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Régis Loisel (La Quête de l’oiseau du temps) : Mon préféré c’est Bulrog !

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 23 février 2015                      Lien  
Régis Loisel vit à Montréal toute l'année et donne rarement des interviews. Nous avons profité de sa venue dans le sud-est de la France pour l'entretenir de ses différentes séries (dont "Magasin général" qui vient de s'achever) et revenir également avec lui sur le premier cycle de "La Quête de l'oiseau du temps", œuvre fondatrice de sa carrière.

Avec le recul, quel est votre album préféré dans le premier cycle de "La Quête..." ?

Pour différentes raisons, je pense que c’est « Le Temple de l’oubli ». Mais essentiellement aussi parce qu’il y a une évolution dans mon dessin par rapport au premier album. Ceci dit, que ce soit pour le premier ou pour le second tome, je reste quand même un peu frustré car je ne disposais que de 46 planches. Je me sentais vraiment à l’étroit et ce n’est pas l’idéal quand tu fais de l’Heroïc Fantasy. J’avais envie de grandes images. Il commence à y en avoir quelques-unes dans « Le Temple de l’oubli » mais du fait des 46 planches imposées, ces grandes images précipitaient le reste de l’album. Je me retrouvais alors ensuite avec dix ou douze vignettes par planche, ce n’était vraiment pas confortable. Par contre, ensuite, quand j’ai fait « Le Rige », je disposais de 58 pages et ça m’a permis de faire des vignettes plus grandes où je pouvais vraiment exprimer tout l’univers de l’Heroïc Fantasy, à travers de grands décors par exemple. D’ailleurs, j’ai fait autant de vignettes dans un 58 que dans un 46 pages. Donc celui que j’aime par le cœur c’est bien « Le Temple de l’oubli » mais celui dans lequel je me sentais à l’aise dans le dessin, c’est « Le Rige ».

Ces grandes vignettes sont aussi très flagrantes dans le second cycle...

Parce qu’aujourd’hui,on dispose du nombre de planches que l’on veut, l’éditeur ne m’embête pas avec ça. Je suis libre de faire 58 ou même 64 pages si j’en ai besoin. On a ainsi toute la place nécessaire pour exprimer plein de choses et on peut prendre le temps pour des décors grâce à ces grandes vignettes. C’est très bien, c’est de l’Heroïc Fantasy, on a besoin de rêver et ça se fait forcément au travers d’éléments oniriques qui prennent de la place. Donc quand j’ai réalisé le story-board des deux premiers albums du second cycle qu’on a appelé « Avant la quête », j’ai volontairement employé de grandes images. Pas uniquement pour le plaisir de faire de grandes images… mais parce que c’était nécessaire !

Régis Loisel (La Quête de l'oiseau du temps) : Mon préféré c'est Bulrog !

Est-ce qu’au début des années 1980, Loisel et Le Tendre avaient réussi à capter les fans de Tolkien et autres amateurs de jeux de rôle ?

Oui c’est vrai, de fait ! Mais on n’a jamais eu la prétention d’exploiter une éventuelle niche. Il ne faut pas oublier que la première mouture de « La Quête de l’oiseau du temps » avait été faite pour un magazine qui s’appelait « Imagine » et que c’était en 1975. Le premier album « La Conque de Ramor » lui n’est ,paru qu’en 1983. Il s’est écoulé quelques années entre ces deux publications, ce n’était plus la même époque !

Il n’y a pas eu d’autres planches noir & blanc de "La Quête..." que celles rééditées par Dargaud en 1987 ?

