Nick Drnaso est un jeune auteur américain - il a moins de trente ans - qui a déjà été remarqué des deux côtés de l’Atlantique. Sa première bande dessinée, Beverly (Presque Lune, 2017), avait été nommée au Prix Ignatz et distinguée par le Los Angeles Times avant de recevoir, à Angoulême, le Fauve Révélation. Il y brossait déjà un portrait peu engageant des États-Unis sous l’ère Trump, mêlant solitude, méfiance, angoisse et fantasme.
Nick Drnaso creuse avec son nouvel ouvrage, Sabrina, le même sillon. En une seule histoire cette fois - Beverly était composé de six récits - et toujours dans son style caractéristique, il montre une Amérique paumée entre paranoïa et fake news, où les tensions sociales sont à peine atténuées par de fragiles liens familiaux et amicaux. Une Amérique où les vrais drames deviennent presque secondaires comparés à leurs répercussions médiatiques, comme si le virtuel avait définitivement pris le pas sur le réel.
La Sabrina du titre est une jeune femme dont nous ne savons pas grand chose. Un prologue nous la présente comme une Américaine lambda, guère aventurière, calme et proche de sa famille. Elle disparaît pourtant, vraisemblablement enlevée. La suite du récit nous révèle - mais ce n’est pas un enjeu crucial et cela n’engendre aucun suspens - qu’elle a été effectivement kidnappée puis assassinée par un homme qui habitait non loin de chez elle mais qu’elle ne connaissait pas. Celui-ci a même filmé son crime et envoyé quelques vidéocassettes à travers le pays.
Cette histoire sordide nous est racontée, pour l’essentiel, à travers le regard de Calvin, technicien informatique travaillant pour l’US Air Force et ancien camarade de lycée de Teddy, le petit ami de Sabrina, qui l’accueille chez lui pour tenter de le soutenir. Séparé de son ex-compagne et de sa fille de plusieurs milliers de kilomètres - il habite dans le Colorado, elles sont en Floride - et travailleur dévoué, Calvin n’a lui non plus rien d’extraordinaire. Personnage périphérique au départ, il se retrouve pourtant au cœur de l’affaire simplement pour avoir rendu service à Teddy... Et du fait de l’emballement médiatique autour du fait divers.
Adeptes des théories du complot et autres diffuseurs de fausses informations se défoulent. Les articles mal renseignés se multiplient, de sombres hérauts populistes font leur miel de l’affaire, Calvin et la famille de Sabrina reçoivent des mails voire des coups de téléphone menaçant. L’expérience déjà extrêmement douloureuse devient un calvaire que seul le temps peut atténuer. Un nouveau fait divers - une fusillade dans une garderie - vient détourner l’attention des principaux médias, mais quelques fanatiques continuent de penser à la mort tragique de Sabrina et même à harceler ses proches.
Qui est le vrai criminel ? Quel est le rôle de Calvin ? Que cache cette histoire ? Sabrina est-elle réellement morte ?... Toutes ces questions, et bien d’autres, ne sont pas des mystères pour le lecteur. Nick Drnaso ne ménage pas de surprise, n’entretient pas de faux-semblants, ne trace pas de fausses pistes : il ne met pas en images un polar. Ces questions sont celles soulevées au départ par les enquêteurs, puis surtout entretenues pas les tenants des théories du complot. Mais comment y répondre ou du moins leur faire perdre de leur poids ? Car, comme Nick Drnaso l’écrit noir sur blanc dans Sabrina, « le problème de ces théories, c’est qu’elle sont hermétiques à la raison ».
La force de l’ouvrage est dans sa description des mécanismes, médiatiques et sociaux en particulier, qui permettent aux fake news de s’étendre. Pas de dénonciation, peu de tension dramatique, quelques rares écarts émotionnels seulement : Nick Drnaso écrit et dessine avec le moins de pathos possible. Son style graphique participe de cette froideur. Sa ligne claire, ses aplats de couleurs aux tons neutres, ses compositions minutieuses mettent en scène de façon quasiment clinique notre monde contemporain.
Cette distanciation n’empêche pourtant pas le lecteur d’être impliqué. De la construction narrative - une alternance de scènes comme vues et entendues au ralenti et d’ellipses parfois inattendues - aux résonances avec l’actualité, Nick Drnaso réunit un faisceau de facteurs rendant son travail à la fois pertinent et stimulant sur le plan intellectuel et fascinant sur le plan artistique. Il parvient à la fois à donner une impression d’objectivité et à provoquer des sentiments contradictoires sur ses personnages. Enfin, il aborde une grande diversité de thèmes : outre le complotisme, la fascination pour les armes et l’importance de l’armée, la disparition et l’absence, la douleur et le deuil, la solitude et la difficulté à communiquer, l’engagement et la résilience sont évoqués avec plus ou moins de profondeur.
Sabrina n’a finalement pas remporté le Man Booker Prize pour lequel il avait été sélectionné - une première pour une bande dessinée. Peut-être encore plus abouti que Beverly, son nouveau livre recèle cependant assez de points forts pour durer malgré un net ancrage dans notre époque. Déjà salué par la presse anglo-saxonne, l’ouvrage confirme donc les qualités de son auteur.
(par Frédéric HOJLO)
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Sabrina - Par Nick Drnaso - Presque Lune éditions - traduit de l’anglais (États-Unis) par Renaud Cerqueux (édition originale : Drawn & Quarterly, 2018) - 21 x 26 cm - 208 pages couleurs - couverture cartonnée - collection Lune froide - parution le 13 septembre 2018.
Consulter le site de l’auteur & lire un extrait de l’ouvrage.
Lire un entretien avec l’auteur sur le site de Libération (en français, par Marius Chapuis) & sur le site du Guardian (en anglais, par Rachel Cooke).
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