"Après la décélération constatée l’an passé, écrit Gilles Ratier, la production de bandes dessinées est de retour à la hausse, mais les tirages moyens sont une nouvelle fois en baisse ; l’économie générale du secteur se maintient, mais le niveau de vie des auteurs professionnels est préoccupant ; le nombre d’éditeurs ne cesse de s’accroître, mais les groupes leaders du marché se démarquent de plus en plus ; la diversification du secteur reste dynamique, mais la vigilance et la prudence plus que les innovations dominent dans un marché en manque de visibilité : en 2014, la bande dessinée, sur le territoire francophone européen, s’est confrontée à toutes ces contradictions." (Rapport Ratier ACBD, décembre 2014)
Voire. Examinons les différentes propositions énoncées.
La production en nombre de titres est à la hausse, mais les tirages sont en baisse.
Il peut y avoir un lien entre la production et les tirages, par exemple quand un éditeur fait de la "cavalerie" en multipliant les titres pour compenser un chiffre d’affaires qui baisse, un peu comme s’il imprimait des billets de banque. Mais en raison des outils informatiques actuels, cette politique tourne très vite court : les libraires rejettent très vite les ouvrages qui ne se vendent pas. En fait, quand on regarde les chiffres, on peut dire qu’ils sont stables (moins de 1% d’augmentation).
La question des tirages est un peu plus pertinente, mais elle n’est pas spécialement liée à la hausse de la production. Le tirage est tout simplement adapté aux possibilités de mises en place. Si les points de vente vont mal (problème de place, de trésorerie...), les "prises" sont plus prudentes.
En regardant les chiffres des grandes séries classiques, on constate qu’avec le temps, les mises en place s’érodent. Mais là encore, aucune surprise : tout produit vit son cycle d’ascension, puis de déclin. Les séries moins anciennes, encore en phase de recrutement de lecteurs, comme Les Légendaires (Delcourt) ou Les Sisters (Bamboo) sont en toute logique les plus toniques. Mais, surtout en ce qui concerne les séries destinées à la jeunesse, leur consommation est le plus souvent indexée aux passages TV ou aux sorties en salle (cf. Boule et Bill, L’Elève Ducobu, Lucky Luke, Les Schtroumpfs, Naruto, Les Simpson...). Ces séries sont surtout sensibles à la réduction des linéaires consacrés au livre en grande surface, une réalité depuis que les grandes enseignes ferment les hypermarchés au profit des citymarkets où le livre est peu présent.
Bref, il n’y a rien de contradictoire à ce que l’offre augmente et les tirages baissent, On ne peut tout simplement pas tirer de conclusion de ces évolutions.
L’économie générale du secteur se maintient, mais le niveau de vie des auteurs professionnels est préoccupant.
Là encore, nous comparons des pommes et des poires. Le chiffre d’affaires est globalement stable, mais que savons-nous des marges ? Rien, ou pas grand chose. On constatera simplement que les séries les plus notoires ont un effet d’entraînement sur le catalogue (un nouveau Largo Winch, par exemple, fait vendre les précédents), lequel est amorti parfois depuis un demi-siècle. Les éditeurs qui se portent le mieux sont donc ceux qui ont le catalogue le plus abondant et surtout le plus ancien. Même à 3000 exemplaires, un Spirou de Rob-Vel créé dans les années 1940 reste rentable. Dès lors oui, le secteur se maintient : pas de fermeture tonitruante, pas de licenciements massifs en vue. La disparition récente de certains points de vente, comme Virgin, a été partiellement compensée par une augmentation des ventes dans les librairies, une remontée des FNAC et une croissance des Espaces Culturels Leclerc.
Reste la question des auteurs qui sont, dit-on, dans une situation de plus en plus précaire. Au-delà de l’activisme réussi d’un documentaire comme "Sous les bulles" de Maïana Bidegain en 2013 dont les témoignages étaient, à notre sens, peu représentatifs de la profession (je vais encore me faire allumer), il n’existe aucune analyse sectorielle qui vienne étayer cette affirmation de Gilles Ratier, largement partagée il est vrai dans les conversations en ville ou sur les forums Internet. La ministre de la culture Fleur Pellerin nous en promet une pour le premier semestre de 2015, mais rien ne nous garantit, selon nos sources, que les auteurs de BD soient suffisamment finement repérés dans cette étude qui touche la situation globale des auteurs.
Il est clair que les quelque 1400 auteurs répertoriés par Gilles Ratier ne peuvent pas se contenter de leurs seuls droits pour vivre, ils ont souvent un boulot à côté. Mais là encore, ce n’est pas nouveau : la plupart des auteurs mettent des années avant d’avoir des revenus réguliers dans le métier de la BD.