Non. Ces planches datent de 1975 et il n’y a pas eu de suite. Le magazine s’est cassé la figure parce qu’il n’y avait plus assez de lecteurs et l’histoire s’est arrêté avec. Cependant, cinq ans après, nous avons remis le couvert avec Le Tendre pour « Métal Hurlant » (persuadés que ça correspondait à leur univers) mais ils n’en ont pas voulu. Glénat n’en a pas voulu non plus donc on a été voir « Tintin » en Belgique. Pareil ! Personne n’en voulait de notre Quête. On a donc fini par aller à la Mecque de la BD que représentait Dargaud-Pilote à l’époque. Je me souviens c’était Claude Moliterni qui s’occupait de Pilote et il avait bien aimé. Sauf qu’il était complet pour les deux années à venir ! C’était une période où les programmes étaient assez bien établis. Il nous a quand même dit « Laissez-moi des photocopies, à l’occasion si j’entends parler de quelque chose…  ». Et puis un an et demi plus tard (en 1981-82), Moliterni nous rappelle et nous annonce que le groupe Dargaud vient de racheter « Charlie mensuel » et que notre projet les intéresse parce qu’ils veulent développer les thèmes de l’aventure et de l’érotisme. Un an et demi après, il m’a donc fallu reprendre mes crayons sur une histoire que j’avais complètement oubliée. En plus, durant toute cette période, j’avais commencé à développer l’histoire de « Pyrénée » (j’avais même réalisé les sept premières planches). Aujourd’hui l’histoire a été reprise par Sternis (et il a refait les planches) mais quand Dargaud m’avait relancé à cette époque pour « La Quête… », il m’avait fallu faire un choix. Car dans le même temps, « Spirou » était justement intéressé aussi par « Pyrénée ». Je ne pouvais pas faire les deux, j’ai choisi « La Quête… » et je crois que j’ai bien fait ! ( Rires )

C’est l’éditeur qui a lancé le créneau aventure et érotisme pour "La Quête..." ou le côté érotique de l’histoire était-il déjà pensé avant ?

On n’a pas fait de l’érotisme pour faire de l’érotisme. Dans la première version, Pélisse était déjà une petite bonne femme assez bien gaulée et avec son caractère. Nous avons en fait surtout joué avec le personnage de Pélisse. Elle sait qu’elle a une paire de seins à laquelle les protagonistes ne restent pas indifférents et elle fait juste un peu de provoc’. On n’est pas allé trop loin dans l’érotisme. On a évité la démonstration comme à la fin du premier tome où je l’ai volontairement représentée de dos quand elle montre sa poitrine pour attirer les gris-grelets. J’ai bien fait de le faire ainsi, ça a titillé le lectorat !

Est-ce qu’on doit le succès de la série à ce seul personnage finalement ?

Non, je ne crois pas ! On doit le succès de la série à tout cet univers de bruit et de fureur qu’on retrouve dans « Conan le barbare ». Tous ces mecs musclés, invincibles, qui bataillent avec des monstres mais toujours avec une belle créature dénudée à côté. Nous avons exploité les mêmes poncifs sauf qu’au lieu d’exploiter les forces et les qualités des personnages, nous avons travaillé sur leurs faiblesses. C’est ce qui fait qu’on arrive à s’identifier à eux parce que les héros sont comme nous. Ça les rend humains et plus attachants. Bragon est par exemple à la fois invincible et un peu con-con par moment. L’inconnu est un personnage stupide : il est mené uniquement par le physique de Pélisse. Cet angle d’attaque a finalement créé des situations qui n’étaient pas forcément prévues au départ. Ça a donné des couleurs à notre histoire. Ainsi, le public s’est retrouvé avec une BD d’Heroïc Fantasy où il a pu sourire sur certaines scènes, tout en continuant à avoir peur pour les personnages à d’autres moments. « Lanfeust » par exemple ne s’est pas inscrit du tout dans le même registre que nous… même si Tarquin m’a dit (qu’en tant que jeune dessinateur), il s’était beaucoup inspiré de « La Quête… » à ses débuts !

Derrière les aspects d’aventure, d’érotisme et d’humour, il y a aussi une vraie profondeur psychologique dans chacun des personnages. Et même une réelle relation entre eux !

C’était prévu comme ça dès le départ ! On n’a pas fait dans la déconnade. Il y a un petit peu d’humour lié aux réactions des personnages mais chacun est vraiment habité par un but. Bragon veut savoir si Pélisse est réellement sa fille. Il commence à s’en persuader et, de ce fait, il a envie de s’en rapprocher. Il découvre ainsi un sentiment de paternité, ce qui amène un changement important dans sa psychologie.

