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Serge Le Tendre : "Une fois les grandes lignes tracées, je travaille d’instinct sur la construction du récit"

Par Nicolas Anspach le 12 janvier 2009                      Lien  
Le scénariste de {La Quête de l’Oiseau du Temps}, {{Serge Le Tendre}}, s’est lancé dernièrement dans un défi de taille : adapter en bande dessinée les témoignages d’enfants juifs ayant survécu à la Shoah. Un livre intelligeant qui transpire d’émotion. Il nous parle de {Paroles d’Étoiles}, ainsi que de ses autres séries.

Vous êtes un auteur reconnu grâce au succès de la « Quête de L’Oiseau Du Temps ». Mais pourtant, vous publiez peu. Écrivez-vous dans la douleur ?

Oui, en partie. Mais en même temps, j’éprouve beaucoup de plaisir à aligner les mots et les idées lorsqu’ils jaillissent facilement ! Je ne me sens pas obligé d’aligner les albums les uns derrières les autres. J’ai besoin de croire en mes histoires. J’éprouve également une nécessité à changer d’univers régulièrement, pour éviter de m’ennuyer. Je suis un auteur chanceux. La Quête de L’Oiseau Du Temps me permet d’être financièrement à flot. Du coup, j’ai une vie d’auteur tranquille. Ce qui ne veut pas signifier que j’écris des livres anodins. Paroles d’Étoiles a été une gageure ! J’ai interprété des témoignages, souvent terribles, recueillis par Jean-Pierre Guéno. Ce dernier a sélectionné celles qui voulaient voir adapter en BD. Ce livre reprend des fragments de la vie d’enfants juifs durant la Seconde Guerre mondiale.
Serge Le Tendre : "Une fois les grandes lignes tracées, je travaille d'instinct sur la construction du récit"Le directeur éditorial de Soleil, Jean Wacquet, m’a demandé de sélectionner des histoires et de les adapter. J’étais interloqué. « Pourquoi moi ? », lui ai-je rétorqué … Il m’a répondu par un simple mot : « Justement ! ... Parce que toi. ». J’en ai adapté une pour me mettre dans le bain, et voir si j’arriverais à un résultat intéressant. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire les autres. Chaque témoignage demandait une approche différente. L’objectif principal était d’éviter les redites, qui sont souvent les problèmes principaux des albums collectifs. Ici, ce n’était pas le cas, je gérais tout !

Pourquoi était-ce un défi ?

C’était une adaptation, mais il fallait éviter les « copier-coller » à la « Oncle Paul ». L’angle d’attaque est différent à chaque histoire, et j’y explore quelque chose d’intime. Je devais respecter le récit initial, tout en y apportant une vision particulière. En donnant un sens à la narration également. J’aime refermer un livre en ayant envie de réfléchir. Je voulais que les lecteurs de Paroles d’Étoiles aient les mêmes envies de réflexion. Nous ne sommes dans un récit linéaire comme dans La Quête de L’Oiseau du Temps par exemple. Paroles d’Étoiles est un récit faussement linéaire. Nous avons des textes, des images et des décalages. C’est dans ces décalages que naissent l’intention de l’auteur.

Extrait de "Paroles d’Etoiles"
(c) Arnoux, Le Tendre, JP Guéno et Soleil

Avez-vous rencontré des survivants pour vous imprégner de leur état d’esprit, de leurs parcours ?

Non ! Je me suis refusé de le faire afin de conserver une totale liberté d’interprétation. Je ne voulais pas trahir ou décevoir les personnes que je rencontrerais. Je me suis donc appuyé sur les témoignages recueillis par Jean-Pierre Guéno et sur différents documentaires. Mon imagination a fait le reste…
Par contre, une fois que les histoires furent dessinées et livrées, j’ai fait de ces survivants nos premiers lecteurs. Je leur ai écrit, et nous nous sommes rencontrés lors d’une soirée émouvante à Paris. J’en ai encore le cœur serré aujourd’hui.

« L’Ami Javin », le premier album d’Avant la Quête de l’Oiseau Temps, est sorti dix ans après le quatrième tome de la série initiale, réalisée avec Régis Loisel. Pourquoi avoir attendu tout ce temps ?

