Après avoir retracé sa carrière et son influence, décrit la biographie qui lui est consacrée, intéressons-nous maintenant un peu plus à l’homme grâce à Régine Tillieux, l’une des deux filles de l’artiste, son mari Alain Buntinx et le concepteur de l’ouvrage, Vincent Odin dans une conversation à bâtons rompus.
Est-ce que vous savez comment le goût du dessin est venu à Maurice Tillieux ?
RT : Je ne saurais vous dire vraiment. En tout cas, c’était quelqu’un qui avait des possibilités artistiques. Il avait été au conservatoire. Sa maman l’y avait inscrit, mais lui il préférait jouer du jazz. Il jouait très bien du jazz au piano. Il a écrit des romans policiers. Il a fait une copie d’un tableau de Picasso que je trouvais très réussie. Bon, après, il a tiré à la carabine dessus parce que sa mère n’en voulait plus (rires). Il était aussi très habile de ses mains. Il pouvait tailler dans du bois. Il réparait tout.
VO : Ce qui est drôle, c’est que ce côté bricoleur, on le retrouve dans ses planches originales. Elles ont été très travaillées. Elles ont été coupées, il y a de la gouache, des papiers collés. On voit tout le travail qui est fourni.
AB : Dans l’exposition à la galerie Maghen, il y a une planche de Marc Jaguar où chaque case a été découpée et la page est reconstituée comme un puzzle.
D’ailleurs, comment travaillait-il ? C’était chez vous ?
RT : Oui, il avait une pièce qu’il appelait son atelier. Il travaillait à partir de l’après-midi jusque dans la nuit. On essayait de le déranger le moins possible mais il ne s’enfermait pas à double tour. Il ne recherchait pas particulièrement le silence, et écoutait la radio en dessinant. C’est d’ailleurs ma madeleine de Proust car tous mes goûts musicaux viennent de la musique qu’écoutait mon père en travaillant. Yves Montand, Charles Trénet, Frank Sinatra, et puis le jazz, Ella Fitzgerald…
Il y a beaucoup de détails réels dans ses BD. C’était important pour lui cette touche de réalisme ?
RT : Il avait énormément d’images dans la tête. Il a beaucoup voyagé en France. Au début, il ne prenait jamais de photos. Il était dans son atelier et il imaginait. Parce que les lecteurs étaient plutôt des enfants de 9-10 ans qui ne tenaient pas grand compte de la précision et du réalisme. Mais après, des adultes ont commencé à lire de la bande dessinée. Il recevait des lettres qui soulignaient les erreurs. Et ça ne lui plaisait pas. Alors il a commencé à prendre des photos. Ça l’avait piqué au vif. Et inversement, je ne sais plus exactement dans quel album, il avait placé une affiche de Cinzano. Et bien il a reçu une petite caisse de Cinzano pour le remercier de la publicité (rires).
AB : Pour en revenir aux images, c’est vrai qu’il y a des choses qui marquent les gens. Je pense en particulier à un Félix qui est La Disparition de Monsieur Noble, avec tous les squelettes qu’on voit dans l’album. Il avait été gamin avec ses parents du côté de Bordeaux où il semble qu’y ait une crypte où on voit justement des squelettes. Et il a rapporté des photos de ça. Et bien je suis convaincu, même s’il ne me l’a jamais dit, qu’il a été influencé par ce qu’il avait vu enfant.
RT : D’ailleurs, sur sa table de travail trônait une tête de mort en plâtre. Mais il avait aussi deux fémurs qu’il avait été piquer dans un cimetière.
Dans le recueil, Tillieux dit qu’avant de connaître le succès, il était considéré comme « le dernier des derniers » par sa famille. Est-ce que vous savez s’il en concevait une certaine amertume ?
RT : Je dois mettre un petit bémol. Le dernier des derniers, c’était un peu exagéré, et en tout cas, pas par ses parents. Mais pour le reste de la famille, il le recevait comme ça. Il avait une cousine professeur de français, une belle-sœur avocate, mariée à un avocat, etc. Je pense qu’il n’avait pas tout à fait tort, même si ça n’a jamais été dit. Malheureusement, il est décédé alors qu’il commençait à être un peu connu. Mais moi, j’en ai une grande amertume, parce que justement il ne l’a jamais su.
En lisant les Gil Jourdan, on a l’impression que Maurice Tillieux était quelqu’un qui aimait plaisanter, qui aimait la vie.