Il y a aussi Bulrog, un personnage formidable ! C’est le méchant de service qui finalement commence à se poser des questions. Il comprend que ce n’est pas tout à fait le chemin qu’il devait prendre. Cette espèce de grosse brute doute, il se remet en question. Il n’est pas taillé dans le béton, il est peu sûr de lui. Il finit par comprendre qu’il n’est pas fait pour tout ça et s’élève vers la spiritualité. C’est formidable de brosser tous ces personnages au départ en se disant « Lui c’est le méchant, lui c’est le gentil… » parce que petit à petit tu bernes le lecteur. Et tu bernes les héros eux-mêmes ! Bragon se fait totalement avoir : il croyait agir pour le bien et réalise au final qu’il œuvrait pour le mal.

Ça fait une belle brochette de personnages : Bragon, Mara, Pélisse, Bulrog, Fol de Dol…

Ha ! Fol de Dol c’est vraiment un personnage à Le Tendre ! Alors que moi, mon préféré, c’est Bulrog ! Je le voyais depuis le début avec son bras mutilé. Je ne savais pas comment arriver au fait qu’il se fasse couper le bras (c’était flou), mais je le voyais très bien ainsi. Dès le départ, j’avais bien en tête la finalité de son personnage. Le rôle de l’inconnu c’est également moi qui l’ai amené. À la base, c’était un accident de l’histoire qu’on a récupéré et qui a introduit une note humoristique et de dérision dans notre récit. Mais je ne cherche pas à m’en attribuer le mérite. De toute façon, c’est moi qui mets en scène tous les protagonistes. Ça me fait penser à Uderzo qui avait dit un jour que c’était lui qui avait amené Idéfix. Ça n’a que peu d’importance puisque de toute manière c’est lui qui dessine les personnages !

Finalement l’élément le plus mineur reste l’oiseau du temps lui-même !

Si on en revient au tout début, il faut savoir que Le Tendre allait une fois par semaine à des rencontres de dessinateurs à l’Université de Vincennes. Il y avait plein de jeunes dessinateurs et autres scénaristes en herbe qui venaient montrer leur travail à des auteurs confirmés comme Mézières ou Giraud. Quelqu’un avait alors proposé un exercice à Le Tendre : trouver une histoire avec l’évolution d’une tache d’encre sur une feuille blanche. Il avait alors pensé à un oiseau, puis à un archer qui tire. Il a ainsi échafaudé le début d’une histoire… celle qui est racontée sur les murs du temple où se trouve l’œuf. On y retrouve tous ces éléments : l’oiseau noir, l’archer aveugle, les ailes qui s’étendent pour faire la nuit, puis l’œuf blanc etc. Tout ça est parti d’un exercice mais il n’y avait pas encore l’histoire de « La Quête... » derrière cet exercice.

Comment invente-t-on un personnage comme le fourreux ? Graphiquement il est bleu, il a une longue queue…

J’étais parti sur un lémurien avec des gros yeux mais petit à petit il a évolué. Si vous comparez le premier fourreux avec celui du quatrième tome, vous verrez qu’il a complètement changé. Il a évolué par accident mais aussi par le fait de faire beaucoup de dédicaces. A l’époque, on en faisait énormément et les gens me demandaient souvent le fourreux. Or moi, quand je fais des dédicaces, je ne fais pas de crayonné. Je dessine directement au stylo-bille ou au feutre. Et parfois : « Ha, mince !, j’ai fait la tête un peu grosse ! » ou encore « Ha, tiens, ça c’est pas mal ! ». Alors je pense que oui, c’est à travers les dédicaces qu’il a pris sa forme définitive (celle avec une queue plus longue et les pattes plus grosses). D’ailleurs, quand je dessinais ses pattes, je pensais systématiquement aux avant-bras de Popeye. Quand tu es dessinateur, tu as toujours comme ça des réminiscences de ce que tu as aimé quand tu étais gamin. Pareil dans « Magasin général » : le vieux Noël qui construit son bateau, pour moi c’était l’idée de Popeye. Il était borgne, barbu… Mais par contre je ne me voyais pas l’appeler Mathurin comme Popeye. Du coup, on a appelé Mathurin un des frères Latulippe. Tout ça ce sont des hommages déguisés et de la tendresse qui se dégage par rapport à ce qu’on a aimé enfant.