Régis Loisel et moi-même avions besoin de prendre une certaine liberté l’un par rapport l’autre, et surtout de souffler un peu. La réalisation de La Quête de l’Oiseau du Temps fut une expérience épuisante ! Régis a démarré son Peter Pan, et moi, j’ai vogué vers d’autres collaborations. Et notamment vers la co-écriture avec mon ami Rodolphe. Un jour, l’envie nous a pris de retravailler ensemble Régis et moi-même. Les idées fusaient, et nous avions donc écrit ce scénario à quatre mains. Comme il n’avait pas le temps de d’assumer seul toute la partie graphique, nous avons recherché un dessinateur. Plusieurs auteurs ont fait des essais. Finalement, notre choix s’est porté sur Dominique Lidwine. Il a fallu qu’il trouve ses marques… C’est un laborieux, mais le résultat était exceptionnel.
Après la publication de L’Ami Javin, il s’est lancé dans la suite de son Dernier Loup d’Oz. Nous n’étions pas contre cette alternance, mais après quelques années, nous nous sommes aperçus que cela allait être très problématiques vu le temps qu’avait besoin Dominique pour faire un album. Cela n’a pas été de gaité de cœur, mais on lui a annoncé que nous étions à la recherche d’un autre dessinateur.

Et Mohamed Aouamri est arrivé dans l’équipe ?

Oui. Momo s’est glissé dans l’empreinte graphique qu’avait laissée Dominique Lidwine. Un style un peu plus réaliste que celui de Régis. Il a mis lui aussi du temps à réaliser Le Grimoire des Dieux. C’est un travail difficile, exigeant, qui demande un perfectionnisme constant. Régis garde la main sur la narration et le cadrage. Ce n’est pas facile pour un dessinateur de travailler sur La Quête, mais le résultat est à la hauteur. Vincent Mallié, qui réalise « Le Grand Mort » avec Régis, dessine le prochain tome. Il en est à la moitié. Nous sommes plus optimistes sur les délais. Vincent s’est investi dans l’histoire. Il a une bonne vision du découpage et de la mise en scène. Nous allons réaliser une alternance avec ces dessinateurs. Les albums se suivront jusqu’au moment où les personnages auront atteint leurs limites, ou le jour où nous serons trop vieux (Rires).

Extrait de la Quête de l’Oiseau du Temps T7
(c) Loisel, Mallié, Le Tendre et Dargaud

« Avant la Quête » sera développé en quatre albums ?

Nous ne le savons pas. Bragon va enfin trouver le Rige dans le prochain album. L’album suivant est déjà scénarisé et vingt planches sont mêmes découpées.

Comment expliquez-vous que la magie continue ?

Nous essayons de nous mettre dans le même état d’esprit que lors de la création de La Quête. Et puis, les dessinateurs sont respectueux de l’univers car ils sont avant tout lecteurs de la série. Les personnages priment également sur l’histoire ! La sensibilité accompagne les personnages dans leurs actions. Cela les rend attachants !

Il y a un dessin animé développé par le studio Weldone qui est en préparation !

C’est devenu une Arlésienne ! Il y a eu différents projets qui n’ont jamais abouti car les producteurs prenaient le développement de l’adaptation avec beaucoup de légèreté. Il y a en effet un studio d’animation qui a travaillé récemment sur La Quête de l’Oiseau du Temps. Ce sont des gens compétents et motivés. Mais les producteurs sont très frileux. Le développement d’un dessin animé coûte une fortune, et nous tenons à rester les metteurs en scène de cette histoire. Nous sommes donc très exigeants. Nous ne voulons pas donner notre aval juste pour encaisser un chèque, et perdre ainsi le contrôle artistique de notre œuvre.

Chinaman
(c) TaDuc, Le Tendre & Dupuis

Chinaman, le personnage que vous animez avec TaDuc, s’est adouci avec le temps. Le western vous obligeait à l’endurcir dans un premier temps ?

Je dirais plutôt qu’il devient touchant ! Heureusement d’ailleurs, sinon nous aurions eu du mal à toucher le lecteur avec un personnage qui reste antipathique. Chinaman est condamné à être sur le fil du rasoir. Il ne peut pas rester dans la communauté chinoise, et ne peut pas s’intégrer dans la communauté blanche américaine. C’est une sorte de vagabond. Du coup, ses rencontres se transforment en amitiés. Il nous fait découvrir un monde qui n’est pas rose pour les « Jaunes ».

