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Rapport sur les Aveugles - Alberto Breccia et Ernesto Sabato - Vertige Graphic

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 13 décembre 2005                      Lien  
Alberto Breccia (1919-1993) est un auteur majeur du 20ème siècle. Son trait incroyablement novateur, vif et nerveux comme un serpent habile qui s'insinue entre la lumière et l'ombre, avait fait place, en fin de carrière, à des masses abstraites de gouache et d'aquarelle, de papiers collés et découpés, avant de s'en revenir, dans un dernier sursaut, au gris et au noir de ce dernier album.
Rapport sur les Aveugles - Alberto Breccia et Ernesto Sabato - Vertige Graphic
Alberto Breccia
Photo : DR

Œuvre aux accents épistémologiques, « Rapport sur les Aveugles » de Breccia est une réflexion maîtrisée sur la perception. Il y a incontestablement un pédagogue dans cet homme d’origine uruguayenne qui a fait toute sa carrière en Argentine non loin d’un autre savant de l’ombre : l’écrivain Jorge Luis Borgès. D’abord parce qu’il a longtemps enseigné pour survivre dans une de ces écoles d’art de Buenos-Aires qui dispensait, fait incroyable, un cours sur... la bande dessinée dans les années soixante, et aux côtés d’enseignants comme, excusez du peu, Hugo Pratt ou Solano Lopez. À l’occasion d’une mémorable exposition rétrospective à Charleroi, « Munoz/Breccia, l’Argentine en Noir et Blanc », son élève José Muñoz décrit Breccia comme un homme d’une grande prestance : «  Il avait un corps de danseur de tango, les cheveux gominés, la fine moustache bordant les lèvres... Pour les amateurs de bandes dessinées, c’était une star. Il m’apparaissait alors comme un professeur sévère qui ne laissait pas transparaître son allégresse. Il était toujours sérieux quand il travaillait. » Le maître se jugeait plus durement que l’élève : « Il y a très peu de choses qui me plaisent dans tout ce que j’ai fait jusqu’ici, disait-il à la fin de sa vie. Je suis satisfait de quelques vignettes, de quelques intentions aussi, qui n’ont pas nécessairement abouti, mais qui étaient justes. »

Pourtant, ce Rapport sur les Aveugles, un album qu’il acheva peu avant sa mort, ne justifie pas tant de sévérité. Adaptation partielle d’une fascinante nouvelle du grand écrivain argentin Ernesto Sabato, il raconte la folle paranoïa de Fernando Vidal Olmos, obsédé par l’idée que les aveugles forment une société secrète qui dirige le monde dans les profondeurs même de la terre. Bande dessinée hallucinée et hallucinante, elle est un hommage à Borgès, comme on sait frappé de cécité, mais aussi une réflexion sur la perception qui n’a pas d’égale dans la bande dessinée. Borgès parce qu’on y revient toujours quand on vit à Buenos Aires, « ce sont mes racines », dit Breccia ; Borgès parce qu’en abordant la réalité avec des yeux à jamais plongés dans la nuit, et avec seulement quelques mots, le candidat malheureux au Prix Nobel de Littérature [1] avait su changer le regard des « voyants », leur faire percevoir la face insoupçonnée des choses. Le tour de force de Breccia, c’est qu’il arrive précisément à faire de même avec une matière visible, avec de simples, quoique pas si simples, dessins.

Rapport sur les Aveugles
d’Alberto Breccia (Editions Vertige Graphic)

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Cette nouvelle édition comporte une préface inédite de Carlos Sampayo et quatre pages de crayonnés d’Alberto Breccia.

[1C’est Soljénitsyne qui l’emporta, en 1970. Il n’eut jamais le Prix.

 
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3 Messages :
  • > Rapport sur les Aveugles - Borgès
    17 décembre 2005 20:00

    Un autre rapport direct à Borgès est le fait que la conspiration ou la société secrète est l’un des thèmes omniprésents dans son œuvre, jusqu’à son ultime recueil qui s’intitulait Les Conjurés. (Le texte éponyme y envisage la Suisse comme le produit d’une société secrète de conjurés ayant décidé d’être raisonnables...)

    Mais bien que ce soit périphérique au sujet, permettez de rectifier quelques lacunes biographiques :

    * Borgès n’a pas exactement été "frappé de cécité". Comme il l’a plusieurs fois expliqué dans ses contes (comme "L’Autre", qui ouvre le recueil Le Livre de sable) et entretiens, sa cécité héréditaire s’est imposée très graduellement, étalée sur un demi-siècle, retardée par une vingtaine d’opérations chirurgicales, ce qui n’a guère la soudaineté dramatique de "frapper". (En réalité c’était plus tragique, puisqu’il se savait dès son plus jeune âge condamné à la cécité progressive dont il observait les effets sur son père.)

    * Également, Borgès n’est pas devenu aveugle "vers l’âge de trente ans". La non-voyance complète a été atteinte vers le début des années 1950, la date symbolique de sa cécité finale étant 1955, à l’âge de 56 ans. (En 1955, il est nommé directeur de la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires, et il plaisantera souvent, en vers et en prose, sur l’ironie suprême d’une divinité qui lui donne en même temps un million de livres et la cécité.)

    * Borgès ne voyait plus, mais il n’avait pas "des yeux à jamais plongés dans la nuit". Aux mêmes sources, il explique toujours qu’il n’est pas dans la nuit, sauf métaphorique, puisque sa cécité consiste en ne plus voir qu’un perpétuel brouillard lumineux jaune (la couleur de ses chers tigres, sa couleur préférée).

    * Borgès n’a pas reçu "le prix Nobel de Littérature". Plusieurs raisons (de politique ou de politiquement correct) ont été avancées à cela au fil des ans, mais de toute façon il ne l’a jamais eu. (Il plaisantait d’ailleurs sur le fait que ne pas lui décerner le Nobel était devenu une tradition scandinave bien établie, puisqu’elle avait maintenant lieu chaque année depuis sa naissance.)

    * Pour clore les chicaneries, Sábato prend en espagnol un accent aigu et non grave, mais s’écrit depuis longtemps Sabato sans accent en français (tout comme l’on écrit volontiers un Borgès accentué, depuis que Monegal a inauguré cette utile licence sur le modèle accepté de "Cervantès").

    En plus du conte "L’Autre" (et de nombreux poèmes sur la cécité), cf. par exemple la classique biographie Borgès de Monegal, le récent et émouvant Chez Borges de Manguel, ou le daté mais copieux Cahier de l’Herne Borges.

    Il existe aussi le savoureux Conversations à Buenos Aires, qui retranscrit justement les duels radiophoniques entre Sabato et Borgès.

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    • Répondu par Didier Pasamonik le 17 décembre 2005 à  20:32 :

      C’est ce qui s’appelle une correction ! Merci et bravo pour votre perspicacité.

      Répondre à ce message

      • Répondu par Didier Pasamonik le 18 décembre 2005 à  00:47 :

        Je me suis permis de modifier les points essentiels dans mon article, afin que les lecteurs qui n’auront pas eu la patience de lire vos corrections ne restent pas sur les erreurs d’origine. Ce sont les vertus du web. Il y a un sujet à faire sur l’influence de Borgès sur la bande dessinée. Pour les vingt ans de sa disparition en 2006, si ça vous tente, nous sommes preneurs.

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