Le fourreux ne s’exprime jamais alors qu’il est la clé de l’histoire…

Il est une sorte de catalyseur, de relais entre la réalité et l’hologramme que représente Pélisse. Il faut qu’il soit tout le temps avec elle sinon elle commence à s’étioler. C’était difficile à gérer par moment. En tant qu’auteur, tu as parfois des idées un peu « à la con » comme celle-là et puis après, tu te dis « Mince ! Mais dans cette situation là, comment je vais faire ? ». Il y a par exemple un moment dans le tome 3 où Pélisse est assommée. Elle tombe et le fourreux n’est plus avec elle. Ce genre de scène n’est pas si évident que ça à gérer. Mais en même temps, c’est aussi un ressort pour faire comprendre aux lecteurs à la fin que le fourreux avait bien son importance. Au final, quand Pélisse disparaît, c’est un vrai coup de théâtre ! Mais c’est vieux tout ça dans mon esprit maintenant, La Quête, ça a trente ans…

Pourtant vous allez vous y replonger !

Oui, sur la dernière époque ! Ce sera un seul et unique album qui ira jusqu’à la mort physique de Bragon. On va retrouver Bragon un peu plus vieux et toujours perdu dans sa folie. À nouveau, on va aller le chercher, car on aura besoin de lui mais tout ça reste encore à définir avec Le Tendre... Par contre, ce sera bien un one-shot (peu importe le nombre de pages) et dessiné par moi. Ce sera la fin de la légende : je ne vais pas te raconter l’histoire, mais ça se terminera en effet avec la mort de Bragon. On retrouvera aussi Pélisse mais je ne vous dis pas comment. Et il y aura bien entendu aussi le fourreux puisque dans les dernières images de « L’Œuf des ténèbres » on voit Bragon qui parle avec le fourreux. Puisqu’il reste perdu dans sa folie, il doit être accompagné du fourreux. Il continue à s’adresser à lui en croyant parler avec Pélisse. Et on retrouvera aussi forcément Bulrog. On l’avait laissé dans une bibliothèque où réside tout le savoir d’Akbar et il y sera resté comme un ermite à étudier un certain nombre de secrets. C’est justement un de ces secrets qui sera le déclencheur de la dernière époque.

Le Rige est très exploité dans le cycle « Avant la quête », lui ne peut plus revenir !

Non, non, il est bel et bien mort. Le Tendre l’avait appelé simplement « Rige ». Lui voyait un gros guerrier costaud, barbu. Et pour moi, ce simple nom évoquait des mots comme rigueur, rigidité, roide, raide. Et tout de suite le personnage m’est apparu. Et donc j’ai eu envie de le représenter comme quelque chose de monolithique. J’avais pensé à Erich Von Stroheim dans « La Grande Illusion ». S’il fallait faire un dessin animé du Rige, ce serait un personnage qui bouge avec raideur, comme s’il avait la nuque bloquée. Et avec une gestuelle minimaliste ! Quand Vincent Mallié a repris le Rige, je lui ai expliqué qu’il devait toujours rester figé, avec très peu de geste. Comme quand il a la main sur sa hache... sinon ça ne marche pas ! Par contre, quand il part pour se battre, ça va extrêmement vite. Simple et efficace, avec peu de mouvements !

Il y avait justement sur votre site Web un petit film d’animation : la toute première scène de la Quête !

Oui, mais ça ne s’est pas fait. Le cinéma, ça va, ça vient. Plusieurs fois on nous a proposé des projets, même avec des Japonais ! Mais, quand j’ai vu la « gueule » de Pélisse… Elle était plate, elle n’avait plus aucun charme, donc non ! Et puis, c’est vraiment un autre univers le cinéma. C’est très compliqué, c’est plein de compromis.

