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"Rose Profond", le pastiche qui déconstruit les cartoons d’Hollywood

Par Charles-Louis Detournay le 7 avril 2015                      Lien  
Casterman réédite le chef d'œuvre iconoclaste de Dionnet et Pirus dans un grand format agrémenté d'un grand nombre de documents complémentaires. Mais rappelons d'où vient cette volonté de détourner les séries américaines, un mélange de fascination et de répulsion né dans "Métal Hurlant"...

Début 1984, un certain Michel Pirus fait ses premiers pas dans la bande dessinée, en publiant dans Métal Hurlant de courts récits inspirés par les cartoons américains. Entre les Schuiten, Masse, Andreas, Tramber, Schlingo [1], Chaland... et un certain Guy Delcourt [2], le style de Pirus dénote radicalement.

Pleins de volume, ses dessins noirs et blancs pastichent à merveille les dessins animés américains avec des animaux à quatre doigts gantés de blanc. Mais les cadrages ne sont pas encore optimum : trop d’éléments diminuent la lisibilité.

En outre, les propos sont plus crus (nous ne sommes pas dans un magazine jeunesse, que diable !) : les héros cherchent de l’alcool et des filles (Gangsters), cela castagne à toutes les pages avec des calibres monstrueux, quand ce ne sont les jupes des filles qu’on soulève allégrement ou du "sucre" qu’on sniffe (Stup Dog and Sniff Mouse) . Le lecteur peine encore à comprendre s’il faut prendre cela au premier degré, ou au second comme Le Jeune Albert, qui balise la dernière demi-planche de chaque numéro du magazine depuis des années.

"Rose Profond", le pastiche qui déconstruit les cartoons d'Hollywood
Une des planches les plus "sobres" de Champagne & Gâteaux secs

Champagne et gâteaux secs

La seule couverture de Métal Hurlant signée par Michel Pirus, pour "Champagne et Gâteaux sec".
Cette illustration est reprise dans le dossier complémentaire à cette nouvelle édition.

Après ce galop d’essai, Pirus revient un an plus tard, et se faufile désormais entre Jodo, Cadelo, Burns, Antoine de Caunes, Eberoni, Montellier et les autres.

Finis les gangsters et le noir et blanc de ses deux premiers courts récits, Pirus se lance dans la couleur dans de splendides double-pages. Intitulée ostensiblement Champagne et gâteaux secs, la série met en scène deux corbeaux qui ne sont pas sans rappeler les Heckle et Jeckle, deux oiseaux de dessin animé et de bandes dessinées créés par Paul Terry en 1946.

Si les mimiques et le dessin rond des premières cases font effectivement un nouveau lien direct vers les cartoons US, dès le premier récit de deux pages, on comprend que la roublardise des différents personnages ne sont pas à mettre entre toutes les mains : le perfide majordome oublie régulièrement ces mains gantés de blanc dans le corsage de sa cochonne de maîtresse, tandis que l’ivrogne mari semble plus porté sur la dive bouteille.

Les gags classiques (après une bagarre, l’on rafistole le bec de son compère avec de la colle) continuent de s’accompagner de gros mots, de majordome priapique et de truie en string et porte-jarretelles (lorsqu’elle n’est pas découpée en jambon). La série prend directement ses marques dans les pages 96 et 97 [3], la dernière double-page du magazine, avec deux têtières plus vraies que nature.

Et après avoir dévoré les deux strips du Jeune Albert, on se surprend à lire d’abord ce drôle d’univers pour découvrir quelle gentille irrévérence a imaginé Pirus. Et ce dernier ne se fait pas prier : le style des cartoons des années 1940 et 1950 s’accompagne de thématiques osées, mêlant sexe, drogue, violence et massacre sanglant. On repère ça et là quelques références, dont un portrait de Donald Duck... mais aussi celui du jeune garnement de Chaland, ce qui laisse à penser que sa parodie du dessin animé américain vient en écho de la démarche de déconstruction opérée par Chaland sur l’École belge.

Mais le conte de fée sarcastique tourne bientôt court : copié par la concurrence, son équipe se retrouvant divisée sinon dispersée, Métal Hurlant va mal, et la nouvelle direction tente ce qu’elle peut pour enrayer le déclin. Champagne et Gâteaux secs disparaît donc, et Pirus ne fit plus qu’une timide incursion dans un rédactionnel avant que "La Machine à rêver" ne s’interrompe deux numéros plus tard... après avoir révolutionné la bande dessinée franco-belge.

Sus au rose !

