Alors que les nuages noirs s’amoncellent dans le ciel d’une certaine catégorie d’auteurs de bande dessinée, pourquoi ne pas parler, aussi, des rayons de soleil ? L’Oncle Paul aurait très certainement adoré le destin de Patrick Sobral et lui aurait consacré une de ses Belles Histoires. L’histoire édifiante d’un jeune garçon de Limoges, pas du tout parti pour être un professionnel du 9ème art : « Je n’avais pas particulièrement envie d’en faire mon métier. À la fin de mes courtes études, je me suis orienté vers un apprentissage professionnel qui touchait le plus possible au dessin, discipline que j’adorais. Et à Limoges, c’était la porcelaine. J’ai donc fait un CAP de trois ans de décorateur sur porcelaine. J’ai été repéré par des employeurs et j’ai eu un poste tout de suite. Pendant plus de douze ans, j’ai exercé ce métier. Et je réalisais des bandes dessinées pour moi, pendant mes loisirs. »
Sans souhaiter particulièrement être édité, Patrick pratique assidûment et en vient même à vouloir se frotter au milieu de la BD. « J’ai participé à un concours lancé par les éditions Tonkam en 1999, qui visait à publier de jeunes auteurs dans un recueil. Le thème imposé était les anges. Style libre. Et ma BD a été parmi les onze sélectionnées sur plus de 700 participants. J’ai donc été publié pour la première fois. Des professionnels reconnaissaient mon travail et estimaient qu’il était digne d’être publié. Et un an après, j’ai été contacté par une agence de publicité qui travaillait pour la BNP, qui avait eu mes coordonnées par Tonkam. Il fallait réaliser un personnage manga pour un produit bancaire pour les jeunes. Après plusieurs essais, j’ai été pris. Deuxième expérience professionnelle. Et là j’ai commencé à me dire que ce serait bien d’être publié. »
Ne manquait plus qu’un déclic pour sauter le pas. Il sera économique. Face aux difficultés du moment, l’entreprise où Patrick travaille annonce de futurs licenciements ; il se proposera pour être volontairement licencié. Le décorateur sur porcelaine, qui avoue lui-même ne pas être très aventurier, lève pourtant le bras sans hésitation. Inconsciemment, il n’attendait qu’un coup de pied aux fesses pour lancer sa carrière. Mais le démarrage est très laborieux. Patrick se lance avec Démons, un premier vrai projet. De l’horreur, un peu de « trash », un ton et un sujet adultes, et surtout un dessin fortement inspiré des mangas. « Tout jeune, je dessinais des bandes dessinées, je faisais des suites de tout ce que je voyais, Spider-Man, Indiana Jones, Ulysse 31. Et puis j’ai découvert Saint Seiya (Les Chevaliers du Zodiaque) et là, j’ai reçu une grande claque. Visuellement, je me suis dit que c’était ça que je voulais faire et rien d’autre. Et je n’ai toujours pas changé d’avis. »
Patrick fait la tournée des éditeurs, son carton à dessin sous le bras, lors du Festival d’Angoulême, évidemment. Les réactions sont unanimes : son projet est refusé partout. Saisi par cet échec, il revoit radicalement sa copie en dessinant une histoire jeunesse fortement inspirée par ses souvenirs des Chevaliers du Zodiaque. Le chemin lui parait moins encombré. Bon calcul puisque Delcourt lui fait immédiatement signer un contrat, ce qui prend complètement Patrick par surprise. « Quand Guy Delcourt m’a demandé combien de tomes j’avais prévu, quelle était la suite, je ne savais pas quoi lui répondre. Pour moi, les 10 planches proposées étaient juste un projet sans suite. » Patrick Sobral le reconnaît lui-même, les deux premiers tomes laissent à désirer. Il ne croit pas en la série et exécute cette « commande » sans passion, du moins au tout début.
Le résultat, une BD hybride, graphiquement proche du manga, mais dans un format et une pagination franco-belge, trouve sa place à une époque où les éditeurs cherchent la recette magique du manfra, le manga à la française. Les Légendaires proposent un mangalike avec un autre rythme, un autre découpage et l’ajout de couleurs. Un entre-deux qui s’imprègne des deux cultures, clairement estampillé jeunesse et qui rassure ainsi les parents, inquiets des lectures nippones de leurs chères têtes blondes.