Par contre, j’ai pas mal œuvré pour que « Peter Pan » soit adapté et ça y est, les droits sont vendus. Le plus dur est d’arriver à adapter ma propre histoire, mais ce sera avec des personnages réels. Je vais faire ça avec un copain et ça se situera certainement à une époque futuriste proche de la nôtre. Dans un premier temps, on avait envisagé de situer ça à Detroit. C’est une très grande ville, complètement désertée… presque une ville fantôme où il ne reste que des bandes organisées. Mais depuis nous avons changé d’idée, nous situerons l’action quelque part dans un lieu ou dans une ville qui a souffert par une guerre indéterminée (situation malheureusement connue de certaines villes de Palestine ou d’Europe de l’Est). On verra mais ce qui est sûr c’est que ce ne sera plus Londres, ni l’ambiance « Jack l’éventreur ». Par contre, tout le côté onirique restera le même. L’objectif ne peut pas être de satisfaire que mon lectorat BD, on ne peut pas remplir les salles de cinéma juste avec mes lecteurs.

Puisque l’on parle de Peter Pan, la sortie du premier tome avait créé la surprise. On ne vous attendait pas là...

J’essaye toujours d’aller là où on ne m’attend pas parce que je n’ai pas envie de frapper toujours sur le même clou. Sinon je serais toujours en train de faire « La Quête de l’oiseau du temps » et ça je n’en ai pas envie. Des séries comme « Peter Pan » et « Magasin général » n’ont justement strictement rien à voir entre elles. Et en plus, sur « Magasin général » je suis co-scénariste et co-dessinateur, c’est un autre travail. Je crois que quand on fait de la bande dessinée, il ne faut surtout pas essayer de travailler pour plaire au plus grand nombre. Il faut faire ce que tu as envie de faire et si tu le fais avec le cœur, il y a de fortes chances que ça fonctionne. Le public aime ou n’aime pas, mais il ressent ce qui est fait avec sincérité. « Peter Pan » quand j’ai eu fini le sixième tome, il y en a qui ont détesté quand d’autres ont adoré. C’était déjà vrai pour « La Quête… » : il y a plein de gens de ça n’intéressait pas à l’époque. Aujourd’hui on pourrait avoir l’impression que « La Quête… » est devenue une série mythique. Mais ça a trente ans, c’est peut-être pour ça qu’elle est mythique !

Vous avez refait les couvertures du premier cycle de la quête, pourquoi avoir retiré Pélisse enchaînée sur le troisième tome ?

Je ne la trouvais pas efficace. Le titre c’était « Le Rige » donc je n’ai mis que le personnage du Rige. Et puis, Pélisse en arrière-plan, attachée… finalement je n’aimais pas. J’avais envie d’une couverture beaucoup plus simple. Je ne sais pas si c’est un bon choix mais je l’ai fait ainsi. De toute façon, je crois que les gens ne s’en sont pas rendu compte. Ceux qui ont acheté les nouveaux albums n’ont pas forcément de moyens de comparaison avec les précédents.

Est-ce que, avec le temps, vous regrettez un album comme « Troubles fêtes » ?

Ha non, je ne regrette rien du tout ! Il y a des erreurs mais je ne regrette pas, j’étais très content de faire « Troubles fêtes ». Mais ce n’est pas tout à fait un album de BD, car je ne voulais pas faire de la B.D. érotique. Je trouve qu’il n’y a rien de plus chiant. Les histoires ne sont finalement que des prétextes pour une succession de scènes de culs. Et je n’avais pas envie de ça. Les deux premières histoires, j’avais fait ça avec ma femme. Elle a aussi écrit le texte sur Venise pendant que j’étais en tournée en promotion au Canada avec Le Tendre. J’ai ensuite illustré tous les moments chauds mais sans mettre de paroles. Comme l’album n’était pas assez conséquent, j’ai aussi intégré « L’Offrande » qui avait été réalisé initialement pour un Portfolio. On a amené ça aux « Humanos » mais ils trouvaient à juste titre qu’il y avait une redite entre le texte et mes illustrations. On a donc supprimé les textes croustillants pour ne laisser que les dessins... C’était judicieux. Ma femme n’était pas très contente car une partie de son texte initial a été supprimé.

En 2000 est paru discrètement l’album « Norbert le lézard ».

