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Raoul Cauvin, enfin !

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 11 décembre 2013                      Lien  
Décidément très en vue en cette fin d'année, l'encyclopédiste de la BD Patrick Gaumer nous livre une monographie de 416 pages, truffée de documents inédits, sur Raoul Cauvin, scénariste de référence de l'humour familial franco-belge. Un voyage qui mérite vraiment le détour.
Raoul Cauvin, enfin !
Raoul Cauvin, scénariste pilier de la bande dessinée belge.

Depuis le milieu des années 1970, c’est-à-dire au moment où la nouvelle bande dessinée française commence à émerger, sur les traces pionnières de René Goscinny, il est de bon ton de mépriser une bande dessinée destinée "au grand public", en dépit du succès qu’elle rencontre en librairie. Encore aujourd’hui, bon nombre de commentateurs, en général les thuriféraires de l’édition alternative, stigmatisent une bande dessinée commerciale, soulignant que le seul argument avancé pour défendre sa qualité est celui des chiffres de vente.

En sous-texte, il y a l’idée qu’un tel succès n’est possible que parce qu’il s’adresse à un public d’ilotes (la masse est supposée inculte) dont il flatte les bas instincts (rire gras et gaudriole). Dans le collimateur, un grand nombre de best-sellers en librairie : Le Petit Spirou, les Blagues de Toto, Kid Paddle, L’Élève Ducobu, les productions des éditions Bamboo, les scénarios de Jean Van Hamme et... Raoul Cauvin.

Cauvin qui aligne les succès : Les Tuniques bleues, Cédric, L’Agent 212, Pierre Tombal, Sammy, Les Psy, Les Femmes en blanc, Cupidon... Soit pas loin de 50 millions d’albums vendus, traduits dans de nombreuses langues, excusez du peu. Mais, c’est vrai, le succès ne saurait être un argument... Le public a si mauvais goût !...

Cette histoire de Franquin fut adaptée en dessin animé par les Studios TVA dont Cauvin était l’un des employés.

Une bande dessinée de seconde zone

La raison de cet ostracisme est assez facile à décrypter : cette génération qui met en avant "l’auteur", avec le Festival d’Angoulême comme arme de propagande idéologique, honnit cette production qui mise sur le potentiel commercial des personnages, voire de concepts visant un public ciblé. Elle dénie à ses créateurs le statut même d’auteur. Aujourd’hui encore, pas question de comparer Cédric, une bande dessinée pour la jeunesse (qu’ils n’ont jamais lue, sinon distraitement, sinon il y a longtemps, alors qu’ils n’étaient pas "conscients") avec Les Peanuts, une BD pour adultes (qu’ils n’ont pas davantage lue, sinon distraitement, mais qui a la réputation d’être "intellectuelle"), même si la mécanique d’humour et le genre (l’humour familial) peuvent avoir des points communs. Aucun coup bas n’est évité pour dénigrer des univers qui ont constitué, pendant des années, les lectures favorites des jeunes têtes blondes.

Cette attitude n’est pas nouvelle. Dans cette monographie qui reprend pas à pas la carrière de Raoul Cauvin, de ses débuts dans l’animation à ses productions les plus récentes, Patrick Gaumer raconte bien les origines de ce divorce : L’ "Alfred Enfant" reçu par Peyo en 1984 à Angoulême. L’auteur étant absent, Cauvin monte sur la scène pour recevoir le trophée à sa place : il se fait siffler par la salle.

Deux ans plus tard, en 1986, lors de la remise des prix, comme le raconte Pierre Pascal dans ses mémoires, l’ "Alfred Enfant" est tout simplement "oublié" pendant la cérémonie. [1] Aujourd’hui encore, les prix jeunesse sont considérés comme une catégorie secondaire de la sélection officielle, arrivant en fin de liste.

L’autre aberration des cercles angoumoisins et de ses rhizomes est de considérer qu’un scénariste n’est pas un auteur à part entière, que seul compte "l’auteur complet", le dessinateur associé à un scénariste ou le scénariste associé à un dessinateur étant considéré, suivant l’expression ironique de François Boucq, comme "un moignon". Stupidité sans nom.