Désœuvré, Pirus va même travailler pour Mickey Magazine, dont il tournait en dérision les personnages quelques mois plus tôt. Mais Jean-Pierre Dionnet trouve que son talent pourrait être mieux exploité, et convainc Hervé Desinge, le rédacteur-en-chef de L’Écho des Savanes, de publier un récit scénarisé par lui-même, et dessiné par Pirus. Sur base du précédent Champagne et Gâteaux secs, Desinge donne son accord, comme l’explique Dionnet : "Le seul mot d’ordre du rédac’ chef fut : « De la fesse, c’est ce qu’on vend dans l’Écho, de la fesse ! » Nous y allâmes en vrais puritains dans une maison close..."

C’est ainsi qu’est né Rose profond. Certes, mai 1968 avait permis d’exploser les carcans du putitanisme, et la bande dessinée avait profondément virée sa cuti dans les années 1970, emportée par l’éclatement des codes de Métal Hurlant, l’irrévérence de L’Écho des Savanes ou la frénésie graphique de Fluide Glacial. Mais Dionnet et Pirus voulaient aller plus loin encore ...

"Tous ces héros animaliers charmants que nous avons tant aimés nous ont aussi souvent horripilés, explique Jean-Pierre Dionnet, Trop jolis pour être honnêtes. Trop parfaits et, comme le firent remarquer les premiers, Kurtzman et Elder dans Mad, répugnants si on arrête d’y croire une seconde : une souris ou un rat avec du rouge à lèvres : c’est dégueulasse ! Et l’absence totale de sexe, les liens familiaux étranges : des fiancés éternels, pas de parents mais des tantes ou des oncles, pas de bisous ou d’étreintes..."

"Tout était si propre. Si brillant, pasteurisé... continue Dionnet. On se sentait écœurés comme devant certaines vitrines de Noël, ou à Pâques, chez les pâtissiers. Les princes étaient trop charmants : têtes à claques ! On préférait souvent les méchants : brutes hirsutes, sorcières vieilles ou belles, vicieuses, mais bien foutues et voluptueuses. Et la mort de Bambi ? Suis-je le seul à qui ça ait mis l’eau à la bouche ? Alors, on a voulu se venger. Montrer l’envers du décor. Et c’est parti !"

C’est ainsi que le lecteur découvre le Pays Rose, où tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes... Comme toujours ! Et ce soir, c’est l’anniversaire de Malcolm, le rat-star, le héros au grand cœur qui fête ses 50 ans et des dizaines d’aventures en technicolor. Mais alors qu’on célèbre toutes ces années de vie en rose et de bonheur planifié, Malcolm boit plus que de raison et brise le miroir ! Il en marre de son éternelle fiancée Mimi, qui ne cesse de tortiller du cul devant ses yeux, avant de le quitter en l’embrassant sur le front. Ce soir, elle va passer à la casserole, consentante ou forcée...

Dans la foulée de sa prépublication dans L’Écho des Savanes, Rose profond paraît donc en 1989 chez Albin Michel. Si le dessin semble destiné au jeune public, la thématique de la couverture laisse déjà suggérer bien autre chose : on y voit le héros Malcolm, reboutonnant sa braguette, tandis qu’une jeune femme est allongée à ses pieds, amorphe, jupe relevée et la culotte traînant négligemment sur la cheville. Tous les gentils animaux de la forêt semblent atterrés, comme le lecteur, par l’ignoble drame qui vient de se jouer.

"Est-ce qu’on n’était pas allés trop loin ?, se demande encore Dionnet. Non. Si. Des libraires amis nous diront leur cauchemar : oui, ils avaient aimé Rose Profond. Ils l’avaient « mis en avant ». Chaque famille qui entrait dans la boutique... Le dessin joli de Pirus, les couleurs ravissantes de Dorey, le sourire de Malcolm... Un petit enfant immanquablement se précipitait. Il fallait lui arracher le livre. Larmes, pleurs, incompréhension... Et le cacher derrière le comptoir, explique au papa que... (Il repassait souvent un autre jour, pour lui, et devrait le lire dans sa cachette : tous les papas en ont une.) Et aujourd’hui, presque trente ans après ? Vous nous direz..."

Une réédition en grand format... et complétée

L’album de 1989 n’étant pas resté dans les annales, Casterman vient de ressortir ce récit iconoclaste dans un grand format 27 sur 35 cm, avec un dos toilé... rose ! Cette présentation luxueuse marche bien entendu sur les plates bandes des belles rééditions de comics, Mickey en tête, dont l’hebdomadaire vient de fêter le 80e anniversaire. Son cousin Malcolm s’est d’ailleurs un peu assagi pour cette nouvelle mouture : sa posture conquérante est un peu plus discrète au cœur de cette couverture sombre, et la belle Mimi semble gentiment assoupie derrière lui, malgré les outrages qu’elle vient de subir. Heureusement, l’éditeur a enfermé le livre dans un emballage plastique, non sans l’affubler prudemment d’un autocollant "Réservé aux adultes". La morale est sauve... mais le contenu n’en demeure pas moins sulfureux !