RT : Tout à fait, c’était quelqu’un de très sociable, très agréable, très joyeux. Par rapport à la question précédente, je dois souligner qu’il était très aimé dans sa famille. Lui aimait tout le monde, il ne critiquait jamais. Il faut dire qu’il était très taiseux.
AB : Je ne pense pas qu’on lui connaisse des ennemis.
RT : Il n’a critiqué qu’une seule personne dans son attitude, c’est Hergé. Parce qu’il a été très mal reçu par lui. Ça, je le sais parce qu’il l’a dit à la maison.
AB : Ils se sont vus à New York au début des années 70, lors d’une convention. Il y a tout un avion qui est parti avec des dessinateurs franco-belges.
VC : Il disait aussi qu’il avait une telle admiration pour Hergé qu’il était paralysé et n’osait pas aller vers lui.
RT : Il a été déçu parce que Hergé l’a pris un peu de haut. Et lui, il était tellement admiratif. Ils ne se sont pas compris à mon avis.
Et avec les auteurs Dupuis comment ça se passait ? Dans un gag de César et Ernestine, il représente Morris, Delporte, Goscinny, Peyo, etc. On a l’impression qu’il y a une grande tendresse entre eux. C’était la réalité ?
RT : Il y avait un petit noyau d’auteurs qui étaient devenus à la fin vraiment des copains. Au début, ce n’était pas ça, à cause de l’éditeur qui portait Franquin aux nues. Mais après ça s’est tassé. Il y avait un noyau avec Franquin, Roba, Peyo et Will qui était son grand copain. Morris un peu moins. Il était un peu à part. Ce n’était pas un rigolo. Tandis que les autres, c’était le même genre de déconneurs.
Est-ce qu’il était conscient qu’il était à un moment un des grands scénaristes de la BD franco-belge avec Goscinny, Greg et Charlier ?
RT : J’espère mais je n’en suis pas persuadée. Parce que c’était trop tôt. Les scénaristes n’étaient pas vraiment considérés. Non, je pense qu’il n’en était pas conscient.
Sa reconnaissance a été posthume.
RT : Oui, c’est pour ça que je suis mal à l’aise. Jusqu’à présent, je n’avais pas accepté les projets comme celui conçu par Vincent parce que j’avais l’amertume que ça arrivait trop tard. Mais bon, c’est comme ça. Mes enfants n’ont pas ce genre de problème. Ils sont contents de voir ce qu’a fait leur grand-père.
Avec votre sœur, vous conservez les archives qui restent de votre père. Y a-t-il une chance d’avoir un inédit de Maurice Tillieux ?
AB : Il a eu semble-t-il, au moment de son décès, le projet de relancer Gil Jourdan. Il avait probablement des idées, mais pas un scénario. C’est d’ailleurs la première chose qu’on est venue nous demander. Roland Goossens [dont le pseudonyme est Gos], qui dessinait Gil Jourdan à l’époque, a demandé s’il n’y avait pas quelque chose en chantier. Mais d’ailleurs, le scénario du dernier Gil Jourdan dessiné par Goossens [Entre deux eaux] n’était pas achevé. Il l’a terminé seul, d’une manière un peu abrupte.
RT : Mais d’ailleurs, quand il faisait des scénarios pour lui, c’était très succinct. C’était beaucoup dans sa tête. Il se mettait devant sa place, il commençait son découpage, mais il n’y avait rien d’écrit. Il était bien sûr obligé d’être très précis quand il travaillait pour d’autres dessinateurs.
VO : C’est ce qu’il dit dans ses interviews. Dans son histoire, il a quelques clous. Il sait comment ça va finir, il a pensé à quelques cascades qu’il veut mettre.
AB : On a un document recto verso où il y a plein de graffiti. Et c’est la somme de ses idées pour Sur la piste d’un 33 tours.
VO : Il y a quelques Gil Jourdan qui lui sont venus avec une image. Pour L’enfer de Xique-Xique, il voulait dessiner un camion qui chute dans un ravin et toute l’histoire est créée pour mettre cette planche-là.
Contrairement à d’autres séries, Gil Jourdan n’a jamais connu de reprise. Qu’en est-il aujourd’hui ?
RT : Ce n’est pas d’actualité. Le dessin ça ne pose pas de problèmes [c’est Gos qui a dessiné les quatre derniers albums de Gil Jourdan], mais le scénario, je ne vois pas très bien. Ça ne serait plus du Tillieux. Non, on n’en parle pas.
(par Thierry Lemaire)
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