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Philippe Squarzoni : "Renouveler son dessin et ses modes narratifs reste un défi excitant !"

Par Charles-Louis Detournay le 8 août 2016                      Lien  
Après "Mongo est un troll", l'un des précurseurs en bande dessinée documentaire qui avait été primé pour "Saison brune" revient à son genre de prédilection en adaptant "Homicide", le best-seller de David Simon, tout en se démarquant de l'adaptation télévisuelle réalisée au début des années 1990.

Vous avez débuté votre carrière en bande dessinée avec un regard très documentaire ; qu’est-ce qui a orienté ce choix ? Le fait que cela ne soit que peu exploité à l’époque ?

Philippe Squarzoni : "Renouveler son dessin et ses modes narratifs reste un défi excitant !"Lorsque j’ai réalisé Garduno, en temps de paix il y a quinze ans, la bande dessinée documentaire n’était pas un créneau à prendre, c’était une impasse : les éditeurs n’y croyaient pas. Lorsqu’Etienne [Davodeau] avait publié Rural !, aucun éditeur ne se disait que ce serait un créneau porteur. La situation actuelle est à l’opposé de ce que nous avons pu vivre à l’époque.

Pourquoi vous êtes-vous alors si impliqué : parce qu’il y avait des sujets à défendre et la bande dessinée était votre vecteur de communication ?

Il s’agissait moins des sujets à défendre que mes propres centres d’intérêt : la politique, la géopolitique, les grands événements qui se déroulent dans le monde,... Comme la bande dessinée est mon medium, l’idée de les traiter par ce biais s’imposait. Je me suis essayé à la fiction, mais dès qu’une thématique me parle, elle sera souvent ancrée dans la réalité.

Ces envies de fiction, vous les avez par exemple concrétisé avec Mongo est un Troll. Vouliez-vous travailler sur un livre en opposition du précédent Saison brune, qui a d’ailleurs été un grand succès ?

Ce n’était pas qu’une envie négative de ne pas faire un documentaire, Mongo est un Troll était également porté par l’envie positive de réaliser un récit différent : renouveler son dessin et ses modes narratifs reste un défi excitant ! Beaucoup de dialogues par rapport à ce que je réalise habituellement, une mise en scène plus classique, etc. Je ne suis pas persuadé d’avoir complètement relevé ce défi...

L’intérêt de Mongo est un Troll réside selon moi dans le fait de sortir d’une ligne narratrice très classique tout en jouant de façon décalée avec les codes de l’Heroïc Fantasy.

J’ai effectivement joué sur l’absence de quête, ou fait en sorte que chaque mini-quête n’aboutisse pas car cela n’intéressait pas les personnages... Encore fallait-il que cela intéresse tout de même les lecteurs...

"Mongo est un troll" - Par Philippe Squarzoni (Delcourt)

Comment êtes-vous alors revenu à cette synthèse du récit et du documentaire que représente le livre de David Simon : Homicide ?

J’ai lu ce livre pendant que je réalisais Saison brune, par pur plaisir personnel. J’avais vu quelques saisons de The Wire et je suis tombé sur son livre dans une librairie aux États-Unis. Et lors de la lecture, pour la première fois en ce qui me concerne, j’ai ressenti une forte envie d’en faire une bande dessinée, de par son contenu très intéressant mais également grâce à la qualité littéraire du style de David Simon.

Pourquoi le propos vous a-t-il attiré : parce qu’on sortait du quotidien de la police souvent évoqué dans des fictions à la Starsky & Hutch ?

David Simon présente avec minutie et exigence le vrai travail d’une brigade criminelle, et à Baltimore qui reste malheureusement une ville assez violente. Puis son style d’écriture convenait admirablement bien à cette adaptation. Par la suite, je me suis aussi rendu compte que pour la première fois dans ce registre, je n’allais pas utiliser de narrateur à la première personne, ce que je n’avais pas encore expérimenté. Les événements sont décrits par la voix chorale des inspecteurs, et pas celle du journaliste David Simon ou encore moins la mienne. Cette nouvelle entrée m’a permis de me poser de nouvelles questions sur la BD documentaire : cela ressemble plus à un récit, sans en être un réellement.

