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Serge Lehman (Masqué) : « Les récits de super-héros sont une branche majeure de la bande dessinée »

Par Charles-Louis Detournay le 16 avril 2012                      Lien  
Le scénariste remarqué de "La Brigade chimérique" nous embarque, grâce au dessin de Stéphane Créty, dans une saga survoltée de super-héros dans un Paris devenue mégapole fantastique. Quatre albums en un an pour un mélange des genres innovant !

Les séries à publication rapide ont le vent en poupe. Est-ce pour cela que les quatre tomes de Masqué paraîtront en une année ?

Serge Lehman (Masqué) : « Les récits de super-héros sont une branche majeure de la bande dessinée »
Quatre tomes à paraître en une année

Ce n’est pas un calcul éditorial mais une nécessité née de l’histoire elle-même. J’avais lancé ce principe de parution rapide avec La Brigade chimérique. Si cela avait été possible, j’aurais adoré publier cette première série en kiosque, sous forme de fascicules mensuels comme, par exemple, la première mouture de Cité 14. Mais après analyse du projet, l’éditeur m’a convaincu que ce serait suicidaire, et nous avons choisi une formule intermédiaire : six albums regroupant chacun deux épisodes, en gardant le concept d’un feuilleton étalé sur une année. J’aime ces parutions rapides qui évoquent à la fois les comics et l’esprit du feuilleton d’avant-guerre ; elles permettent de développer des univers profonds.

Ce premier tome introduit réellement votre série, car on présente surtout la mégapole qu’est devenue Paris, ainsi que les personnages principaux. On peut même dire que l’album s’interrompt lorsque l’action commence !

Cet album est une introduction dans les règles de l’art : il faut entrer dans ce Paris nouveau, le découvrir et s’y promener pour bien situer les différents niveaux de pouvoir, et aussi pour apprendre à connaître les personnages qui sont assez nombreux. Il faut offrir au lecteur l’occasion de sympathiser avec eux avant de les faire évoluer. Maintenant, le cadre est posé et l’action proprement dite va décoller dans le tome 2. Le rythme sera même très soutenu parce qu’on pourra s’appuyer sur tous les éléments du premier tome. C’est aussi pour permettre cette montée en puissance qu’un rythme de parution rapide est nécessaire, pour soutenir cette construction.

Un héros, plongé après six ans d’absence dans un Paris radicalement différent

Masqué est un réel mélange de genre : rétro-futuriste très à la mode, science-fiction mais également un réel hommage aux super-héros comme dans La Brigade chimérique ?

Les récits de super-héros sont un genre à part entière, une branche majeure de la bande dessinée qui chevauche plusieurs registres. Superman, par exemple, relevait à ses débuts plutôt du policier et de l’aventure, alors qu’aujourd’hui, le ton est surtout celui de la science-fiction. Par ailleurs, ces personnages possèdent un très fort impact émotionnel qui autorise toutes les études psychologiques. Avec Masqué, nous recherchons cet impact. Mais nous voulons aussi parler du monde contemporain, avec ses fantasmes et ses failles. L’histoire implique évidemment une plongée imaginaire de haute intensité, mais c’est cet aspect hors norme qui permet de poser l’intrigue, puis de traiter en profondeur du monde dans lequel nous vivons, comme une immense métaphore.

C’est vrai que Masqué met surtout en avant Paris. Jusqu’à se demander si la capitale n’est pas le réel personnage principal de la série ?

Je suis parisien et j’adore cette ville, je la trouve magnifique. Mais en découvrant le résultat des concours d’architecture du Grand Paris, j’ai ressenti un choc incroyable : en une fraction de seconde, j’ai vu ma ville autrement, comme une métropole comportant des collines, des gratte-ciels, des forêts, trois fleuves au lieu d’un… C’est cette métropole, encore à l’état de projet, qui a fait naître le projet Masqué, simplement parce qu’elle était soudain assez vaste pour accueillir un super-héros, voire tout un panthéon de super-héros. Lorsqu’une ville atteint cette taille critique, il me semble qu’elle doit produire des personnages à sa démesure. À ce titre, Masqué est une condensation des critiques du monde urbain, et en même temps une déclaration d’amour.

L’anticipation est fort à la mode, mais vous présentez un décalage certain avec la façon dont on pourrait envisager le futur…

Je n’en suis pas si certain. Si on vous avait présenté les smartphones et les tablettes numériques il y a vingt ans, y auriez-vous cru ? Nous vivons désormais dans un univers peuplé d’objets de science-fiction mais l’être humain possède un tel pouvoir d’adaptation qu’il cesse très vite de s’étonner de ce qui l’entoure. Si les Extraterrestres débarquaient sur Terre demain matin, on trouverait ça fabuleux pendant un mois ou deux, et puis on commencerait à se plaindre des nuisances de voisinage ! C’est pour cela que j’ai imaginé cette promenade touristique dans le premier tome : pour que le lecteur s’imprègne des changements survenus dans la métropole et se glisse ainsi dans la peau des personnages en épousant leur point de vue.

