Lors du récent Forum de Monaco, Laurent Duvault, cadre du groupe Dargaud-Lombard, nous racontait que les éditeurs de mangas japonais qu’il avait rencontrés récemment à Tôkyô redoutaient l’élection de Ségolène Royal à la présidence de la République. Ils pensent qu’elle pourrait mettre un coup d’arrêt à l’expansion des mangas en France. Cela n’a pas manqué de nous étonner et nous avons fait notre petite enquête.
La première raison de cette prévention sont les propos tenus par la députée des Deux-Sèvres dans un essai qu’elle a écrit en 1989 aux éditions Robert Laffont, « Le ras-le-bol des bébés zappeurs ». Ils ciblent particulièrement les émissions de Dorothée sur TF1, alors grande pourvoyeuse de dessins animés japonais. Ainsi écrit-elle, page 37 : « […] Il y avait dans la télévision d’ « avant » des règles simples. Il y avait les gentils et les méchants. Et, en général, le gentil, le héros, tuait moins que les autres. Il gagnait aussi parce qu’il était le plus malin. Et puis il s’occupait de la veuve et de l’orphelin, ou de l’animal blessé. Dans les dessins animés et les séries japonaises (du moins ceux que l’on voit sur les chaînes commerciales françaises), ou dans certaines séries américaines, tout le monde se tape dessus. Les bons, les méchants et même ceux qui ne sont rien, les figurants de la mort. Le raffinement et la diversité dans les façons de tuer (explosions, lasers, commande à distance, électrocutions, animaux télécommandés, gadgets divers...) se sont accompagnés d’un appauvrissement des caractères, d’une uniformisation des héros, dont la seule personnalité se réduit à la quantité de cadavres alignés, ou à la couleur de la panoplie du parfait petit combattant de l’espace. »
Pour la députée, les séries de dessins animés japonais ne sont que « coups, meurtres, têtes arrachées, corps électrocutés, masques répugnants, bêtes horribles, démons rugissants. La peur, la violence, le bruit. Avec une animation minimale. Des scénarios réduits à leur plus simple expression. » Même si elle admet qu’il y a quelques « bonnes séries » comme Tom Sawyer ou Conan, la charge est violente, les séries japonaises étant le plus souvent considérées comme « nulles ». Dorothée se vengea en montrant dans l’une de ses émissions le contenu d’une poubelle dans laquelle l’ouvrage de la députée des Deux-Sèvres figurait en bonne place…
Les mangas ignorés, sinon méprisés
Cette anecdote est caractéristique de cette époque, aussi. Rappelons-nous, qu’alors, l’animation japonaise était méprisée, principalement en raison d’une fabrication qui utilisait la « semi-animation » au lieu d’une animation à 24 images par seconde, telle qu’elle était conçue dans les studios Disney [1]. Aujourd’hui, à la télévision, la "full animation" à l’ancienne apparaît plutôt comme une incongruité.
Il est clair aussi que TF1 incarnait, pour l’élue PS, la droite bétonnée dans le PAF. Elle surfait également sur le vieux discours corporatiste de la production française.
Même culturellement, les manganimes étaient déconsidérés. Guy Bedos utilisait alors le vocable de « gueules de rats » pour évoquer Goldorak. Quant aux mangas eux-mêmes, rappelons qu’ils ne figuraient dans aucune référence savante en France. Les adaptations en BD d’Albator publiées chez Dargaud étaient dessinées par… des dessinateurs européens ! Le Japon de la bande dessinée était un continent ignoré, blanc sur la carte, comme l’illustre bien l’anecdote de la visite d’Osamu Tezuka à Angoulême en 1982.
La gauche qui venait d’arriver au pouvoir trouvait là un cheval de bataille pour attaquer TF1, la première chaîne française privatisée. Depuis, les mangas ont pris la place que l’on sait et on serait étonné que la candidate socialiste et son entourage n’aient pas pris la mesure de cette évolution sociologique.
Hélas pour Ségolène, une récente revue de presse de l’Ambassade de France a Tôkyô a remis cette vieille histoire d’actualité. Dans une synthèse de la presse datée de fin décembre 2006, une note mentionne la rencontre entre la présidente du Parti Social-démocrate japonais, Madame Fukushima Mizuho et la candidate. Les quotidiens japonais Shimbun et Sankei, dit-elle, relatent les propos échangés par Mme Royal et son homologue japonaise lors de cette rencontre. L’interrogeant sur les conditions de la femme au Japon, Ségolène Royal demanda à madame Fukushima si ce problème ne pouvait pas provenir « des mangas ». On suppose que Madame Fukushima a du la rassurer sur ce point, lui expliquer que les mangas sont un continent tellement énorme que tous les genres coexistent, mais l’Asahi n’a pas manqué de rappeler, en rapportant l’anecdote, que, par le passé, la présidente de Poitou-Charentes avait violemment critiqué les dessins animés et les mangas japonais « dans lesquels des femmes sont torturées ». Une information qui a fait, depuis, le tour des sites spécialisés en culture nippone, opportunément mise en avant par les détracteurs de la candidate socialiste à la faveur de la campagne électorale. Notons qu’elle est la seule à prendre en compte le phénomène. Les autres candidats, quant à eux, ignorent purement et simplement la bande dessinée.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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A voir en ligne :
Une analyse du livre de Madame Royal par un amateur de mangas.
La revue de presse de l’Ambassade de France
Quelques vidéos d’époque avec des interviews de Madame Royal et de Dorothée.
En médaillon : Ségolène Royal à Angoulême en janvier 2006. Photo : D. Pasamonik.
[1] Mon ami le sociologue et historien Marco Pelliteri me précise que, même si les films étaient à 24 images/seconde, le principe de Disney était de ne poser cependant que 12 intervalles soit un dessin toutes les deux frames suivant une technique joliment intitulée “le pas de deux”. Les animations japonaises de cette époque étaient bien plus pauvres, évidemment.
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