J’adore les histoires de Norbert ! C’est mon fils Blaise qui a refait toutes les couleurs. On a réédité toutes les planches qui dataient de 1977 pour en faire un album chez « Granit » (c’est notre maison d’édition). Au départ, c’était une bande dessinée pour un petit journal, « Plop ». Initialement, Cothias avait écrit une histoire toute simple avec des petits animaux gentils. Et je l’ai interprétée avec beaucoup de folie ! Par exemple, pour Cothias, le corbeau se déplaçait dans un biplan et pas du tout dans une chaussure volante. Je me souviens, c’était une période où je n’avais pas beaucoup de documentation sous la main et je ne me voyais pas dessiner un avion. Alors j’ai pris mes vieilles tennis et c’est comme ça, en lui rajoutant deux ailes avec des traits « Gordini » peintes sur le dessus et quelques tubulures, que j’ai fait une superbe machine volante ! Avec Cothias, on imaginait ensemble toutes les histoires et lui la mettait en forme par un découpage de cinq planches. À l’époque, il fallait que je les fasse dans la semaine. Il fallait que ça aille vite donc je ne me suis pas posé de questions. Pour le vieux moulin par exemple, j’ai fait un moulin à café. Pour l’anecdote, c’est grâce à cette rapidité qu’il me fallait avoir pour réaliser les histoires de « Norbert le lézard » que j’ai trouvé mon encrage. C’est pour cela que tu trouves qu’on y reconnaît déjà bien mon style. Ça a développé ma technique. J’encre comme je crayonne, il faut que ce soit énergique. À ce propos, je me souviens d’une remarque de Pétillon fasciné par la propreté sans gouache ni repentir du dessin d’Uderzo. Il lui demanda comment fait-il pour que ses planches originales soient si propres. Il faut savoir qu’Uderzo se tapait quand même deux planches d’Astérix et deux planches de Tanguy par semaine, tu imagines le boulot ? Et la merveilleuse réponse d’Uderzo avait été « Si tu crois que j’avais le temps de me tromper ! ». C’était la maîtrise totale. Par contre, de mon côté, je me trompe toujours autant et les rustines sur mes planches ne manquent pas ! ( Rires )

L’impression négligée des albums Dargaud à l’époque avait aussi pas mal dégradé la qualité de vos planches !

Tout à fait ! Surtout dans le dernier album, c’était terrible. Il faut savoir que ça s’est effacé parce qu’à l’époque on n’utilisait pas des scanners comme aujourd’hui mais des films qui s’usent. Les couleurs pâlissent et c’était en effet très flagrant sur le quatrième tome. Et puis, il y a aussi le fait qu’avant les gens vendaient des albums comme ils auraient vendu des petits pois. J’ai aussi eu la malchance de finir « L’Œuf des ténèbres » en plein été. Tout le monde était parti en vacances et à mon avis, ce sont des stagiaires qui ont dû faire le travail. Quand l’album est sorti, j’avais envie de pleurer. Un an de travail saccagé par des gens qui n’en avaient strictement rien à faire. C’est le genre de mésaventure qui n’est malheureusement pas arrivé qu’à moi seul. Heureusement, le lecteur ne s’y arrête pas forcément, il lit l’histoire et referme le livre...

Votre aventure avec Lidwine a aussi été une belle surprise et un bon choix. Il avait commencé à se faire connaître avec « Le Dernier Loup d’Oz ».

Lidwine a fait du très bon travail mais il est vrai que j’ai préféré faire tout le story-board parce qu’il avait tendance à traiter la vignette comme une illustration. D’ailleurs ça se voit dans son Dernier Loup d’Oz : il y a des milliers d’informations dedans et pour moi, ça peut devenir un peu indigeste à la lecture. Donc j’ai traité la mise en scène et lui dessinait. Pour la petite anecdote, quand je dessinais un personnage seul dans une case, je lui disais « Surtout ne me rajoute pas derrière des nuages, des oiseaux ou autres détails superflus ! ». Il disait tout le temps qu’il n’avait jamais tout à fait fini. Il fallait presque lui arracher les planches. C’était comme une peur du vide. Je me souviens aussi de ses essais pour les deux premières planches : il y avait quelque chose qui me chiffonnait avec celles qu’il m’avait montrées au début. J’avais dû ressortir mes photocopies pour comparer avec son travail. Je me suis exclamé « Mais qu’est-ce que t’as fait ? ». Il avait rajouté pleins de petit traits, de détails inutiles, c’était plus du tout la même lecture. On a dû enlever tout ces rajouts pour revenir à la version initiale. Ceci dit, Lidwine est un formidable dessinateur, un type humainement remarquable. En fait, son problème était sa lenteur, dûe à son côté enlumineur et enculeur de mouches. Il a mis cinq ans à faire cet album, c’est un peu trop long pour une BD. Mais le résultat a été à la hauteur de notre attente !

