Depuis le milieu des années 1970, c’est-à-dire au moment où la nouvelle bande dessinée française commence à émerger, sur les traces pionnières de René Goscinny, il est de bon ton de mépriser une bande dessinée destinée "au grand public", en dépit du succès qu’elle rencontre en librairie. Encore aujourd’hui, bon nombre de commentateurs, en général les thuriféraires de l’édition alternative, stigmatisent une bande dessinée commerciale, soulignant que le seul argument avancé pour défendre sa qualité est celui des chiffres de vente.
En sous-texte, il y a l’idée qu’un tel succès n’est possible que parce qu’il s’adresse à un public d’ilotes (la masse est supposée inculte) dont il flatte les bas instincts (rire gras et gaudriole). Dans le collimateur, un grand nombre de best-sellers en librairie : Le Petit Spirou, les Blagues de Toto, Kid Paddle, L’Élève Ducobu, les productions des éditions Bamboo, les scénarios de Jean Van Hamme et... Raoul Cauvin.
Cauvin qui aligne les succès : Les Tuniques bleues, Cédric, L’Agent 212, Pierre Tombal, Sammy, Les Psy, Les Femmes en blanc, Cupidon... Soit pas loin de 50 millions d’albums vendus, traduits dans de nombreuses langues, excusez du peu. Mais, c’est vrai, le succès ne saurait être un argument... Le public a si mauvais goût !...
Une bande dessinée de seconde zone
La raison de cet ostracisme est assez facile à décrypter : cette génération qui met en avant "l’auteur", avec le Festival d’Angoulême comme arme de propagande idéologique, honnit cette production qui mise sur le potentiel commercial des personnages, voire de concepts visant un public ciblé. Elle dénie à ses créateurs le statut même d’auteur. Aujourd’hui encore, pas question de comparer Cédric, une bande dessinée pour la jeunesse (qu’ils n’ont jamais lue, sinon distraitement, sinon il y a longtemps, alors qu’ils n’étaient pas "conscients") avec Les Peanuts, une BD pour adultes (qu’ils n’ont pas davantage lue, sinon distraitement, mais qui a la réputation d’être "intellectuelle"), même si la mécanique d’humour et le genre (l’humour familial) peuvent avoir des points communs. Aucun coup bas n’est évité pour dénigrer des univers qui ont constitué, pendant des années, les lectures favorites des jeunes têtes blondes.
Cette attitude n’est pas nouvelle. Dans cette monographie qui reprend pas à pas la carrière de Raoul Cauvin, de ses débuts dans l’animation à ses productions les plus récentes, Patrick Gaumer raconte bien les origines de ce divorce : L’ "Alfred Enfant" reçu par Peyo en 1984 à Angoulême. L’auteur étant absent, Cauvin monte sur la scène pour recevoir le trophée à sa place : il se fait siffler par la salle.
Deux ans plus tard, en 1986, lors de la remise des prix, comme le raconte Pierre Pascal dans ses mémoires, l’ "Alfred Enfant" est tout simplement "oublié" pendant la cérémonie. [1] Aujourd’hui encore, les prix jeunesse sont considérés comme une catégorie secondaire de la sélection officielle, arrivant en fin de liste.
L’autre aberration des cercles angoumoisins et de ses rhizomes est de considérer qu’un scénariste n’est pas un auteur à part entière, que seul compte "l’auteur complet", le dessinateur associé à un scénariste ou le scénariste associé à un dessinateur étant considéré, suivant l’expression ironique de François Boucq, comme "un moignon". Stupidité sans nom.
Réhabilitation d’un grand auteur
Cette attitude se retrouve aussi bien évidemment chez certains commentateurs de la bande dessinée, incapables d’aborder intelligemment une production qui sort des canons d’une certaine création indépendante des années 1990. Par opportunisme autant que par paresse ou par aveuglement idéologique. Un Rodolphe Töpffer, par exemple, est bien mieux documenté que pas mal d’auteurs populaires du XXe Siècle. On a l’impression que pour certains chercheurs ou "spécialistes", un bon auteur populaire est un auteur mort.
Cette attitude est dommageable car ceux-ci restent sans voix, donc sans existence, et finissent par donner raison à une génération d’auteurs qui sait utiliser les médias. Pour les historiens du médium, pourtant, c’est une perte irréparable qui ouvre la voie à tous les révisionnismes. Et même lorsque, comme c’est le cas de Cauvin ici, le micro leur est tendu, l’auteur "commercial" se réfugie dans un effacement contreproductif, soulignant que son travail ne se compare pas avec celui de Goscinny (mieux apprécié aujourd’hui que de son vivant), se sentant même illégitime quand il s’agit de mesurer son importance, considérant que les détails de sa biographie "n’intéressent personne."
C’est pourquoi le livre de Gaumer rend justice à Cauvin. Il retrace avec une minutie incroyable le parcours d’un homme mutique, dont la qualité principale serait, soi-disant, de "faire le café". Or sa carrière donne le tournis : des premiers scénarios faits pour Claire Brétecher (oui, l’auteure des Frustrés), pour Franquin, pour Walthéry, pour Arthur Piroton de même que pour ses complices habituels Salvérius puis Lambil, Berck, Mazel, Marc Hardy, Tony Laudec, Daniel Kox, Philippe Bercovici, Bédu, Achdé, Louis-Michel Carpentier, David de Thuin, Jacques Sandron, Nic Broca, Glem, Gennaux... On le retrouve aux premières loges de tous les grands événements de la BD depuis la fin des années 1960. C’est près de 50 ans de l’histoire de la BD qui défile donnant un éclairage inédit sur la bande dessinée belge, gravie enfin sur sa face cachée.
Raoul Cauvin a 75 ans aujourd’hui, l’âge de Spirou. Il était temps qu’au même titre que le groom, il entrât dans l’histoire.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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