Votre subjectivité d’auteur s’impose néanmoins par votre découpage et vos cadrages : vous dirigez le regard du lecteur.

Oui, il y a mon regard d’adaptateur, mais il y avant tout le prisme de David Simon qui a voulu garder dans son livre les thématiques auxquelles il est sensible. Comme il possède une conscience politique, il a choisi par exemple de ne pas effacer les tensions auxquels les policiers sont soumis, mais de les mettre en exergue : la politique du chiffre qui entraîne une baisse de la qualité de la brigade, etc.

Puis ce mélange d’empathie et d’humour, qui ne bascule jamais dans le cynisme, ce qui est très spécifique à David Simon selon moi. À ce premier regard, je rajoute bien entendu mon propre prisme : ce que je garde de son humour, la façon dont je découpe et je cadre. Il y a donc deux visions d’auteurs consécutives, mais pas de narrateur qui semble imposer ce point-de-vue au lecteur.

On dit souvent qu’ "Adapter, c’est trahir". Or vous avez choisi de maintenir le chapitrage du livre : qu’est-ce qui a orienté ce choix ?

Rappelons qu’il s’agit de faits réels. A contrario de la représentation traditionnelle du travail de la police dans les polars, au cinéma et dans les séries, la spécificité du livre réside dans ces enquêtes qui semblent dénuées d’intérêt, ses détails ou ses moments insignifiants : les flics qui tapent à la machine et se rendent sur des lieux de crimes sur des voitures qui ne roulent pas vite. Cette monotonie, ces répétitions, ce train-train est paradoxalement constitué de meurtres et de violences. Ce rythme était selon moi une des qualités du livre que je devais garder. Et comme le texte qui me plaisait également m’était alors indirectement imposé, j’ai dû réfléchir autrement sur le rapport texte-image.

J’ai lu beaucoup d’interviews d’auteurs adaptant des livres et qui expliquaient couper dans le texte ce qui était évoqué au dessin. Cela me semble légitime, mais il me semble également que si c’est appliqué de facto à tout le livre, on perd alors une des richesses de la bande dessinée, car certaines BD de pure création utilisent des redites texte-image (Frank Miller par exemple), ce qui donne un effet particulier. J’ai donc voulu maintenir toute la palette des possibles du rapport texte-image ; parfois le texte disparaît complètement dans des cases muettes, parfois cela se complète et je coupe dans le texte ce qui est présenté, et à d’autres moments, je maintiens une redondance pour accentuer un effet. Par exemple, lorsque je dessine un cadavre sur un canapé et que le texte reprend cet état de fait mot pour mot, cela signifie que l’inspecteur réalise cette propre observation.

Une double-page mûrement réfléchie (voir ci-dessous)

Prenons l’exemple de cette double planche (ci-dessus), vouliez-vous d’entrée de jeu jouer le temps passé lors de la séquence, alors qu’elle reste fixe ?

Je dirais même que la scène est figée. Les champs n’évoluent pas, car l’inspecteur ne reçoit aucune information qu’il ne possédait pas au début. De plus, je ne les représente jamais dans la même case, car ils ne se rejoignent pas : à aucun moment l’inspecteur ne parvient à entraîner le témoin dans son monde, à collaborer avec la justice. Ils restent donc séparés du début à la fin de la scène. Je dois ce principe de répétition d’images aux Comics américains. Ces doubles-pages et ces retours d’images très américains représentent ce qui m’est apparu à la première lecture du livre. Je n’abandonne pourtant pas le franco-belge, par exemple par l’utilisation du gaufrier lorsqu’aucun nouvel élément ne va ressortir d’une ixième étude d’un dossier.

Comme vous l’expliquiez, on ressent une forte influence des Comics dans cette série.

