l’autre. Aujourd’hui, je ne conçois plus la bande dessinée que sous l’égide d’une collaboration pleine et entière. Cela ne m’intéresse pas qu’on nous sépare avec le terme de scénariste et de dessinateur. Kersten est un travail en commun, à tous points de vue, et y compris pour la couleur. Nous effaçons tous derrière l’histoire.

Fabien, quels sont vos premiers sentiments lors de la lecture des pages de scénario de Pat ?

Fabien Bedouel : Ce n’est bien entendu pas une totale découverte, car je connais l’histoire et que nous en avons parlé auparavant. Mais je me fonds dans sa façon de raconter ces scènes, et directement, des images me viennent en tête. Je fais donc un premier story-board, afin qu’il serve de base à notre prochaine discussion.

Pat Perna : Il n’y a qu’une seule scène du diptyque où j’ai été un peu plus directif : un cauchemar qui m’était apparu en entier, dégagé de toute notion historique. J’ai donc souhaité qu’on la présente avec une certaine sensibilité.

Fabien Bedouel : Cette scène est peut-être venue d’un bloc, mais je pense qu’elle est sans doute issue inconsciemment de notre complicité, car tu sais que j’apprécie le travail des scènes plus sombres, et même si la sensibilité qui se dégage de la séquence colle à ton processus d’écriture, tu t’es certainement dit que cela conviendrait également à mon style graphique.

Pat Perna : Oui, c’est vrai qu’on se nourrit l’un de l’autre. Fabien possède effectivement un trait assez sombre, que j’apprécie beaucoup. Cela ressortira encore plus dans notre prochain projet commun. Je me suis rendu compte qu’il se forçait légèrement à travailler dans un autre style afin que de convenir à l’ambiance de Kersten. Au milieu de ce tome deux, je ressentais donc son envie de se lâcher !

L’intensité du récit s’appuie également sur vos changements de rythme. Le meilleur exemple se situe dans les premières pages du tome 1. Après une scène d’intérieur, vous projetez le lecteur au milieu des soldats allemands. Était-ce une façon de le bousculer pour lui rappeler l’âpreté du quotidien ?

Fabien Bedouel : Oui, j’ai voulu donner une connotation très documentaire à cette planche, afin d’impliquer le lecteur dans l’authenticité historique du moment .

Pat Perna : Nous-mêmes perdions le contact avec la réalité. L’histoire était tellement invraisemblable que nous pensions que le lecteur pouvait en oublier le contexte. Nous voulions donc une planche forte, presque photographique, pour replacer les jalons nécessaires.

Vous avez régulièrement joué sur cette contextualisation : avec les bombardements, les trains de la déportation, l’opération Barbarossa, etc. C’était une nécessité ?

Fabien Bedouel : Il est trop tentant de penser que cette relation entre ces deux hommes n’est qu’une fiction. Et malgré tout cela, beaucoup de lecteurs viennent encore nous voir pour nous demander si c’est vraiment authentique !?!

Pat Perna : Sans compter un public plus jeune qui a complètement occulté cette période.

Fabien Bedouel : En lisant la couverture, certains jeunes lecteurs lisent Hitler à la place d’Himmler. Ils ne savent pas qui c’était, symptôme d’une perte d’intérêt général. Dès qu’on rentre dans les détails, ils sont captivés, mais plus globalement, cela leur passe au-dessus de la tête.

En mettant donc en scène cette personne de l’administration qui va à la recherche de Kersten, est-ce que vous vouliez rappeler que plein de héros sont méconnus mais que leurs actes a souvent permis de sauver des milliers d’autres personnes ?

Pat Perna : Exactement, nous voulions souligner le besoin de cette forme d’héroïsme : le héros n’est pas le guerrier qu’on nous vend à tours de bras dans les films américains. Il y a d’autres manières de risquer sa vie : la prise de position idéologique, et le passage à l’acte par conviction. Kersten n’est d’ailleurs jamais violent…

Fabien Bedouel : … même s’il est souvent en danger !

D’une autre côté, votre récit met en scène Himmler, et lui redonne une part d’humanité qu’on a malheureusement tendance à lui ôter !

Fabien Bedouel : Et cette humanité est essentielle. Rappelez-vous le scandale produit par le film La Chute, à qui certains reprochait cet éclairage humain donné à Hitler.

Pat Perna : Au contraire, redonner leur statut d’humain à des bourreaux, c’est confronter le lecteur à toute l’horreur de la situation. Les faire passer pour des fous ou des imbéciles, ne ferait que les dédouaner. Nous sommes tous potentiellement capables de tant d’atrocités, et l’actualité nous le rappelle. Ce ne sont pas des bourreaux qui repoussent à coups de pied les migrants hors des frontières hongroises. Quelques semaines auparavant, ils étaient des fonctionnaires normaux qui allaient peut-être manifester pour une augmentation de salaire ou se demander quels cadeaux de Noël ils offriraient à leurs enfants. N’oublions jamais de quoi l’humain est capable ! Quelques-uns, malheureusement peu, sont capables d’être Kersten, mais beaucoup pourraient être Himmler.

Fabien Bedouel : Si on écoute les gens, nous sommes un pays de Résistants, alors que la réalité étaient à mille lieux de là...

Pat Perna : Il y a toujours une bonne raison de stigmatiser l’autre si l’on est soi-même en déséquilibre. Kersten rappelle aussi ce triste constat. La bande dessiné a ce rôle incroyable d’avoir accès un public qui ne va pas nécessairement à l’Histoire. Nous devons donc prolonger ce travail de mémoire. Tout n’a pas été dit !

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

De g à d : Fabien Bedouel et Pat Perna
Photo : Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

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Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay

 
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