Interviews

Philippe Geluck : "Enfin libre !"

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 22 janvier 2013                      Lien  
La décision, annoncée sur son appli iPad et Androïd, a un peu surpris : Philippe Geluck arrête de produire Le Chat pour les hebdomadaires et les quotidiens qui l'accueillent depuis trente ans. Quelles sont les raisons de cette décision? Philippe Geluck s'explique.

Pourquoi décider de ne plus publier Le Chat dans ces journaux et pourquoi maintenant ? C’est une volonté de faire comme Bill Watterson et Calvin & Hobbes [1] ?

J’essaie d’arrêter de publier mes dessins dans la presse hebdomadaire, dans Le Soir de Bruxelles, dans VSD en France et dans L’Illustré en Suisse. J’ai choisi la date-anniversaire des 30 ans du Chat pour que cela marque la fin d’un cycle : 1983-2013. C’est un chiffre rond, symbolique. Cela aurait pu être la semaine prochaine ou dans six mois, il n’y a pas de calcul particulier. C’est une décision réfléchie, volontaire, pour me libérer de la pression et de la régularité métronomique qui a été la mienne pendant 1640 semaines depuis trente ans, pour me redonner de la liberté, de l’espace, de la réflexion, du recul...

Philippe Geluck : "Enfin libre !"
Madame Christo
(c) Geluck

Rassurez-nous, ce n’est pas votre santé qui défaille ?

Tout va bien. Mon bilan de santé est absolument parfait. Il n’y a pas non plus de dépression dans l’air, ce qui était le cas de certains de mes aînés comme Franquin ou Hergé, et d’autres. il n’y a rien de tout cela. il y a la volonté de reprendre de la liberté. Ce n’est pas non plus une préretraite parce que je souhaite ne jamais la prendre, mais une envie de casser un rythme pour en trouver un autre, plus libre, plus autogéré.

Vous n’avez pas peur que les lecteurs de ces journaux se sentent abandonnés ?

C’est très gentil de le dire. C’est sûr que ce n’est peut-être pas sympas pour mes fidèles lecteurs mais, comme lorsque j’ai quitté certains projets radio ou télévisuels, je ne peux pas non plus être l’esclave de mon succès. Je veux pouvoir accrocher ma barque sur le bord du fleuve et découvrir ce qu’il y a à l’intérieur du pays.

C’est lié à la naissance de votre premier petit-fils ?

C’est sûr que cela marque une étape dans la vie. Cela provoque la réflexion. A la naissance de mes enfants, j’avais arrêté le théâtre pour les accompagner, les voir grandir... Peut-être que trente ans plus tard, la naissance de mon petit-fils m’a fait réfléchir au temps qui passe. Il y a lui, mais aussi ma femme, mes amis... Avec les quatre métiers que j’ai toujours pratiqués de front, il faut peut-être que je me calme pour ne pas avoir à me dire plus tard que j’ai loupé des choses.

Ce n’est pas une renonciation au papier au profit de l’Internet ?

Non, non, non ! Là, cela voudrait dire que les rats quittent le navire !

Ces journaux se vendaient sans doute un peu mieux grâce à vos dessins. C’est une mauvaise nouvelle pour eux...

Je ne sais pas si cela peut avoir cet impact-là ! C’est bien gentil de le dire. Rien ne m’empêche de collaborer pour eux à des numéros spéciaux. Cela dit, on ne sait jamais, je me pose tous les jours la question : Frédéric Dard avait un jour réuni les journalistes dans un restaurant pour leur dire : "J’arrête San Antonio !" après en avoir écrit genre plus de 150 ! Et en rentrant chez lui, il s’est aperçu qu’il avait eu un coup de cafard, qu’il n’avait aucune envie d’arrêter ! Il a rappelé les journalistes un par un pour leur dire : "- Je retire ce que j’ai dit, ce n’est pas vrai !" Il en a encore écrit 80 après...

Vous nous faites des adieux à la Joséphine Baker (rires) ?