Vous avez eu un peu le même problème avec Aouamri ?

Aouamri c’était autre chose… Lui n’a mis que quatre ans ! C’était un autre problème, mais il a fait lui aussi du très bon boulot. Sans entrer dans le détail, Momo (Aouamri) habitué aux travaux de pub, avait un train de vie plus confortable. Pour faire La Quête, il avait été obligé de mettre la pub de côté (or, la pub ça paye bien...). Alors, même si La Quête était relativement bien payée, il ne se faisait pas les mêmes salaires. Forcément, il continuait donc à prendre quand même en parallèle ses petits boulots de pub et ça mettait en retard son travail. De fait, quand il se remettait sur ses planches, il allait plus vite pour rattraper le temps perdu et ça perdait un peu en qualité. Il y a aussi qu’il passait beaucoup trop de temps pour la mise en scène. J’ai finit par lui dire « Écoute, je m’en occupe, ça va te soulager un peu ». Ça a été dur, il a fallu faire beaucoup de retouches. Aouamri était moins à l’aise que Lidwine pour camper les décors. On a beaucoup travaillé ensemble sur cet aspect mais au final, lui aussi nous a donné un album magnifique !

Le tome 4, « Le Chevalier Bragon », propose un dessin de Mallié un peu moins fouillé que son premier travail sur "La Quête" ?

Non, je ne trouve pas. Au début, Vincent Mallié a surtout eu des problèmes sur le personnage de Bragon. Il faut savoir qu’il a quand même passé neuf mois à faire des retouches pour son tout premier album de « La Quête… ». Maintenant, ça ne se voit pas, ses personnages de Bragon ont été retravaillés mais pour le reste ça fonctionne très bien. À chaque fois je lui dis « Vas-y, avance, fais tes planches ! Après on prendra quinze jours pour y retravailler ensemble et voir s’il y a des choses à reprendre ou pas. ». Je prends beaucoup plus de plaisir à travailler avec Mallié pour la simple et bonne raison qu’avec lui, les choses avancent. J’ai aimé travailler aussi avec Lidwine et Aouamri mais bon… quand tu ne vois pas les planches arriver, à la longue ça peut devenir démotivant.

Vous semblez avoir trouvé la bonne formule auprès des lecteurs : faire appel à plusieurs dessinateurs, mais en leur imposant une charte graphique.

Oui et je mets le même coloriste aussi à chaque fois ! C’est moi qui avais fait les couleurs sur « L’ami Javin » mais après je n’avais plus le temps à cause de « Magasin général ». J’ai eu la chance de trouver un coloriste formidable au Canada, François Lapierre, qui en plus est aussi dessinateur. Avec lui, quand tu fais un éclairage, il sait comment ça marche et donc ça aide bien. Je lui avais demandé justement de retrouver le même type de couleurs que tout ce que j’avais fait auparavant sur « La Quête… ». Il ne faut pas que le lecteur voie de différence. La couleur ça unifie tout et je peux te dire que je fais attention à toutes les étapes d’un album. Le gardien du temple, c’est un peu moi. S’il y a un truc qui ne colle pas, on refait. Je ne leur demande pas de faire du Loisel, je leur demande de faire de « La Quête… ». Par exemple, au début, Aouamri me rajoutait des petites bestioles qui, graphiquement, correspondaient plus à des univers à la « Lanfeust » qu’à celui de « La Quête… ». Ce n’était pas une question de qualité mais bien d’univers et ça n’avait rien à faire là. Il y a aussi l’évolution des personnages que l’on se doit de respecter. Bragon ne peut pas avoir la même gueule quand il est à des âges différents. Et d’ailleurs personne ne m’a fait de remarques là-dessus. Je n’ai lu aucune critique sur la qualité du dessin des uns et des autres. Et moi-même, je n’aurais pas fait mieux que mes petits camarades. Graphiquement leurs dessins sont beaucoup plus au point que ce que j’avais fait quand j’avais trente ans. Mais par-dessus tout, il y a aussi toujours l’esprit, toujours la même énergie.