Le manque d’intérêt pour sa propre série s’évanouit très rapidement chez Patrick Sobral. Encouragé par les ventes satisfaisantes des premiers albums, il se prend au jeu, jusqu’à être complètement investi par son histoire. « Il y a eu un tournant à partir du tome 5. Les ventes ont commencé à décoller. Il faut dire que les albums étaient de bien meilleure qualité que les premiers. Je m’investissais à fond. Et puis la campagne marketing avait bien fonctionné. Les packs « tome 5 + tome 1 gratuit » avaient boosté les ventes. » Le cercle des fans grossit rapidement, tout en étant très actif. Pour se reconnaître, certains portent au poignet le petit bracelet de la série. Les cosplayers fleurissent. Les Légendaires ont droit à une chanson de fans et même une pièce de théâtre. L’implication de l’auteur dans la vie de la série est proportionnelle à l’engouement des fans. Très proche d’eux, il alimente son site (qui reçoit plus de 2000 visites par jour) d’images et d’informations, suit les forums sur la série, répond aux questions, au risque d’être submergé par le phénomène.
À partir du tome 10, les Légendaires prennent un tournant assez radical. « C’est la deuxième époque qui a véritablement fait exploser la série. J’avais envie de faire évoluer l’histoire vers quelque chose d’un peu plus ado, avec des personnages plus complexes, l’apparition plus franche de la mort, une certaine sensualité. » La réaction de certains fans est hystérique. Les insultes pleuvent sur les forums. Patrick déconseille fortement à certains de venir aux festivals tellement leur agressivité est palpable. L’un d’entre eux aurait même montré un album à sa mère psy qui décrète que l’auteur a un esprit malade. Heureusement, ces réactions sont minoritaires. Si l’évolution de la série en laisse quelques-uns sur le carreau, elle séduit beaucoup plus de nouveaux lecteurs. Avec des réactions, ma foi, tout aussi excessives, mais dans la douceur. Ainsi, pour honorer la mémoire de Danaël, l’un des personnages principaux qui trouve la mort dans un des épisodes, un groupe de fans crée un site mausolée où chacun peut déposer un mot en hommage à l’un des Légendaires. Patrick Sobral avoue avoir eu les larmes aux yeux en lisant le poème de plusieurs pages d’un(e) de ses fans.
Il était toutefois temps pour lui de prendre un peu de recul par rapport au phénomène. Mettre un peu de distance avec ses fans, mais aussi réduire sa cadence de production. Précisons ici que le dessinateur réalise depuis 2004 deux albums des Légendaires par an. Un travail harassant. « Je vais un peu me calmer. D’abord parce que j’ai des problèmes de dos, de hernie discale. Ensuite parce qu’avec le dessin en semaine et les festivals les week-ends, je n’ai plus une minute à moi. Je vais souffler un peu et il ne devrait plus y avoir qu’un album des Légendaires par an. »
Pas tout à fait. Car un spin-off est annoncé pour 2011. Dessiné par Nadou, une jeune auteure découverte sur Internet, et scénarisé par Patrick Sobral. Il décrira la jeunesse des Légendaires, c’est-à-dire l’époque où ceux-ci n’étaient pas encore des enfants. Oui… bon, les fans de la série comprendront.
Le rêve de Patrick Sobral serait également de réaliser un dessin animé de la série, rejoindre les Chevaliers du Zodiaque qui lui ont donné l’envie de commencer. Curieusement, les maisons de production sont frileuses. Elles recherchent plutôt des séries pouvant être déclinées en gags courts, susceptibles d’être diffusés dans le désordre. L’idée de Patrick Sobral est un feuilleton à suivre avec des épisodes de 20 minutes qui rappelleraient la structure des Mystérieuses cités d’or ou d’Ulysse 31, succès bien connus. Ce n’est pas à l’ordre du jour pour l’instant. Nul doute que lorsque la série aura atteint un degré de notoriété incontournable, les maisons de production se bousculeront au portillon.
Il ne devrait peut-être pas falloir attendre très longtemps. Après un tome 12 tiré à 100 000 exemplaires, le tome 13 ajoute 50 000 exemplaires de plus à un score déjà impressionnant. Si ce n’est pas un signe que les éditions Delcourt ont de gros espoirs en cette série… Les Légendaires se placent d’ailleurs dans le top 3 des meilleurs tirages de l’éditeur, à égalité en 2010 avec Les blagues de Toto. C’est-à-dire, en 2011, au niveau d’un album de Naruto. Le fond s’en ressent, puisqu’à chaque nouvel épisode, les ventes des premiers volumes reprennent des couleurs. Visiblement, le plafond des lecteurs n’a pas encore été atteint. Où s’arrêteront Les Légendaires ? Début de réponse dans deux ou trois albums.
(par Thierry Lemaire)
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