Dans Spirou, ce roman-photo où Salvérius et Cauvin jouent les Tuniques bleues. La réalisation est de Gérald Frydman, le même qui scénarisa "Le Sergent Laterreur" de Touys et Frydman, publié par L’Association

Réhabilitation d’un grand auteur

Cette attitude se retrouve aussi bien évidemment chez certains commentateurs de la bande dessinée, incapables d’aborder intelligemment une production qui sort des canons d’une certaine création indépendante des années 1990. Par opportunisme autant que par paresse ou par aveuglement idéologique. Un Rodolphe Töpffer, par exemple, est bien mieux documenté que pas mal d’auteurs populaires du XXe Siècle. On a l’impression que pour certains chercheurs ou "spécialistes", un bon auteur populaire est un auteur mort.

Cette attitude est dommageable car ceux-ci restent sans voix, donc sans existence, et finissent par donner raison à une génération d’auteurs qui sait utiliser les médias. Pour les historiens du médium, pourtant, c’est une perte irréparable qui ouvre la voie à tous les révisionnismes. Et même lorsque, comme c’est le cas de Cauvin ici, le micro leur est tendu, l’auteur "commercial" se réfugie dans un effacement contreproductif, soulignant que son travail ne se compare pas avec celui de Goscinny (mieux apprécié aujourd’hui que de son vivant), se sentant même illégitime quand il s’agit de mesurer son importance, considérant que les détails de sa biographie "n’intéressent personne."

C’est pourquoi le livre de Gaumer rend justice à Cauvin. Il retrace avec une minutie incroyable le parcours d’un homme mutique, dont la qualité principale serait, soi-disant, de "faire le café". Or sa carrière donne le tournis : des premiers scénarios faits pour Claire Brétecher (oui, l’auteure des Frustrés), pour Franquin, pour Walthéry, pour Arthur Piroton de même que pour ses complices habituels Salvérius puis Lambil, Berck, Mazel, Marc Hardy, Tony Laudec, Daniel Kox, Philippe Bercovici, Bédu, Achdé, Louis-Michel Carpentier, David de Thuin, Jacques Sandron, Nic Broca, Glem, Gennaux... On le retrouve aux premières loges de tous les grands événements de la BD depuis la fin des années 1960. C’est près de 50 ans de l’histoire de la BD qui défile donnant un éclairage inédit sur la bande dessinée belge, gravie enfin sur sa face cachée.

Raoul Cauvin a 75 ans aujourd’hui, l’âge de Spirou. Il était temps qu’au même titre que le groom, il entrât dans l’histoire.

Cette parodie du Trombone illustré fut publiée par Cauvin, cible privilégiée des hauts de page de Yann & Conrad, une sorte de réponse à la "bande à Delporte".

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)

[1Cité par Gaumer, page 183.

 
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10 Messages :
  • Raoul Cauvin, enfin !
    11 décembre 2013 11:58, par jeandive

    bonjour
    quand vous dites " ...Patrick Gaumer raconte bien les origines de ce divorce : L’ Alfred Enfant reçu par Peyo ...." : avec vos propos precedents , on a l’impression que vous parlez du divorce " bd populaire- bd > intello < " en général , alors que cela bien sur ne concerne que l’etat d’esprit de cauvin

    et vous revenez toujours de façon un peu systématique sur cette confrontation populaire - intello : est-elle vraiment inchangée depuis 5/10 ans ? - c’est juste une question ;
    et sur angouleme : il n’y a vraiment qu’angouleme en france ? n’est ce pas un peu " journalistique " ? quid de l’etat d’esprit des autres salons ?

    sinon pour cauvin , peut etre citer aussi les precedents ouvrages sur lui ,meme s’ils sont succins : le livre d’or de raopul cauvin - kris de saeger chez arboris 1995 ; raoul cauvin monsiuer scenario - deffet chez orfé 1998 et le petit philabédé du cbbd

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    • Répondu par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 11 décembre 2013 à  13:27 :

      bonjour quand vous dites " ...Patrick Gaumer raconte bien les origines de ce divorce : L’ Alfred Enfant reçu par Peyo ...." : avec vos propos precedents , on a l’impression que vous parlez du divorce " bd populaire- bd > intello < " en général , alors que cela bien sur ne concerne que l’etat d’esprit de cauvin

      Je vous renvoie au livre de Patrick Gaumer et aux propos de M. Cauvin dans ce livre. Ils sont très clairs.

      et vous revenez toujours de façon un peu systématique sur cette confrontation populaire - intello : est-elle vraiment inchangée depuis 5/10 ans ? - c’est juste une question

      En termes de discours, non. Ils suffit de lire les productions de certaines officines.

