Dans un funérarium de Lyon, Émile assiste aux funérailles de son père, André Choulans. Mis à part sa mère, une vieille femme un peu diminuée, nul n’est présent dans la salle. Émile Choulans semble attentionné envers sa mère mais peu ému par l’occasion. Et pour cause.
Après ce prologue daté du 23 avril 2011, le récit remonte au 23 septembre 1959, pendant une rentrée scolaire d’Émile alors enfant. Émile ne sait pas comment compléter la case “Profession du père” sur la fiche de l’instituteur. Au retour à la maison, son père s’emporte : “Écris la vérité : agent secret. Ce sera dit. Et je les emmerde.” Après une timide suggestion de la mère, il tranche cependant pour “sans profession”.
La suite de l’album est composée de courts chapitres, comme autant d’entrées de journal intime, qui construisent le récit de l’enfance d’Émile. Cette enfance se déroule sous le joug d’un père violent qui manipule son fils par ses mensonges. À Lyon au début de la période troublée des années Soixante, André Choulans vit dans un délire permanent où il a toujours le beau rôle. Il va très loin pour monter des histoires à dormir debout et donner l’illusion qu’il est quelqu’un d’important au yeux de son fils, de son garagiste, de simples passants. Adepte des théories du complot, il finit par croire lui même à ses histoires, sorte de despote pathétique grappillant des miettes de pouvoir sur des gens qu’il méprise.
Dans cet environnement délirant, le jeune Émile ne peut qu’adhérer au discours contradictoire de son père, qui ponctue ses récits par des coups. Sa mère ne lui est pas d’un grand secours. Elle tente au début de défendre son enfant mais a déjà renoncé à se sauver elle-même de la violence et de la folie du père. Pour survivre, elle ne peut qu’acquiescer elle aussi aux divagations du patriarche, au point de devenir aveugle et sourde au monde extérieur, tandis qu’Émile s’émancipe tardivement de la domination du père.
Ce récit d’une enfance traumatique est celui de l’écrivain et journaliste Sorj Chalandon. Sous les traits d’Émile et malgré quelques modifications, c’est son enfance, la violence de son père et l’effroi de sa mère qu’il raconte dans son roman Profession du père, publié en 2015. Sébastien Gnaedig s’est emparé de cette histoire pour la raconter en bande dessinée. Le récit progresse par ellipses, des coups de projecteurs sur des moments critiques ou tragiquement banals.
La ligne épurée et la bichromie en gris et noirs portent l’histoire sobrement. Quelques traits suffisent à signaler les sentiments complexes des personnages, comme le mélange d’admiration, de crainte et de doute qu’Émile éprouve envers son père. La progression par ellipses est particulièrement efficace pour représenter cette famille en souffrance sans sombrer dans le pathos.
Les dialogues eux-mêmes opèrent des raccourcis révélateurs. En contrepoint aux longues tirades du père, les conversations sont souvent tronquées ou inaudibles en partie. Nul besoin de répéter la brutalité et la terreur, quelques images silencieuses et pudiques suffisent à rendre ce récit poignant.
(par Lise LAMARCHE)
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Lire la chronique d’Une Épaisse couche de sentiments, par Sébastien Gnaedig.