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Séraphine & Thilde Barboni : "Rose d’Elisabethville" est une fiction, mais des événements historiques réels sont en filigrane !"

Par Nicolas Anspach le 17 septembre 2010                      Lien  
A l’heure où le Congo vient de célébrer les 50 ans de son indépendance, une bande dessinée explore, en filigrane d’une intrigue classique de chasse au trésor, les tensions liées à la décolonisation et à la création du nouvel état. L’écrivaine Thilde Barboni signe ici sa première bande dessinée qui est illustrée avec finesse par Séraphine. Les auteurs nous parlent de {[Rose d’Elisabethville->10727]}.
Séraphine & Thilde Barboni : "Rose d'Elisabethville" est une fiction, mais des événements historiques réels sont en filigrane !"

Comment est née votre collaboration ?

Thilde Barboni : Notre rencontre fut très amusante. Nous étions toutes les deux invitées à passer la soirée chez Jean Dufaux. Je suis arrivée en retard et je n’avais pas encore été présentée aux autres convives. Le dernier album de France de Riga était posé sur la table basse de Jean. Il a attiré mon regard et je l’ai saisi pour le regarder en demandant à un ami s’il connaissait son auteur. Séraphine était toute proche et m’a dit d’une petite voix : « C’est moi ! ». Nous avons discuté une partie de la soirée. Je lui ai ensuite envoyé quelques-unes des nouvelles que j’avais écrites. Nous avons rapidement eu l’envie de réaliser une histoire ensemble.

Séraphine, qu’est-ce qui vous touchait dans l’écriture de Thilde ?

S : Je ne la connaissais pas, si ce n’est par sa voix. Elle est intervenue dans différentes émissions radiophoniques en tant que chroniqueuse, ou pour parler de ses propres livres. J’écoute beaucoup la radio en travaillant. Lorsque l’on s’est parlé, je me suis rendu compte que je l’avais déjà entendue quelque part (Rires). Elle m’a envoyé ses nouvelles et nous nous sommes rencontrées. On a assez rapidement évoqué une éventuelle collaboration. Mais l’univers qui s’est mis en place n’était pas forcément celui que nous avions envie de développer prioritairement.

TB : Je lui avais proposé de dessiner l’Afrique !

S : Et, je ne connaissais pas ce continent ! J’aurais été bien incapable de dessiner fidèlement une région que je ne ressens pas. Mais pourquoi ne pas mettre l’Afrique au cœur d’une intrigue, qui se passerait en partie au Musée de l’Afrique Centrale de Tervuren. Dès que j’ai évoqué cette piste, j’ai immédiatement pensé aux années 1960. Et Thilde a embrayé.

Extrait de "Rose d’Elisabethville"
(c) Séraphine, T. Barboni & Dupuis

La période la plus intéressante de par l’intensité des événements au Congo.

TB : Effectivement ! J’ai toujours souhaité écrire une histoire se déroulant dans les six mois qui ont suivi l’indépendance du Congo. Il s’est passé une multitude de chose durant cette période : l’indépendance, l’assassinat de Patrice Lumumba. Le passé de ma famille et de mes proches pouvait nourrir ou inspirer ce récit, sans pour autant verser dans la biographie. Mon parrain entraîna un boxeur à cette époque. Celui-ci a participé aux Jeux Olympiques de Rome en 1960 et a perdu son combat contre Cassius Clay. Ma mère était infirmière et était très engagée politiquement. Elle m’a d’une certaine manière influencée car, bien avant que les médias, le monde politique ou judiciaire, n’abordent cette question, elle me disait : « Ils ont assassiné Lumumba ! ». Je possédais de nombreux documents sur la boxe et les articles de journaux qui ont marqué ma mère durant cette période…

Vous situez une partie de l’histoire au Musée de Tervuren. Pourquoi cet endroit vous tenait-il à cœur ?

TB : Nous avons été, toutes les deux, émerveillées par ce lieu lors de notre enfance. Nous en avons fait un lieu où notre fiction se déroule. Des événements historiques réels sont en filigrane de notre récit, comme par exemple l’affaire Lumumba. Utiliser le Musée de Tervuren, qui a un côté fantasmatique, permettait de rendre le récit plus perfectible, plus palpitant. Nous avons été surpris par la disponibilité des personnes qui nous ont reçues dans le Musée. Nous avons eu accès à des pièces interdites au public, comme les sous-sols par exemple. Cela nous a permis d’apporter plus de réalité aux scènes qui s’y passaient.

Extrait de "Rose d’Elisabethville"
(c) Séraphine, T. Barboni & Dupuis.

Est-ce que Séraphine intervenait dans la construction de l’histoire ?

TB : Nous avons modifié certaines choses en fonction du style de Séraphine. Des planches ont été rajoutées, dont une page sans textes pour apporter une respiration à l’histoire. Et puis, jusqu’aux derniers instants de la création, nous avons modifié le récit, par petites touches. J’ai encore changé des textes, juste avant que l’album ne parte à l’impression. Certains dialogues devaient avoir un aspect plus percutant. J’ai toujours travaillé de la sorte, surtout pour le théâtre.

Le contexte politique est fort intéressant. L’opinion de Rose et Éric, le couple que vous mettez en scène, diverge par rapport à l’Indépendance du Congo.

TB : Effectivement. Je me suis placé dans le contexte des années 1960. Rose est revenue du Congo et épouse un journaliste qui ne connaît pas la réalité du terrain. Elle reste prudente. Les femmes de cette époque faisaient preuve de la même prudence. Elle va néanmoins au bout de son engagement, du moins de ce qui est possible pour elle. Elle n’est pas raciste et fait preuve de compassion pour les "anciens coloniaux". Elle est infirmière et est ouverte aux autres. Éric, le journaliste, porte lui une autre analyse sur les événements. Beaucoup d’éléments sont en marge du récit. Ils vivent au présent les événements de l’indépendance et les remous qui ont suivis. Ils perçoivent qu’il y aura des changements pour les Africains, et plus généralement les Noirs. Mais ils ne savent pas lesquels et ne connaissent pas leur incidence sur le monde de demain. Aujourd’hui, nous connaissons les rouages cachés des événements : les mercenaires, la CIA, etc. Mais à l’époque, tout cela était inconnu !

La dernière phrase du récit est importante. Rose dit : « Maintenant, on va à la maternité !  ». Elle est enceinte, confrontée à ses préoccupations concrètes de femme. Éric, lui, vit avec ses idées.

On sent bien dans le récit qu’elle se fiche un peu des diamants. Elle est plus attirée par le mystère…

TB : Bien sûr ! Mais cette fortune héritée en diamants n’est pas invraisemblable. J’ai connu une femme qui avait hérité d’un tas de diamants enfermés depuis des décennies dans le coffre d’une banque. En Belgique, beaucoup de fortunes se sont faite grâce au Congo Belge et au Katanga. Et encore maintenant, les diamants sont importants pour cette région du monde. Regardez l’actualité. Paola de Belgique a reçu des diamants lors de sa visite au Congo l’été dernier. Au tribunal international de La Haye, on a assisté à l’audition d’un mannequin qui s’était vu offrir des diamants par Charles Taylor.

Extrait de "Rose d’Elisabethville"
(c) Séraphine, T.Barboni & Dupuis

Séraphine, votre crayonné poussé est mis en couleur par Alice Moons. Vous avez délibérément décidé de ne pas utiliser des tons vifs.

S : Effectivement. Je travaillais en couleurs directes auparavant. Les enjeux étaient donc différents pour cet album. Ma fille a réalisé les couleurs sur lesquelles j’ai retouché certaines choses. J’ai tendance à avoir des couleurs légèrement « cassées ». C’est ma façon de faire, mon style.
Pour le graphisme, je n’ai pas voulu représenter la modernité de l’époque. Celle que Franquin dessinait dans Spirou et Fantasio. Cela ne collait pas avec trait. Je préférais dessiner l’album à ma façon en y ajoutant quelques touches contemporaines.