       ; et sur angouleme : il n’y a vraiment qu’angouleme en france ? n’est ce pas un peu " journalistique " ? quid de l’etat d’esprit des autres salons ?

      Beaucoup de festivals en France ne restent pas sur ce genre de position. Cauvin s’y rend volontiers.

      sinon pour cauvin , peut etre citer aussi les precedents ouvrages sur lui ,meme s’ils sont succins : le livre d’or de raopul cauvin - kris de saeger chez arboris 1995 ; raoul cauvin monsiuer scenario - deffet chez orfé 1998 et le petit philabédé du cbbd

      C’est fait, mais aucun n’ont l’ampleur de ce travail-ci. Et ils datent furieusement.

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      • Répondu par ecureuil le 11 décembre 2013 à  18:16 :

        Bonjour,
        Il y aussi "L’homme aux cent mille gags" paru dans le coffret que Dupuis lui a consacré reprenant "Les grandes amours contrariées", "Les naufragés", Pauvre Lampil" et "Le vieux Bleu".

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  • Raoul Cauvin, enfin !
    11 décembre 2013 17:41, par RD

    Pour ma part, je trouve que vous pourriez être un peu plus explicite sur ces fameux critiques qui opposent systématiquement "bande dessinée d’auteurs" et "bandes dessinées populaires". Qui sont-ils ? Je ne doute pas qu’une certaine critique doit dénigrer une certaine bande dessinée, mais dans les faits, est-ce que ce n’est pas souvent plus nuancé ?

    Par exemple, je me souviens que Les cahiers de la bande dessinée, qu’on a souvent qualifié d’intello et d’élitiste, ont défendu Cauvin dès 1985 avec un important dossier et une couverture. Même chose pour Rosinski et Van Hamme quelques mois plus tard. De même, de nombreux auteurs qui gravitent autour de l’Association, comme Blutch, par exemple (qui tient son nom du personnage des Tuniques bleues, si je ne me trompe), rendent souvent hommage aux grandes séries populaires.

    A contrario, je dirais qu’être populaire ne doit pas non plus vous préserver de la critique. Alors oui, par exemple, même si des millions de lecteurs adhèrent, Les blagues de Toto, j’ai un peu du mal. Cauvin a bercé mon enfance, c’est un grand scénariste, mais on peut reconnaître qu’au milieu de son abondante production, il a aussi produit des gags à la chaîne, un peu mécaniques et pas toujours très drôles. Dans le même ordre d’idée, je trouve que Van Hamme a fait quelques très grands scénarios, passionnants, innovants (La Chute de Brek Zarith, Alinoë, Le Grand pouvoir du Chninkel, les premiers XIII...) mais que, en tant que lecteur, à un moment, je n’ai plus trouvé mon compte, que ce soir en terme d’univers, de narration, de dramaturgie, etc.

    En vérité, il n’est pas rare non plus que certains auteurs dit "populaires" se sentent blessés à mort dès que quelqu’un ose la moindre critique et qu’ils se réfugient alors dans la position facile de victime d’une part, derrière le nombre impressionnant d’albums vendus d’autre part ("si des millions de gens m’achètent, je ne peux pas être si mauvais") ; voyez comment la critique (justifiée, il me semble) du dernier Astérix d’Uderzo, par Hughes Dayez, avait été vécue comme un traumatisme par les éditions Albert-René.

    Et puis on parle plus rarement du fait que de nombreux auteurs "moins populaires" a priori, ou plus fragiles, disons, à un moment de leur histoire, peuvent aussi être longtemps snobés par les critiques. Rappelons-nous que les premiers livres de L’Association, parmi lesquels ceux de Trondheim, Sfar, Guibert ou Satrapi ont longtemps été absents des compte rendus critiques et qu’il a fallu attendre un large succès public pour qu’on se mette à les louer.

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    • Répondu par Norbert le 12 décembre 2013 à  09:48 :

      Rien à ajouter, je partage cet avis mesuré et honnête.

      J’apprécie Cauvin aussi, mais lui reconnais malgré tout une certaine automatisation scénaristique quand ses séries prennent de l’âge.

