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Sandman - T3 : Domaine du rêve - Neil Gaiman, Kelley Jones, Charles Vess, Colleen Doran & Malcolm Jones III - Delcourt

Par François Peneaud le 13 juillet 2005                      Lien  
Le Maître des Rêves revient pour un nouveau tome composé de quatre histoires courtes, indépendantes les unes des autres, mais dont certaines auront une grande importance pour la suite de la série.

Avec Domaine du rêve, Delcourt complète le puzzle Sandman, puisque ce volume est chronologiquement le troisième de la série, mais le quatrième paru en France. Les lecteurs français vont donc pouvoir enfin lire la série de Neil Gaiman dans l’ordre de parution aux USA [1].

L’éternel gardien de nos rêves

Reprenons donc au début : le personnage-titre est le Sandman, seigneur des rêves, aussi nommé Morphée ou Dream ("rêve", en anglais, tout simplement). Il est l’un des membres d’une fratrie nommée les Éternels, qui se partagent des rôles aussi variés que la Mort (la charmante punkette Death) ou le Désir (l’inquiétant androgyne Desire) [2].

Sandman - T3 : Domaine du rêve - Neil Gaiman, Kelley Jones, Charles Vess, Colleen Doran & Malcolm Jones III - Delcourt
Dessin de Sam Kieth

Dans la première collection (Préludes & Nocturnes), Morphée est emprisonné par un mage anglais (inspiré du célèbre Aleister Crowley), qui avait en fait pour cible Death. Il passera plusieurs décennies dans une cage de verre. Ces premières histoires verront le Maître des Rêves se libérer, se venger de son geôlier, et reprendre petit à petit le contrôle de son royaume, qui était allé à vau-l’eau pendant son emprisonnement.

Gaiman met déjà là en place une bonne partie des ingrédients qui allaient faire le succès de sa série : un mélange de différents types de fantastiques, une distribution presque pléthorique [3] et un personnage principal qui paraît quelque peu antipathique au début, pour finir par acquérir une certaine chaleur.

Dessin de Mike Dringenberg

Dans le deuxième volume, La Maison de Poupée, Morphée est confronté à un des phénomènes étranges qui surgissent de temps en temps dans son royaume et va devoir faire face à la présence d’un supervilain de deuxième catégorie, anciennement adversaire de la JLA - mais là aussi, Gaiman
réussit à rendre intéressant un personnage jamais exploité - et qui a dérobé un des joyaux dans lesquels Dream avait entreposé une partie de sa puissance. De toute façon, nul besoin de connaître les personnages DC pour apprécier la série Sandman, cela apporte juste un peu plus d’amusement, mais leur présence [4] dans ces histoires, bien que réelle, est tellement indissociable des créations de Gaiman qu’elle se fond dans la toile que tisse patiemment le scénariste.

Il faut dire combien les dessinateurs choisis, qui changent à chaque album, impriment leur marque sur la série. Le premier album est dessiné par Sam Kieth et Mike Dringenberg (avec Malcolm Jones III à l’encrage). Kieth apporte une ambiance très inspirée de Bernie Wrightson, avec une mise en page éclatée, et des trognes très typées. Il se sentira malheureusment peu à l’aise sur la série et la quittera assez rapidement. Dringenberg, un artiste dont le style élégant est particulièrement adapté aux ambiances de Gaiman, assurera une grande partie des dessins du deuxième volume où officieront également des gens comme Chris Bachalo (un de ses tout premiers travaux) et Michael Zulli (que l’on retrouvera des années plus tard à la fin de la série, et qui a collaboré plusieurs fois avec Gaiman, entre autres sur The Last Temptation, un album traduit il y a quelques années chez Bulle Dog).

À lire au pays des rêves

Nous arrivons donc au Domaine des Rêves. Si le précédent volume était composé d’une longue histoire entrecoupée d’histoires indépendantes (et pourtant elles aussi importantes sur le long terme), celui-ci s’apparente plus à une collection de nouvelles dessinées par plusieurs artistes, aux thèmes et aux ambiances très variées.

Dessin de Kelley Jones

Les deux premières sont illustrées par Kelley Jones, lui aussi clairement descendant de Bernie Wrightson. La première, Calliope, est extrêmement importante pour l’un des personnages qu’elle introduit : Calliope, muse de l’éloquence, est retenue prisonnière depuis des décennies par un auteur qui abuse d’elle et reçoit ainsi l’inspiration. Il va la céder à un jeune auteur de fantastique (manifestement inspiré de Clive Barker) qui trouvera grâce à elle le succès. Mais les appels à l’aide de Calliope vont trouver une oreille attentive en la personne de Morphée, récemment libéré... En dehors de l’horrible réponse apportée à la vieille question, "D’où vous viennent vos idées ?", cette histoire lance une intrigue secondaire qui traversera toute la série : celle du destin malheureux du fils de Calliope et Morphée, qui ont jadis été amants. Nous vous laissons découvrir l’identité de celui-ci, que vous devinerez plus ou moins vite suivant vos connaissances en mythologie grecque.

Le deuxième histoire, Le Rêve de mille chats, est plus anecdotique, mais non moins charmante : un chat parcourt le monde pour faire parvenir à ses congénères un message qui pourrait changer la réalité. Le travail de Jones est une vraie réussite : ses chats sont variés, vivants et très crédibles.

