Œuvre aux accents épistémologiques, « Rapport sur les Aveugles » de Breccia est une réflexion maîtrisée sur la perception. Il y a incontestablement un pédagogue dans cet homme d’origine uruguayenne qui a fait toute sa carrière en Argentine non loin d’un autre savant de l’ombre : l’écrivain Jorge Luis Borgès. D’abord parce qu’il a longtemps enseigné pour survivre dans une de ces écoles d’art de Buenos-Aires qui dispensait, fait incroyable, un cours sur... la bande dessinée dans les années soixante, et aux côtés d’enseignants comme, excusez du peu, Hugo Pratt ou Solano Lopez. À l’occasion d’une mémorable exposition rétrospective à Charleroi, « Munoz/Breccia, l’Argentine en Noir et Blanc », son élève José Muñoz décrit Breccia comme un homme d’une grande prestance : « Il avait un corps de danseur de tango, les cheveux gominés, la fine moustache bordant les lèvres... Pour les amateurs de bandes dessinées, c’était une star. Il m’apparaissait alors comme un professeur sévère qui ne laissait pas transparaître son allégresse. Il était toujours sérieux quand il travaillait. » Le maître se jugeait plus durement que l’élève : « Il y a très peu de choses qui me plaisent dans tout ce que j’ai fait jusqu’ici, disait-il à la fin de sa vie. Je suis satisfait de quelques vignettes, de quelques intentions aussi, qui n’ont pas nécessairement abouti, mais qui étaient justes. »
Pourtant, ce Rapport sur les Aveugles, un album qu’il acheva peu avant sa mort, ne justifie pas tant de sévérité. Adaptation partielle d’une fascinante nouvelle du grand écrivain argentin Ernesto Sabato, il raconte la folle paranoïa de Fernando Vidal Olmos, obsédé par l’idée que les aveugles forment une société secrète qui dirige le monde dans les profondeurs même de la terre. Bande dessinée hallucinée et hallucinante, elle est un hommage à Borgès, comme on sait frappé de cécité, mais aussi une réflexion sur la perception qui n’a pas d’égale dans la bande dessinée. Borgès parce qu’on y revient toujours quand on vit à Buenos Aires, « ce sont mes racines », dit Breccia ; Borgès parce qu’en abordant la réalité avec des yeux à jamais plongés dans la nuit, et avec seulement quelques mots, le candidat malheureux au Prix Nobel de Littérature [1] avait su changer le regard des « voyants », leur faire percevoir la face insoupçonnée des choses. Le tour de force de Breccia, c’est qu’il arrive précisément à faire de même avec une matière visible, avec de simples, quoique pas si simples, dessins.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Cette nouvelle édition comporte une préface inédite de Carlos Sampayo et quatre pages de crayonnés d’Alberto Breccia.
[1] C’est Soljénitsyne qui l’emporta, en 1970. Il n’eut jamais le Prix.
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