Le fait nouveau est l’arrivée sur le marché de diplômés de bande dessinée sortis des écoles qui pensent que ce métier est un "emploi", comme celui de comptable ou d’infirmière. Ceux-là doivent très vite sortir de leurs illusions.
En fait, comme dans le marché du travail classique, le "patronat" des éditeurs a intérêt à avoir sous la main une offre abondante de talents : elle permet de peser sur le prix d’acquisition de l’œuvre (montant des avances, pourcentage des droits, etc.). En ce sens, le développement des marques propriétaires (Spirou, Blake & Mortimer, Lucky Luke, etc.), des séries multi-auteurs, des séries de spin-of ou des séries-concepts a une incidence vertueuse : il permet à des auteurs dont la notoriété n’est pas encore stable ou assurée de maintenir des niveaux de revenus suffisants, le temps de pondre le best-seller qui les installe définitivement sur le marché.
En outre, l’édition à compte d’auteur ou l’édition dite "alternative" où les auteurs ne se paient pas d’à-valoir et acceptent des conditions qu’ils n’accepteraient d’aucun éditeur "classique" sert de Recherche et Développement à bon compte pour les gros éditeurs qui peuvent ainsi récupérer des auteurs qui ont acquis une notoriété suffisante pour que l’on puisse consentir un investissement marketing conséquent avec une perspective de rentabilité concrète.
En conclusion, la mutation qui s’est opérée ces dernières années est économiquement vertueuse puisqu’elle a permis de s’adapter aux évolutions du marché. Mais il est vrai que les auteurs les moins installés portent tout le poids de cette situation. On pourrait croire qu’elle pourrait "faire fuir" les talents vers d’autres horizons : le jeu vidéo, le cinéma, le livre jeunesse, la publicité... C’est en partie vrai, mais dans ces secteurs, la concurrence est pire encore et les aller-retour entre eux sont encore plus nombreux qu’avant, comme jadis et naguère, et ce n’est d’ailleurs pas, créativement parlant, une mauvaise chose.
Le nombre d’éditeurs ne cesse de s’accroître, mais les groupes leaders du marché se démarquent de plus en plus.
Là encore, rien ne nous surprend. Le nombre d’éditeurs a cru ces dernières années principalement pour trois raisons :
la baisse du coût de production (quasi disparition des frais de photogravure, coûts d’impression ajustés aux tirages qui permettent, quasiment à moindre coût, une production à la demande, etc. ). ;
le développement des points de vente spécialisés dans les principales villes importantes (ils ont triplé en vingt ans) qui ont stabilisé les organes de diffusion (en particulier les petites structures, comme Makassar) ;
le développement de l’Internet où Amazon occupe désormais une part de marché à deux chiffres et où les auteurs ont pu quelquefois développer des communautés qui incitent les éditeurs à mettre leurs ouvrages sur le marché (cf des expériences comme Les Autres Gens ou Professeur Cyclope).
Ces éléments conjugués ont permis la création de labels dont les tirages vont de quelques dizaines d’exemplaires à quelques centaines de milliers, sur des marchés de niche (comme le Boy’s Love, par exemple) ou de grande consommation (Ex : Les Lapins Crétins, Dofus...)
Mais la règle marketing des 80/20 (20% des acteurs du marché font 80% de son chiffre d’affaires) reste d’application en raison de l’intensité capitalistique nécessaire à la force de vente : seules les grandes maisons peuvent se payer un grand nombre de délégués commerciaux qui visitent les quelques milliers points de vente BD existant en France.
La diversification du secteur reste dynamique, mais la vigilance et la prudence plus que les innovations dominent dans un marché en manque de visibilité.
Cette phrase alambiquée qui veut dire que les (gros) éditeurs privilégient les valeurs sûres au détriment de la création ne nous semble pas décrire la réalité. Des petites structures comme 2024 ou Mosquito publient des "valeurs sûres" sans investissement de création (Gustave Doré pour le premier, Toppi pour le second) ; cela ne les rend pas moins créatifs pour autant. Des grands éditeurs continuent de faire de la création mais tentent d’assurer, ainsi que nous l’avons expliqué, l’ordinaire de leurs auteurs. C’est du pragmatisme plutôt que de la prudence.
Le manque de visibilité porte plutôt sur le numérique. Mais là encore, les initiatives sont prises : la mise en place d’un nouveau contrat d’édition qui garantit aux éditeurs et aux auteurs de rester au centre du jeu dans le développement de l’industrie culturelle numérique à venir, l’activisme d’une structure comme Izneo, ou les initiatives comme La Revue Dessinée montrent que les acteurs de la bande dessinée sont bien en phase avec la réalité.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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