Vous détournez les codes du genre, pour parler du racisme notamment …

Je n’ai pas le talent pour écrire une histoire dont la narration serait ordinaire. Je préfère mélanger différents ingrédients : de l’aventure, du western avec des thématiques sociales. Cela nous permet d’apporter un point de vue sur une époque, sur les difficultés d’intégration, sur les problèmes de compréhensions entre les personnes. Chinaman ne rêve que d’avoir une vie tranquille, d’ouvrir une blanchisserie et d’élever une famille nombreuse. Mais il est contraint à voyager pour échapper à sa communauté…

Vous jouez aussi sur certains stéréotypes : les arts martiaux notamment !

Bien sûr ! Olivier TaDuc est d’origine asiatique et est un grand amateur de ce type de film. À partir du moment où nous mettions en scène un chinois dans un western, il fallait que cet archétype soit présent ! Les chinois se battaient au dix-neuvième siècle avec un sabre et leurs poings. Chinaman est un garde du corps. Nous ne pouvions donc pas éviter qu’il n’ait pas de sabre. On n’image pas Blueberry sans un flingue !

Parlons de vos deux dernières séries : L’Histoire de Siloë et Le Livre des Destins.

Stéphane Servain termine le troisième album de L’Histoire de Siloë. Les lecteurs ont tendance à écorcher ce titre, et à ne retenir que le nom de l’enfant. Mais le troisième album donnera toute sa signification à celui-ci. Cette histoire aura été assez longue à mener à terme. Chaque album fait 70 planches. Stéphane l’a dessiné en alternance avec d’autres projets, et à rencontré des difficultés à s’investir à nouveau dans ce récit après avoir bouclé ses autres albums. Avec Mohamed Aouamri, Dominique Lidwine et Stéphane Servain, j’ai le tiercé gagnant des dessinateurs talentueux, mais laborieux (Rires). Le prochain album sortira en mars ou avril 2009, et sera étonnant !

Extrait du T3 de "L’histoire de Siloë" (à paraître)
(c) Servain, Le Tendre & Delcourt.

La thématique de « L’histoire de Siloë » n’aurait-elle pas pu être traitée dans un récit contemporain ? Pourquoi avoir opté pour la science-fiction ?

Une première version, plus contemporaine existait. Je la trouvais mièvre, trop ressemblante aux œuvres de Stephen King. Elle a terminée dans la poubelle. Je ressentais le besoin d’aller vers un univers dans lequel je ne m’étais jamais aventuré : la science-fiction. Il m’a semblé que coller l’aspect névrotique de l’Histoire de Siloë dans un futur relativement proche devait aider à mieux comprendre les enjeux scientifiques et religieux. La fin du troisième et ultime album devrait mettre en relief ce choix.

Le père de Siloë nourrit un sentiment de culpabilité par rapport à sa fille. Est-ce pour cela qu’il se montre hyper-protecteur ? Son comportement n’est-il pas un facteur de stress pour sa fille ?

C’est tout à fait cela ! Ce comportement est plus que pesant pour Siloë. Il est même paralysant. Cela l’empêche de grandir et d’avoir de vraies relations avec les autres. Du coup, elle est obligée de se replier d’avantage sur elle-même. Et cela entraîne une crispation du père, qui se culpabilise encore plus. La solitude les unit dans un cercle vicieux, où les autres n’ont pas leur place !

Extrait du T3 de "L’histoire de Siloë" (à paraître)
(c) Servain, Le Tendre et Delcourt.

Pourquoi avoir donné un pouvoir qui fait de Siloë une arme humaine de destruction massive ?

Par souci d’originalité ! Une arme aussi terrible sur cette petite fille aussi fragile ne peut que créer des problèmes. D’autre part, depuis que je suis enfant, comme beaucoup d’autres, je me suis souvent posé des questions sur le temps et la matière, sur la théorique du big bang, sur la présence d’une force qui serait à l’origine de l’univers. De quelle nature serait-elle ? Consciente ou non ? Limitée ou pas ? Qu’est ce qui existait avant elle ? J’ai trouvé des réponses dans des dizaines d’articles, de livres ou de conférences. Je me suis créé ma petite synthèse personnelle. Nous l’avons développé Stéphane Servain et moi-même de telle sorte que notre réponse laisse libre champ à l’imagination du lecteur.
Peut-être que celui-ci se rendra compte que ce mystérieux pouvoir n’est pas forcément une arme de destruction massive !