Imaginez qu’il y a des manifestations de masse dans les rues, que le roi intervienne, que François Hollande interrompe une réunion avec les généraux de l’armée pour faire une déclaration me demandant de revenir, je pourrais reconsidérer l’histoire... Comme Conan Doyle avec Sherlock Holmes obligé de continuer devant le tollé populaire !

Geluck et l’art... des T-Shirts
(c) Geluck
Bronze de Philippe Geluck : Rawajpoutacha
Photo : Frédéric Latinis

Mais là, soyons clairs, vous n’arrêtez pas.

Je n’arrête pas ! J’ai annoncé mon arrêt sur mon appli iPhone et Androïd -qui est gratuite, comme vous le savez- pour le tester, pour voir comment cela communiquait... Plutôt pas mal, on dirait. Je continuerai à l’alimenter.

Vous allez continuer à publier un album par an. Or un album, c’est 48 pages et un hebdomadaire, c’est 52 numéros. Le changement n’est pas énorme...

Effectivement, vous avez raison. Mais si je voulais m’arrêter deux mois pour me consacrer à autre chose : un roman, un scénario, une pièce de théâtre... Je ne peux pas le faire avec mes contrats pour la presse. C’est cette liberté-là que je veux me donner totalement pendant une période, quitte à passer un mois ou deux à l’étranger, et dessiner là-bas, chose que je n’ai quasiment pas pu faire pendant trente ans.

Les grands chantiers que j’ai menés comme l’expo des 20 ans, le dessin animé, etc. J’ai dû le faire en plus de mon travail quotidien. C’est extrêmement chronophage et énergivore. En même temps, je me réalise dans la suractivité, j’aime cela. Mais je me dis qu’il faut faire gaffe aussi. Ma santé est bonne, il ne faut pas que je la mette en danger.

En 30 ans la BD a sacrément évolué. On est passé de 300 nouveautés à plus de 4000 chaque année...

Qu’il y ait beaucoup gens qui aient envie de faire de la BD, c’est rassurant. C’est un beau métier, un métier artistique... On rêverait d’avoir moins de choses et de ne garder que les bonnes, mais els éditeurs ont besoin d’exister, de faire du chiffre. Ce qui me navre un petit peu, c’est que le métier soit allé vers quelque chose d’aussi commercial, d’économique. On raisonne plus en termes de palettes et de rentabilité que de livres et de coups de cœur artistiques.

"Maître Pierre". Hommage à Pierre Alechinsky
"salade César", sculpture de Philippe Geluck
DR

Pour Le Chat, ce n’est pas la crise...

Je suis en progression au milieu de grandes séries qui se sont cassées la gueule. Je suis passé entre les gouttes de cette crise-là. Je m’inquiète pour eux. On n’en a pas encore parlé mais je demande aux journaux que je quitte d’avoir l’attention de dédier la page que j’occupais au dessin. Je voudrais chercher avec eux de jeunes dessinateurs pour me succéder, qui continueraient à apporter ce regard dessiné sur l’actu.

Benoit Mouchart arrive chez Casterman au mois de mars. Vous le connaissiez bien.

Oui, c’est quelqu’un que j’apprécie beaucoup, que je me réjouis de voir arriver parce qu’il a une vraie culture de la BD et je crois une bonne connaissance des auteurs, des mouvements qui arrivent et même de l’international. C’est là que Casterman doit orienter son développement futur. Ils n’ont pas de souci à se faire, je continuerai à publier chez eux.

Outre votre présence à la BRAFA, vous avez un projet d’exposition à New York...

Il s’agit d’inaugurer un lieu en cours de rénovation dans l’Ouest de Manhattan, dans quartier de Meatpacking District, là où il y avait les anciens abattoirs et qui est devenu un quartier très branché. C’est une galerie dédiée à la Belgique et à ses représentants les plus illustres. Ils m’ont demandé de faire l’exposition d’ouverture. À la BRAFA, j’y étais déjà allé deux-trois fois, mais là j’ai travaillé spécifiquement pour cette exposition en produisant des œuvres sur le thème de l’art et de ses rapports avec l’artiste. Avec la présentation de mon troisième bronze intitulé "Rawhajpoutacha". Des projets pour lesquels il me faut aussi de l’espace et de la liberté.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

En médaillon : Philippe Geluck (C) Casterman

[1Bill Watterson a décidé d’arrêter sa série le 31 décembre 1995, alors qu’elle était publiée dans 2200 journaux dans le monde.