Dessin de Charles Vess

Le Songe d’une nuit d’été, la troisième histoire, est importante à plus d’un titre : reprenant son interprétation du personnage de Shakespeare, apparu dans une des histoires du volume précédent et qui avait conclu un mystérieux pacte avec le Sandman, elle voit la troupe du barde interpréter la célébre pièce face à un public composé de membres du peuple-fée, ceux-là mêmes dont parle la pièce, dont le malicieux (et dangereux) Puck, bouffon cruel du roi Aubéron, qui lui aussi reviendra bien plus tard dans la série. Le thème de la puissance des contes et légendes, de leur capacité à vivre des siècles durant dans les histoires des hommes, est présent dans toute la série. Il trouve ici une de ses plus belles illustrations, toute en finesse, avec le superbe travail du dessinateur Charles Vess qui crée un monde où humains et fées se cotoient, d’un trait aussi fin et dense que l’écriture de Gaiman. Cette histoire reçut en 1991 un World Fantasy Award, premier et dernier comic à recevoir cette distinction, puisque d’offusquées réactions menèrent à l’interdiction de nommer une BD pour ce prix...

Enfin, la dernière histoire montre une autre facette du talent de Gaiman : après le haut niveau littéraire du Songe, Façade est un récit mettant en scène un personnage DC de troisième zone, une version féminine de Metamorpho, un métamorphe capable de se changer en n’importe quel élément, dont les pouvoirs lui venait du dieu égyptien Ra. Du pain bénit pour l’amateur de mythologies qu’est Gaiman. Element Girl [5] est une super-héroïne qui déteste le tournant qu’a pris sa vie depuis qu’elle a elle aussi été transformée - il faut dire que son apparence n’a plus grand chose d’humain. L’arrivée inopinée de Death (Dream n’apparaît pas du tout dans cette histoire) va lui permettre de réclamer cette mort qu’elle désire et ne peut obtenir du fait de ses pouvoirs. Cette histoire, illustrée par Colleen Doran [6] est très touchante. Doran donne une vraie personnalité à ce personnage au bord du gouffre, et sa version de Death est à la fois légère et sérieuse, généreuse et bien plus ouverte que son frère cadet Morphée.

Quelques mots sur le quatrième album, La Saison des brumes, en grande partie illustré par Kelley Jones : il s’agit de la première histoire où toute (ou presque) la famille de Morphée est rassemblée, une histoire qui voit Lucifer abandonner les Enfers en en confiant la clef à Morphée, venu y retrouver une ancienne flamme. L’intérêt de Gaiman pour les mythologies s’exprime ici dans toute sa splendeur : s’y côtoient dieux nordiques, chinois, celtes, etc. Cet album peut lui aussi être lu séparément, mais les actions de Lucifer, qui renonce à son royaume pour des raisons qu’il serait dommage de révéler, auront une profonde influence sur Morphée, et des thèmes sous-jacents à cette histoire (comme la responsabilité face à ses devoirs et la capacité de changer) seront repris à diverses reprises dans la série.

On le voit, Domaine des rêves est une excellente introduction à la série de Neil Gaiman, même s’il apporte de nombreux éléments qui seront développés par la suite. La diversité des histoires et des styles de dessin apporte un plaisir de lecture assez unique, le succès critique et publique de la série aux USA en est une illustration. Espérons donc que les éditions Delcourt ne mettront pas trop longtemps à proposer aux lecteurs français la suite de cette magnifique série [7]... Encore six tomes à savourer !

(par François Peneaud)

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Code EAN :

Lire un extrait.

[1Si vous pouvez tenir, évitez pour l’instant de lire l’album Nuits Éternelles, déjà publié par Delcourt mais qui est paru après la fin de la série : il révèle certains des principaux mystères de celle-ci.

[2Pour la liste complète, lisez les albums, c’est plus amusant que de la découvrir à l’avance.

[3Composée d’humains, de créatures fantastiques, de dieux sur le retour, et de personnages tirés de l’univers DC classique, elle rappelle en partie le genre de choses qu’avait faites Alan Moore et ses compères sur Swamp Thing, dans une ambiance très différente : utiliser ce qui avait déjà été fait en reprenant certains personnages existant de DC, en les intégrant dans des histoires plus modernes, et souvent post-modernes dans leur syncrétisme fantastico-religieux.

[4Comme par exemple celle d’un autre Sandman (créé dans les années 70 par Jack Kirby et que Gaiman intègre dans son histoire sans rien nier des comics très barjos de Kirby), dont le fils va jouer un rôle très important dans la série.

[5Un nom qui montre que le personnage n’est pas nouveau, il date d’ailleurs de 1967 et n’a jamais vraiment été réutilisé depuis.

[6Encore une artiste inconnue en France, qui a pourtant sa propre série depuis des années et a travaillé avec des gens comme Warren Ellis.

[7Le seul bémol que l’on pourrait apporter à la version française, puisque la traduction nous semble ici tout à fait correcte, réside dans la présence de plusieurs pages blanches pour la table des matières et la postface, sans aucun design, ce qui va complètement à l’encontre du beau travail de mise en page de Dave McKean, collaborateur régulier de Neil Gaiman et créateur de toutes les fabuleuses couvertures de la série.

À signaler d’ailleurs, la parution en fin d’année dernière chez Reporter de l’album Sandman : Couvertures, qui présente les couvertures de tous les numéros de la série, sur très beau papier, avec des commentaires de Gaiman et McKean, et une histoire inédite de 8 pages. À ne pas manquer !

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