En effet, pour me couler dans le regard du lecteur, j’ai travaillé continuellement avec les deux pages en face-face, qu’il s’agisse de temps en temps d’une double-page, ou de deux simples. Et à ce niveau, je reste très admiratif du travail d’Alan Moore, notamment sur les symétries de The Watchmen ou quand la position d’une case dans une planche comporte le même sens qu’une case identiquement positionnée trois pages avant, etc. J’ai donc tendance à réfléchir de cette manière, et à travailler de la même façon sur des doubles-pages qui apportent une saveur complémentaire.

Une des nombreuses doubles-pages, construites pour le pli du livre broché ne gêne pas la lecture.

Qu’est-ce qui a motivé votre choix d’un noir et blanc ponctué de rouge : le besoin de faire ressortir le sang, ainsi la couleur des enquêtes ouvertes sur le tableau du commissariat ?

Initialement, je voulais moi-même réaliser ce livre avec peu de couleurs, comme l’a réalisé Pascale Drac, pour insister une fois de plus sur la monotonie et la répétition, mais je n’y suis pas parvenu. J’ai basculé sur un noir et blanc, avec la problématique que vous soulevez : que faire du rouge du tableau ? J’ai discuté avec Guy Delcourt, et nous avons décidé de proposer le travail à une coloriste, et Pascale est parvenu à jouer sur cette bichromie tout en opérant sur les éclairages des personnages intéressants, et pas seulement ceux du premier plan. Puis, avec deux meurtres tous les trois jours. le rouge du tableau et du sang casse la monotonie et la routine de ce travail, ce tonneau des Danaïdes, ces meurtres sans fin dont aucun n’est particulièrement intéressant sans pour autant être anodin. Et ces flics s’accrochent... malgré tout.

N’avez-vous ressenti l’envie de regarder la série Homicide une première adaptation de ce livre de David Simon et qui a précédé The Wire ? À mes yeux, elle était bien parvenue à restituer cette ambiance de monotonie et de travail inabouti...

Crédit : DR

Oui, car elle est considérée comme une très bonne série, et je me la suis procurée, non sans rencontrer quelques difficultés. Vous avez sans doute été plus impressionné en la visionnant à l’époque, car elle a passablement vieilli. Elle s’éloigne également du livre, car l’inspecteur trouve assez souvent dans l’enquête la rédemption de problèmes personnels, en écho à ce qui se faisait et se fait encore dans les séries plus traditionnelles. Cela a néanmoins représenté une base documentaire intéressante, avec par exemple leurs Chevrolet Cavalier qui étaient de si mauvaises voitures qu’aucun collectionneur n’inonde son blog de ses photographies. Cela m’a également permis de concevoir autrement ma structure. C’est la première fois que je réalise un travail découpé sur plusieurs tomes et j’avais imaginé couper ce premier tome après le premier chapitre. Mais lorsque je me suis aperçu que la série avait placé la césure à la découverte du corps de la petite fille, ce qui entamait mon second tome, j’ai donc changé mon fusil d’épaule, et j’ai gardé trois pages en fin de premier tome pour placer cette accroche.

Deux acteurs d’Homicide - Life on the street, devant le célèbre tableau qui met en compétition les équipes et les inspecteurs : en rouge les dossiers toujours ouverts, en noir les dossiers clôturés.
Crédit : DR

Il s’agit donc du premier tome d’un ensemble de cinq ?

Effectivement, le second sortira en janvier, puis nous reviendrons sans doute à un rythme plus coutumier d’un album par an. Je vais certainement me retrouver un moment confronté des difficultés à me renouveler, mais pour l’instant, je n’envisage cela qu’avec du plaisir.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782756042176

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A propos d’Homicide, lire également notre chronique de ce premier tome.

A propos de Philippe Squarzoni, lire également sur ActuaBD.com :
- la chronique de Torture Blanche
- une autre interview de Squarzoni à propos de Saison brune : "Le fait qu’une porte de sortie existe ne veut pas dire qu’on va la prendre."

Photos en médaillon : Charles-Louis Detournay.

 
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