 
Participez à la discussion
7 Messages :
  • Philippe Geluck : "Enfin libre !"
    22 janvier 2013 14:49, par Frencho-ID

    Ce texte doit être revu car certaines questions sont intégrées dans les réponses.

    Répondre à ce message

    • Répondu par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 22 janvier 2013 à  17:23 :

      Vous avez raison. Nous avons corrigé cette erreur.

      Répondre à ce message

      • Répondu le 22 janvier 2013 à  17:47 :

        Il reste encore :
        "Ces journaux se vendaient sans doute un peu mieux grâce à vos dessins.

        C’est une mauvaise nouvelle pour eux..."

        Répondre à ce message

        • Répondu par Pierrot Dinjour le 22 janvier 2013 à  23:06 :

          Ne manquerait il pas non plus quelque chose dans cette question : "Pourquoi décider de publier Le Chat dans ces journaux et pourquoi maintenant ?" ? Ne serait-ce pas "décider d’arrêter de publier" ?

          Répondre à ce message

  • Philippe Geluck : "Enfin libre !"
    22 janvier 2013 17:32, par philippe capart

    L’idée qu’un dessinateur fait vendre plus de journaux me paraît évidente ! La bande dessinée a émergé de ce constat à la fin du 19ième et meurt aujourd’hui (sous sa forme première) parce que les rédactions ou ses décisionnaires, ont perdus cette évidence de vue.

    Il y a quelques années le directeur du Figaro, si je me souviens bien, refusaient d’admettre à Goscinny que la présence d’Astérix dans son magazine avait booster de manière significative les ventes.

    Aujourd’hui, la bande dessinée présente en presse n’est que de la prépublication d’album, artificiellement découpée et n’a aucun attrait.Rien à voir avec l’animation graphique présente dans les journaux de Hearst. Le chat de Geluck est (était) encore dans cette lignée de création de presse dont était issus Hergé et Franquin. La timidité à avouer son impacte dans la vente en presse porte préjudice aux dessinateurs. Tintin a fait vendre "le soir", le chat aussi, et certainement de manière significative. Cet aveuglement m’hallucine car en générale, quand il y a gros bénéfices, les actionnaires ouvrent bien grands les yeux...

    Répondre à ce message

    • Répondu par J-Jacques le 22 janvier 2013 à  19:08 :

      Tintin a fait vendre "le soir",

      Tintin a surtout fait vendre le XXe siècle. Dans Georges et Tchang, Colonnier montre bien que sans le succès du Petit vingtième une fois par semaine, le quotidien n’aurait pas survécu.

      Répondre à ce message

      • Répondu par philippe capart le 26 janvier 2013 à  19:23 :

        voici un texte pour rajouter du pétrole sur le feu (d’une discussion éteinte) : "Dr. George Gallup’s first research study, released in 1931, analyzed the preferences of newspaper readers in Des Moines, Iowa. His report produced two startling conclusions concerning the Sunday comics : The least popular comic strip was better read than the main news story, and adults as well as children were avid readers of the Sunday comics section, refuting the assumption that the Sunday comics section was largely the purview of young people." En gros, en 1931, dans la ville de Des Moines, les lecteurs du journal du dimanche, adultes ou enfants, démarrent leur lecture par les bandes dessinées. Il était évident alors que l’expression graphique avait un poids non négligeable dans la vente d’un journal. (source article dans Hogan’s Alley : "Funny Business : The Rise and Fall of Johnstone and Cushing", Sep 29,2012, par Tom Heintjes)

        Répondre à ce message

CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Didier Pasamonik (L’Agence BD)  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD