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Pierre Dubois & Xavier Fourquemin : « Il est important de sacraliser l’enfance »

Par Nicolas Anspach le 8 juin 2009                      Lien  
{{Pierre Dubois}} et {{Xavier Fourquemin}} racontent dans {La Légende du Changeling} l’histoire d’un enfant des fées, Scrubby, échangé à sa naissance avec un petit humain. Il a accompagné ses « parents » à Londres et parvient à se connecter à l’univers parallèle des fées et des lutins dans la métropole anglaise, alors en pleine mutation industrielle.

Scrubby, pour subvenir à ses besoins, va devoir travailler. Il trouve un emploi dans une mine de charbon. Même dans les entrailles de la terre, le merveilleux viendra se rappeler à son souvenir… Pierre Dubois, fin connaisseur du monde elfique, aborde cette série en compagnie de son dessinateur, Xavier Fourquemin.


Pierre Dubois, d’où vient votre goût pour le fantastique et le merveilleux ?

PD : Depuis mon enfance, je crois sincèrement en l’esprit du lieu. Je suis né dans les Ardennes françaises. Il y a dans cette région des forêts de légendes qui ont une âme et une histoire. William Shakespeare, déjà, parlait de ces lieux dans une pièce de théâtre intitulée Comme il vous plaira. Une forêt où il avait des fées, des nains et des nutons. Une forêt où il y a eu des histoires étonnantes comme celle des « Quatre Fils Aymon », etc. J’ai baigné dans cet univers de légende pendant les premières années de mon enfance.
Mes parents ont dû déménager dans le nord, ce qui a provoqué une véritable cassure chez moi. Il n’y avait plus d’aussi beau paysage là où nous vivions. J’ai alors reporté l’univers dans lequel je vivais auparavant dans mon imaginaire. C’est devenu mon jardin secret. Un peu comme « le compagnon invisible » de Stevenson : mon besoin de légende et de conte a été nourri intérieurement, en secret. Il s’est intériorisé.
Dans la maison de mon enfance, il y avait un poêle ardennais. Lorsqu’on l’ouvrait, le feu ronflait et projetait des étincelles. On voyait alors au plafond une sorte de paysage, comme venu d’une lanterne magique. Je m’imaginais alors des lutins et des fées fabriquant des épées ou frappant des dragons à l’intérieur du poêle. Tout mon univers et ce besoin de rêver est venu de ces moments-là. J’ajouterais également un petit goût de Peter Pan, et une envie de parler de cette enfance en la sacralisant ! Ce dernier mot m’est important. Mon ami René Hausman a également toujours voulu garder une certaine faculté d’enfance.

N’êtes-vous pas triste qu’aujourd’hui, on soit rentré dans un monde trop sérieux. Les enfants n’ont plus peur du loup, mais du pédophile. Alors qu’auparavant le pédophile était associé au loup…

PD : Oui. Le pédophile était Barbe-Bleue, l’ogre. Tournier l’a raconté dans Le Roi des Aulnes où l’enfant est le seul à entendre l’ogre qui l’appelle. Le conte est un récit initiatique qui permettait de mettre l’enfant en garde. On parlait des ogres, des dragons, des prédateurs, des marâtres, etc. On parlait à l’enfant des problèmes qu’il allait rencontrer dans sa vie, au travers d’une histoire simple où généralement le personnage, petit et pur, fait alliance avec la nature pour sauver un animal blessé ou rentrer dans la forêt avec un certain respect. Un peu comme Scrubby, le personnage principal de La légende du changeling, qui s’allie avec les esprits de la forêt et de la mine. Il faut que l’on retourne vers cela ! Les enfants ont besoin que nous leur racontions les contes qu’ont hérité leurs aînés de génération en génération. La télévision a provoqué une cassure et les grands-parents n’ont plus transmis cette culture populaire venant du terroir. L’école et la société ont aussi voulu la faire disparaître. On défriche pour ne voir qu’une seule tête et du béton partout ! Notre société nous robotise. Même les religions monothéistes appauvrissent notre imaginaire de tous ces petits dieux qui nous environnaient.

Pierre Dubois & Xavier Fourquemin : « Il est important de sacraliser l'enfance »
Extrait du T2 de "La Légende du Changeling"

Les enfants ont-ils perdu ce lien avec le conte ?

PD : Non. Encore aujourd’hui, alors que notre monde est bétonné, les légendes urbaines sont incroyables. Dernièrement, j’ai été à la rencontre de jeunes étudiants à Maubeuge. Ces petits sauvageons n’ont soi-disant plus de racine. J’évoquais la Banshee, la dame blanche celte, qui apparaît la nuit et suit les cours d’eau. Elle est l’émanation de la source de la rivière. Cette fée vient annoncer des évènements. En Bretagne, elle pousse la charrette de la mort. Il y avait quelques enfants arabes parmi ces étudiants. Je leur dis qu’ils doivent faire attention à Aïsha Kandisha, un personnage issu de leur culture. Ils étaient étonnés que je la connaisse. Mis en confiance, l’un de ces gamins me raconte que Aisha Kandisha hante le parking d’Auchan à minuit. Elle sort d’un fossé pour avertir les gens des malheurs qui vont arriver. Je demande au gosse de me la décrire. Il me répond qu’elle est laide car l’eau est polluée, et surtout qu’elle pousse un caddie ! La mémoire collective, qui traverse les générations est incroyable !
La Légende du Changeling se déroule à Londres, là où tout s’est fait et défait ! Mais le merveilleux est universel. Des amis africains me parlent d’histoire de lutins, de fées et de sorcières qui se passent dans leurs pays. Ce sont presque les mêmes récits. Ils sont le reflet de nos peurs, de nos angoisses, etc. Mettre une image sur une angoisse, comme par exemple celui du visage de Aisha Kandisha, permet de les combattre. Le conte sert aussi à cela !

Lorsque l’on voit le succès de certaines œuvres littéraires, comme Harry Potter ou Le Monde de Narnia, et des grosses productions cinématographiques américaines qui en sont tirées, on s’aperçoit que l’homme a besoin de cela.

XF : Oui. Nous vivons dans un quotidien assez froid et dur. Un gamin a besoin de croire en une porte de sortie. Un jour, mon fils m’a dit qu’il y avait une pièce secrète dans notre maison. Un endroit que je ne connaissais pas. Il s’est inventé son propre univers fantastique. Beaucoup de gens ont développé un jour un tel univers.

Pierre Dubois, n’est-ce pas intimident pour un jeune auteur de travailler avec un auteur tel que vous ?

PD : Je connaissais le travail de Xavier l J’ai même écrit un banc-titre pour Alban, la série qu’il animait avec Dieter. J’ai tout de suite aimé son graphisme. Et ne parlons pas de ses couvertures qui sont quasiment magiques ! Elles synthétisent les ambiances de l’album. En regardant les illustrations de Miss Endicott, on a directement envie de connaître ce Sherlock Holmes en jupon, ressemblant à Mary Poppins.
Quand Xavier m’a proposé de travailler ensemble, il était évident que nous embrayerons sur un monde où il aurait des fées et des elfes. Les gros musclés qui combattent les dragons et les sorcières tels qu’on les voit dans les récits d’Heroïc Fantasy ne m’intéressent pas ! Il m’était plus intéressant de rester dans l’époque victorienne pour mieux mettre en valeur ce que l’on peut perdre si on ne s’ouvre pas vers ce jardin secret qu’il y a en chacun d’entre nous, et dont il faut retrouver le chemin, comme le petit Poucet. Ne perdons pas nos cailloux blancs ! Et ne nous égarons pas, comme Alice, dans le petit chemin qui nous emmène vers le terrier de lapin !

XF : Je n’étais pas impressionné par cette collaboration. Pierre est une encyclopédie, et maîtrise parfaitement l’univers féérique. Il peut partir dans une direction avec le récit, se perdre, mais il retrouvera toujours le chemin. J’avais confiance.

Extrait du T2 de "La Légende du Changeling"

Pierre Dubois, pourquoi écrivez vous des bandes dessinées ? Vous pourriez ne publier que des romans et des encyclopédies …

PD : J’ai toujours aimé la bande dessinée. Lorsque j’étais enfant, la bande dessinée était considérée comme de la « contrebande », tout comme les livres, d’ailleurs. Mon père pensait que c’était du bourrage de crâne. Quand il me voyait un livre à la main, il me disait : « Tu n’as rien d’autre à faire. Je vais te donner du boulot, si tu ne fais rien ! ». Je lisais donc en cachette. J’étais fasciné par les livres car ils représentaient l’interdit ! Le livre avait un côté magique : j’aimais les toucher, les sentir et évidemment les lire. Je reniflais les livres de classe de ma grande sœur qui étaient illustrés par René Giffey. Ma mère m’achetait, en cachette, des illustrés. Je me souviens que l’un d’eux publiait les aventures de Buffalo Bill dessinées par Giffey. Les personnages ressemblaient aux livres de classe de ma sœur. Cette confusion me faisait croire que tout cela était le même univers : Louis XIV ressemblait à Buffalo Bill. La Pompadour à Calimity Jane, etc.
J’ai donc été très tôt fasciné par l’image et la narration. J’avais des cousins belges qui lisaient des bandes dessinées, et ils les jetaient. Je me souviens avoir ramassé, presque dans leur poubelle, des débris de pages du Moustique ! La bande dessinée était devenue une culture « flibustière », une contrebande ! Et c’était donc d’autant plus fascinant d’en lire !
J’ai autant de plaisir à raconter une histoire sous la forme d’un roman, d’une nouvelle, d’une bande dessinée ou de manière orale, en tant que conteur. L’aspect le plus fascinant avec une bande dessinée, c’est qu’elle va brusquement prendre une forme différente selon les choix du dessinateur. Dans La Légende du Changeling, je redécouvre le Dartmoor [1], une région où j’aime me perdre. Xavier l’a retranscrit de manière fidèle, et a enrichi de ce fait l’histoire…

Vous vous appropriez des lieux qui ne sont généralement pas associé au merveilleux : la ville, la mine, etc.

XF : C’est tout l’intérêt. Nous dessinons les bas quartiers crasseux et populaires de Londres. Dès qu’une fée apparaîtra dans cet univers sordide, cela paraîtra extraordinaire. La confrontation des deux univers rend le propos cohérent.

Pierre Dubois amène malicieusement l’émerveillement. À un moment le lecteur croit que le récit va bifurquer et l’intrigue se mélanger avec celle de Peter Pan !

PD : Il y a effectivement beaucoup de clins d’œil ! L’époque victorienne ressemble étrangement à la nôtre : les pauvres d’un côté, et les Bling-Bling de l’autre. Avec le même engouement des enfants qui en ont assez de cette industrialisation galopante qui nous pourrit l’âme. Ils veulent renaître et retrouver leur enfance ! C’est à l’époque victorienne que Dickens raconte les horreurs qu’il a vécues, dans le quartier de Whitechapel, dans Oliver Twist. Dickens avait dû travailler dans les usines de boîte à cirages. Les enfants y étaient exploités. En même temps, en réaction, le besoin de rêver émergeait à cette époque. Peter Pan arrive. Alice traverse le miroir. Conan Doyle croit, à cette époque, aux photos féériques réalisées par des gamines. La scène où Scrubby, notre personnage, poursuit son ombre, et tombe sur une pièce de théâtre de Peter Pan, en était d’autant plus naturelle. Si vous ne croyez pas aux fées, ce ne sont pas que les fées qui s’éteignent, mais aussi votre enfance et votre âme…

Savez-vous où La Légende du Changeling va vous mener ?

PD : Oui. Je savais où j’allais. Mais Xavier me donne des idées. J’ai envie de prendre régulièrement des venelles tortueuses qu’il a esquissées. Fred, l’auteur de Philémon, me disait un jour : « Ma grand-mère me racontait, alors que j’étais un enfant, des histoires issues de la mythologie grecque, avec notamment des lutins ». La grand-mère de Fred s’inspirait de cette mythologie, et ne connaissait pas la fin de l’histoire. Fred attendait chaque jour le chapitre ultime de celle-ci. Aujourd’hui encore, lorsqu’il réalise une BD, Fred connaît le fil du récit, mais pas sa fin. Sinon, il s’ennuierait ! … Tout comme sa grand-mère... Je pense la même chose.
J’ai été à Londres dernièrement, et je me suis rendu sur le Quai des exécutions, à Wapping. On y pendait les pirates. Lorsqu’ils étaient morts, on attachait leurs cadavres à des anneaux. La marée devait passer sur eux trois fois pour les laver de leurs péchés. Cette découverte, par exemple, vient enrichir notre histoire. L’histoire est en train de vivre dans la plume de Xavier et moi dans mon imaginaire.

Pierre Dubois & Xavier Fourquemin
(c) Nicolas Anspach

Pierre Dubois, n’avez-vous jamais eu envie de mettre en images vos histoires vous-même ?

PD : Je l’ai fait, un peu ! Lorsque je travaillais à France 3, mon directeur était Michel Le Bris. Ce dernier a écrit plusieurs livres dont La Beauté du monde qui a été finaliste au prix Goncourt. Je m’amusais à faire des petits films sous sa houlette pour une poignée de francs. Cela me suffisait : Je n’aimerais pas faire du cinéma. C’est une telle industrie qu’il faudrait réaliser des compromis trop importants ! Et puis, on ne pourrait pas faire exploser une mine au cinéma, comme nous l’avons fait dans le deuxième tome de La Légende du Changeling.

Vous vous voyez souvent pour discuter de l’histoire ?

PD : Nous habitons à une heure l’un de l’autre. C’est toujours avec une immense joie que je rencontre Xavier. Nos rapports sont faciles. Avec certains dessinateurs, cela n’a pas été le cas. J’ai d’ailleurs arrêté la bande dessinée à cause de cela. Mes scénarios ne me correspondaient plus après être passé dans leurs mains. Ce n’était bien évidement pas le cas avec Joann Sfar et René Hausman. Comme je l’ai dis tout à l’heure, Xavier enrichit constamment l’histoire. Je lui ai donné des gravures du Dartmoore, et il a directement compris ce pays.

XF : Il faut surtout saisir les points de repère important du paysage pour mieux se les approprier. Le Dartmoore, c’est avant tout de grands rochers, des fougères, le sol recouvert de roches et de mousses, des arbres à la forme particulière, etc. J’ai saisi ces codes et je les ai représentés en quelques traits pour poser une ambiance, une réalité…

PD : Effectivement. Tu me fais penser à Jacques Laudy. Il représentait l’Écosse de manière succincte. Son Angleterre était celle de l’époque, cela transpirait de par les costumes, les maisons, les enseignes. Et il représentait cela en trois traits. Mais on ressentait grâce à tous ces petits détails le smog.

Vous n’avez pas envie de refaire de la BD avec Hausman ou Sfar ?

PD : Ce n’est plus possible de travailler avec Joann Sfar, tellement il est occupé. Par contre, avec René Hausman, nous avons un vieux projet : nous aimerions ressusciter le Capitaine Trèfle. Joann Sfar a un peu repris ce personnage dans Petrus Barbygère, mais cela ne fait rien. J’avais présenté à différents éditeurs un album pour enfants contenant de nombreuses illustrations. Mais au début des années 1980, la féerie n’intéressait pas grand monde. Le livre est finalement paru aux éditions Casterman sous la forme d’un roman. René a réalisé les illustrations de ce Capitaine Trèfle. René a toujours eu envie de lui redonner vie. Il adapterait le roman. René m’a confectionné une marionnette du Capitaine Trèfle qui pend au dessus de mon piano. Il me l’a offerte à Noël. Ce Capitaine Trèfle n’attend qu’à chevaucher. J’espère que René pourra le dessiner après avoir terminé l’histoire qu’il fait pour le Lombard [2]. Ensuite, nous continuerons ses aventures à deux. Si ce n’est pas ici, ce sera au pays des chasses éternelles, au Walhalla. On galopera ensemble, sans fin !

(par Nicolas Anspach)

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Illustrations (c) Dubois, Fourquemin & Lombard.

[1Une région située dans le comté de Devon en Angleterre.

[2NDLR : Sur un scénario de Michel Rodrigue, un diptyque prévu pour la collection Signé.

 
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