Qu’en est-il de vos autres séries comme « Le Grand Mort » ou « Pyrénée » ?

« Le Grand Mort » est une histoire que j’avais dans mes cartons depuis très longtemps mais sans jamais avoir eu des velléités d’en être le scénariste. Je sais travailler sur des scénarios mais je n’avais jamais pensé faire ça pour quelqu’un. Pour la petite histoire, Vincent Mallié a travaillé sur « Le Grand Mort » avant de faire « La Quête… ». C’est alors que je me suis rendu compte qu’il utilisait l’espace et les décors formidablement bien. Il avait également une mise en scène très proche de la mienne. J’ai dit à Le Tendre que je verrais bien Vincent reprendre « La Quête… », que ça collerait vraiment très bien. Et au final, il s’avère qu’en plus Mallié est un vrai métronome : il arrive à alterner une fois par an un album de chaque série.

C’est le dessinateur Sternis qui a été le premier à me solliciter de la sorte. Il m’a demandé de lui raconter toute l’histoire de « Pyrénée ». Il avait lu un jour dans un magazine que, finalement, l’histoire n’avait jamais vu le jour et il cherchait à comprendre pourquoi ça ne s’était pas fait à l’époque avec "Spirou". Comme il n’avait pas de boulot, il m’avait demandé alors de lui finir le scénario. Mais pour le lancer, il a aussi fallu que je lui fasse toute la mise en scène. J’ai souvent remarqué d’ailleurs que la mise en scène posait des problèmes à certains dessinateurs. Alors que pour moi, en un quart d’heure, c’est plié et la planche est posée !

Il y a finalement une certaine cohérence dans toute ta production, le lecteur n’est pas dérouté… même quand vous travaillez avec d’autres dessinateurs !

Oui, j’essaye vraiment d’être exigeant par rapport à ça. J’essaye d’avoir une sorte de « signature » pour que le lecteur ne soit pas perdu quand il achète un de mes livres. Mais en même temps, je peux être très déroutant. D’ailleurs, la fin de la Quête , ce n’est pas pour tout de suite, j’ai d’autres histoires à raconter. Mon prochain album sera justement un « Mickey » édité chez Glénat. Un Mickey à l’ancienne avec ses deux strips par planches ! Parce que ça me fait plaisir, parce que j’aime le graphisme de cette époque. C’est ce genre de choses qui m’ont amené à faire de la bande dessinée. Comme beaucoup d’auteurs, je travaille avec des envies fortes. J’ai même commencé à faire des petits strips pour voir ce que ça peut donner. Mais pour en revenir à ta question, même si le lecteur n’est pas obligé de me suivre dans toutes mes réalisations, il est vrai que je veille quand même à maintenir à une certaine homogénéité.

Pour le moment, votre actualité c’est le dernier et ultime album de « Magasin général ».

Oui, c’est une aventure de neuf ans que j’ai partagé avec Jean-Louis Tripp. Une très belle aventure et un très beau succès en librairie ! Avec Tripp, on travaillait dans le même atelier à l’époque et il a fallu trouver un terrain d’entente pour arriver à faire une histoire ensemble. Ça a donné « Magasin général » et ça a très bien marché. D’ailleurs la dernière tournée fin 2014 avec l’éditeur en France et en Belgique a été intense. Mais même si aujourd’hui, je ne fais plus de dédicaces avec dessin, même si je vis loin, je continue à rencontrer les lecteurs et c’est toujours très intéressant. Plutôt que d’enchaîner les dessins, je préfère prendre le temps de discuter avec eux, de faire une photo... Ce sont de vraies rencontres qui ont du sens !

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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