Pourquoi avoir ajouté à la fin de l’ouvrage deux pages rappelant l’histoire du Congo ?

TB : L’Indépendance du Congo et l’affaire Lumumba sont des événements historiques qui peuvent paraître très flous pour le grand public. José-Louis Bocquet, notre éditeur, a appuyé mon envie de joindre un résumé de ces événements à la fin de l’album. Il nous a même demandé de commencer par Stanley. Vous savez, beaucoup de jeunes aujourd’hui ne savent pas qui était Léopold II et son implication au Congo Belge. Nous avons donc réalisé un condensé historique où nous avons abordé tous les grands thèmes. Nous faisons référence à beaucoup d’événements en filigrane de l’histoire : Des mercenaires et la CIA sont intervenus au Congo après l’indépendance. Lumumba a failli s’allier avec les Russes, etc. Duke, par exemple, est l’image même du type un peu louche qui aurait pu collaborer avec la CIA pour mener des missions au Katanga ou même tuer Lumumba.
Rose d’Elisabethville n’est pas un livre politique. C’est avant tout l’histoire d’une femme. Mais nous voulions offrir une autre lecture de cette histoire avec ce texte.

Pourquoi ce titre, Rose d’Elisabethville ?

S : Nous voulions que notre personnage principal ait un nom de fleur. Cela apportait une fraîcheur à l’histoire. Elisabethville fait référence au Katanga. Les femmes enceintes européennes accouchaient à Elisabethville si elles résidaient dans cette région du Congo.

TB : Les deux personnages féminins ont des noms de fleur : Rose et Hortense. C’est un truc de filles (Rires).

Extrait de "Rose d’Elisabethville"
(c) Séraphine, T. Barboni & Dupuis

Nous n’avons pas encore évoqué Hortense et son compagnon Déo-Donat, le couple de Congolais…

TB : Ils étaient présents dès le départ. Ces personnages me tenaient à cœur. L’exposition coloniale, qui s’est déroulée quelques années avant l’Indépendance, a été un prétexte pour introduire dans le récit une forme de reconnaissance entre Rose et Hortense. Mon parrain a été entraîneur de boxe durant ces années-là. Je voulais me servir de ses anecdotes pour un récit. J’ai décidé de faire de Déo-Donat un boxeur. Par après, nous avons retrouvé des documents qui démontraient qu’il y avait bien des Congolais qui combattaient en Belgique à cette période. Hortense et Déo-Donat sont maîtres de leurs destins, même s’ils sont manipulés.

Recherche graphique de Séraphine

Thilde Barboni, quelle est la différence entre la bande dessinée et le roman ?

TB : C’est très différent, d’autant plus que mes romans sont plus introspectifs. Le théâtre ressemble plus à la bande dessinée. Il y a une écriture sous la forme de séquences dialoguées, et une collaboration étroite avec le metteur en scène. Souvent, ce dernier intervient dans l’écriture de l’auteur pour modifier des phrases. En écrivant des pièces de théâtre, j’ai dû apprendre à collaborer avec quelqu’un d’autre. Cela m’a aidé pour la collaboration avec Séraphine. Par contre, dans la bande dessinée, il y a une espèce de bascule. Un dessinateur travaille pendant de nombreux mois, parfois plus d’une année, sur un album. Il s’approprie donc l’œuvre du scénariste. À un moment, le personnage appartient plus au dessinateur pour cette raison. Le scénariste doit donc s’adapter…

Quels sont vos projets ?

TB : Je vais travailler avec le dessinateur espagnol Guilhem March pour un triptyque qui paraîtra chez Dupuis. Il s’agira d’un thriller psychologique. J’attends les premières planches.

Séraphine & Thilde Barboni, en août 2010
(c) Nicolas Anspach

(par Nicolas Anspach)

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Photos (c) Nicolas Anspach
Illustrations (c) Séraphine, Thilde Barboni & Dupuis.

 
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