Avant d’aborder le récit proprement dit, Dionnet se fend d’une préface de trois pages pour expliquer le contexte de la création de Rose profond. Puis vient le récit en lui-même : les grandes pages restaurées permettent de savourer pleinement le trait méticuleux de Pirus, agrémenté des splendides couleurs de son épouse Véronique Dorey.

Les années ont passé, mais le choc du viol et la descente aux enfers de ce héros n’en demeurent pas moins percutants. Mais derrière le jugement, c’est l’exil et les questions auxquelles vont être confrontés Malcolm qui captivent le lecteur : pourquoi un pays gris libre, alors que les personnages du pays rose semblaient si artificiellement heureux ? Pourquoi le sexe, l’envie, la douleur et la mort ? Pourquoi les méchants perdent-ils ? Et surtout, pourquoi "porter des gants blancs, s’amuser tout le temps [et...] ricaner bêtement pour recevoir un panier repas dont on ne connaît pas la provenance ?"

Ces questions sont contextualisées dans un conséquent dossier de 22 pages qui complète le récit. Il est intitulé "The Malcom Connection" ou l’histoire des mythiques studios de l’American Association of Animation et de leur héros de celluloïd injustement oubliés ! Introduit dans la préface dans laquelle Dionnet explique sa théorie de la "synchronicité" : un auteur anonyme explique avoir réalisé un dossier de 400 pages sur l’histoire de Malcolm et des studios américains AAA, et comment Pirus & Dionnet lui auraient, volontairement ou non, piqué son idée.

Le lecteur attentif aura rapidement compris que ce dossier n’est qu’une nouvelle et habile tartuferie de la part des auteurs.Prêchant le faux pour mieux asséner leur vérité, ils ajoutent quantité de détails pour faire croire à la réalité de leur univers caustique : Malcom, Mimi et tous les autres. Mais derrière ce paravent d’imagination réalisé par un mystérieux "fou littéraire", c’est à nouveau l’univers artificiel des cartoons qui est dénoncé : "[Pirus & Dionnet] ont juste voulu rendre hommage à tous ces dessins animés américains qui les ont nourri et formé dans un rapport de fascination ou de répulsion. Ce rapport est celui de la plupart des Européens à partir de 1945 face à l’intangible domination de toutes ces œuvres américaines dans tous les domaines : roman, cinéma, animation, bande dessinée, ... Ces œuvres qui nous ont changés pour le meilleur et pour le pire."

Camouflés derrière des prétendus noms de séries américaines factices, ce dossier est richement illustré de travaux de Pirus. On y retrouve un de ses premiers courts récits,Stup Dog and Sniff Mouse, bien complet avec ses cinq pages, dont nous voulions parlions en début d’article. Ainsi que des illustrations et pages complètes de Champagne & Gâteaux secs, sans oublier d’autres bandes, essais, couverture pour Corpsemeat et autres illustrations diverses. Un régal pour les yeux, que vient compléter la couverture originale de Rose profond pour qui voudra la comparer avec celle de cette réédition.

En définitive, cette réédition de Rose profond rend parfaitement hommage à l’irrévérence de ses deux auteurs. À sa manière, elle peut rivaliser avec Le Dinosaure blanc de Yann & Conrad, réédité en 2010 chez Dargaud. Cette version grand format reprend tous les travaux de dessin de Pirus avant qu’il ne rencontre Mezzo et démarre une autre carrière. À sa manière, Casterman renonce malheureusement à la possibilité de retrouver en album la totalité de Champagne et Gâteaux secs, mais cette redécouverte en rose et gris méritait ce sacrifice.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Rose profond - Par Pirus & Dionnet - Casterman

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[1Charlie Schlingo avec qui Pirus réalisera Canetor un peu plus tard, un album sélectionné au FIBD 2007.

[2Guy Delcourt et Pirus se retrouvèrent entre autres pour plusieurs livres que l’auteur publia chez le jeune éditeur, dont le premier "Delcourt Jeunesse" : Plip, la planète rectangle.

[3Sauf le numéro "Spécial Vacances" qui était plus dense, mais le récit maintenait sa place sur la dernière double-page du magazine.

 
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