Ressembliez-vous à Roman le personnage principal du "Livre des Destins" lorsque vous étiez enfant ?

Oui. Je ne ressemblais pas beaucoup à Chinaman (Rires). Tous les auteurs vont chercher dans leur vécu, leurs souvenirs réels ou fabriqués des éléments pour construire leurs personnages…

Extrait du T3 du "Livre du Destin" (à paraître)
(c) Biancarelli, Le Tendre et Soleil

Roman passe au fil des albums de l’enfance à l’âge adulte pour devenir le héros qu’il a toujours rêvé d’être. Pourquoi ?

C’est une volonté scénaristique. Il doit découvrir quelque chose de lui-même en traversant les épreuves. Et puis, le devenir et l’accomplissement sont un des thèmes récurrents de mon travail. Je songe à Héraclès et Tirésias (avec Rossi, chez Casterman), à Bragon (le personnage de La Quête de L’Oiseau du Temps, avec Loisel chez Dargaud), à Chinaman (avec TaDuc, chez Dupuis), etc. Une fois le protagoniste caractérisé, j’aime le diriger vers une vision différente de sa propre vie. Cela peut être héroïque ou pas, pathétique, cynique, dramatique, comique, anodin, spectaculaire, etc. Mais dans tous les cas, notre « héros » ne change pas entièrement. Car même s’il a appris de la vie, il conserve en lui une petite part de son caractère initial. Dans le cas de Roman, c’est une certaine candeur propre à son enfance, un peu comme pour Frank Biancarelli et moi !

Une intégrale des Errances de Julius Antoine est planifiée chez Drugstore !

Effectivement. Lorsque je feuillète ces albums, je m’aperçois que Christian Rossi et moi-même étions extrêmement audacieux pour l’époque ! Finalement, j’ai encore de « beaux restes » puisque je viens d’écrire Paroles d’Étoiles (Rires). J’ai du mal à relire mes albums. Même ceux de la Quête de L’Oiseau du Temps. Je n’y trouve que des défauts, surtout dans les deux premiers albums de cette série ! Souvent, les auteurs ne sont pas compatissants envers leurs propres œuvres.

Quels sont vos projets ?

Terminer Le Livre des Destins et L’Histoire de Siloë. Les deux prochains albums de la Quête de L’Oiseau du Temps sont donc entamés. Nous allons Olivier TaDuc et moi-même réaliser un nouveau projet. Un récit d’Heroïc Fantasy où nous utiliserons l’imagerie asiatique. Et puis, j’écris également un récit d’aventure, sur la perte de mémoire. J’espère provoquer un petit vertige avec ce récit.

Extrait du T3 du "Livre des Destin" (à paraître)
(c) Biancarelli, Le Tendre et Soleil

Il y a un scénariste que vous admirez ?

Je suis stupéfait par la qualité du travail d’Alan Moore. Il arrive à faire dessiner des choses improbables à ses dessinateurs. Il y a une telle rigueur dans son travail que j’ai régulièrement le vertige en le lisant ! J’apprécie également le travail de Jeff Loeb, un auteur américain qui travaille sur le mythe des super-héros. Je trouve chez lui la force de rebondir lorsque je suis en panne d’inspiration.

Est-ce que ces auteurs vous influencent-ils aujourd’hui ?

Je n’en sais rien. Je n’ai pas le recul nécessaire. Une fois les grandes lignes tracées, je travaille surtout d’instinct sur la construction. Cela implique donc beaucoup de scories et de déchets. Le style de certains scénaristes anglo-saxons, tels que Azarello, Loeb, Miller ou Moore est direct et interpelle le lecteur dès la première image. Cela transpire d’énergie. Donc, cela m’en donne. Mais peut-être que chez eux, il y a tout autant de scories et de déchets...

(par Nicolas Anspach)

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Code EAN :

Les chroniques de :
-  La Quête de l’Oiseau du TempsCycle 2 – Tome 2
-  Chinaman T5
-  Le Livre des Destins T1

Et aussi :
- Enfances sous une mauvaise étoile (Novembre 2008)

Photographie (c) Nicolas Anspach

 
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