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  • Raoul Cauvin, les raisons de l’ostracisme qu’il subit ?
    12 décembre 2013 11:35, par Oncle Francois

    Au choix et dans le désordre :

    - Des débuts modestes et laborieux chez un éditeur tout public "exigeant", Dupuis. Non, la réussite ne vient pas automatiquement, Madame. Cela prend du temps !

    - Une production importante et régulière pendant près de quarante-cinq ans.

    - Il est belge et vit en Belgique, il doit assez peu cottoyer les auteurs français à la mode. Dans ce milieu, le copinage et les amitiés font beaucoup.

    - Sa production est tout public, et vise principalement le jeune public. Je n’emploie pas le mot "jeune" dans un sens péjoratif.

    - Difficile d’extraire des albums particuliers de son abondante oeuvre, même si, à titre personnel, j’avais beaucoup apprécié ses premiers Tuniques bleues avec Salverius (et plus récemment celui sur le redoutable Nepel ! Il s’attaquait pour une fois à une réalité de la politique française !). J’avais aussi trouvé plusieurs Sammy et les gorilles très sympas, des albums avec Walthéry et autres.

    - Je ne sais pas si c’est lié, mais il me semble me souvenir que Dupuis a longtemps boudé Angoulême en tant que locataire de stands.

    - Enfin, toute réussite commerciale passe pour suspecte aux yeux de certains,notamment la caste élitiste auto-proclamée des donneurs de prix et de leçons, qui ignore parfois tout un pan important de notre culture populaire, accessible à tous et à toutes, sans prétentions, et toujours divertissante. Il y a les films d’art et d’essai, où l’on baille à se décrocher la mâchoire , mais que les Critiquaquatiques adorent et encensent, alors qu’ils ignorent ou méprisent toute comédie ou bon film populaire plutôt réussi.

    Il faut remercier Monsieur Gaumer d’avoir publié ce bel hommage à cet auteur aussi important que modeste de son vivant.

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    • Répondu par Denis le 12 décembre 2013 à  16:08 :

      Dans ce milieu, le copinage et les amitiés font beaucoup.

      Faux, il n’y a que le talent qui compte, ceux qui disent le contraire sont des mauvais et des ratés.

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      • Répondu par romi le 12 décembre 2013 à  17:39 :

        voilà une opinion bien carrée comme je les aime, je pense comme ça et tout ceux qui pensent pas comme moi sont des cons !
        Bravo Denis, ça fait bien avancer le débat !

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  • Raoul Cauvin, enfin !
    12 décembre 2013 15:59, par PPV

    Bah, qu’importe les mauvais coucheurs, à l’instar de Jean Van Hamme Cauvin a vendu nettement plus d’albums à lui seul que tous ses détracteurs réunis et ceci est, n’en déplaise à certains, une démonstration éloquente que ses albums plaisent. J’imagine que Cauvin est un homme heureux, et il peut l’être pour avoir fait rire deux voire trois générations de lecteurs. Respect.

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  • Et Cauvin dans tout ça ?
    12 décembre 2013 17:51, par Simon

    Il me semble que la première moitié de l’article aurait pu être bouclée en deux phrases, genre « Certains ont longtemps opposé BD populaire, même de qualité, et BD d’auteur, même médiocre. La roue tourne lentement, et Cauvin se voit salué de son vivant par une nouvelle monographie. » ou autre intro de la même eau. Pour mieux embrayer sur le livre sans chichis.

    Il y aurait alors eu la place de parler en détail de ce qu’il contient, son plan et ses lignes directrices, quels documents ou inédits, ses points forts et faibles, comment il se compare aux précédents ouvrages sur le sujet, qu’en retenir, à qui il s’adresse et pour quelles raisons le lire, etc.

    À la place, les trois quarts de la chronique sont consacrés aux sempiternels moulins à vent des bobos parisiano-bruxellois. C’est comme un article sur Audiard dont les trois quarts divagueraient à flinguer Godard.

    Je crois que les amateurs de Cauvin, dont je suis, auraient préféré qu’on leur parle directement et plus longuement du bouquin chroniqué. (Et aussi savoir pourquoi il est vendu comme « Monographie Cauvin - tome 1 », tant qu’à faire.)

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