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Votre héros est un cliché du genre : ancien soldat, on sent tous les blessures psychologiques qui vont sûrement se rouvrir lorsqu’il sera confronté à son destin de super-héros ?

Oui, c’est une chose qu’on ne fait encore que pressentir, mais Braffort, le héros de Masqué, va devoir faire des choix éthiques et moraux très douloureux dans les prochains tomes. À travers lui, j’essaie de réactiver un mythe : celui du surhomme européen qui a disparu après la Deuxième Guerre mondiale. Et dans ce cadre, choisir un soldat comme personnage principal est une façon de maximiser les enjeux. Les soldats ont pratiquement déserté l’imaginaire de l’Europe et cette absence, comme celle des super-héros, est sans doute l’indice d’une mauvaise conscience, d’une incapacité à revendiquer nos valeurs, à exalter la démocratie, le désir de justice – y compris lorsque l’usage de la force est requis. A contrario, un personnage aussi décisif que Captain America est né dans la guerre ; il a combattu les nazis et incarne cette fierté, même si elle n’est pas dépourvue d’ambiguïté… Je crois que l’Europe souffre de ne pas pouvoir se contempler elle-même dans une mythologie de ce genre. Particulièrement en ce moment, où l’équilibre global bascule, où la mondialisation est vécue sur le mode défensif, comme une souffrance. Les icônes imaginaires dont nous avons besoin pour nous projeter dans le futur et redevenir acteurs de notre propre histoire dorment, quelque part, sous les ruines de deux guerres mondiales et de la partition de l’Europe. Ce sont ces icônes, cet imaginaire, que j’aimerais réveiller.

Les parisiens se sont presque habitués à l’apparition de ces anomalies

Comment avez-vous découvert Stéphane Créty ?

En venant présenter Masqué chez Delcourt, mon directeur de collection, David Chauvel a tout de suite compris la performance graphique que le projet impliquerait (tout un univers à créer et animer), sans oublier la nécessité de travailler très vite pour faire vivre l’esprit feuilletonnesque de la série. David a contacté Stéphane qui a répondu avec enthousiasme. En effet, à côté des bandes européennes que l’on connaît, Stéphane travaille aussi avec les Américains sur Star Wars. Masqué représentait pour lui une occasion en or d’allier ses deux passions : une bande dessinée européenne peuplée de super-héros dignes des comics.

Vous prolongez d’ailleurs l’esprit de votre série par un blog de la Métropole, dont vous présentez une version papier en fin de volume.

J’aime quand le paratexte donne de la profondeur de champ au récit. Dans une bande dessinée, il y a toujours des éléments qu’on ne développe pas faute de temps, de place, ou pour préserver le rythme du récit. Je trouve très intéressant de mélanger la BD à d’autres systèmes de narration : texte, développement sur le Net, illustration pure, etc. La bande dessinée est un art majeur et elle doit coexister naturellement avec d’autres genres, les enrichir et se laisser enrichir par eux.

Une étape cruciale : la transformation du héros en super-héros

Si vous convenez donc que ce premier tome pose le cadre, pouvez-vous nous donner un avant-goût des prochains volumes ?

Le tome 2 sera celui du premier grand combat de notre super-héros. Je suis un écrivain, mais quand je reçois les planches de Stéphane, je redeviens un enfant qui lit et qui vit réellement ces scènes merveilleuses : un affrontement d’hommes masqués et costumés dans le ciel de Paris. Le troisième tome racontera la longue nuit de Braffort, le réveil de ses blessures, de ses déchirures, au moment où les ambiguïtés politiques du thème du surhomme apparaîtront. Ce sera, je crois, très intense.

Alors que les mangas ont vampé notre marché pendant les deux dernières décennies, on assiste à un grand retour des comics, d’ailleurs souvent adapté par les Européens. Si nous avons bien compris que vous œuvrez par passion et non par opportunisme, avez-vous l’impression de participer à ce mouvement ?

Oui, peut-être. Avec humilité, de toute façon. C’est vrai qu’on redécouvre en ce moment la richesse du comics américain. Pour ma part, je suis un auteur de science-fiction, une forme littéraire qui a longtemps été considérée comme un sous-genre pour ados décérébrés… Ce cheminement ne m’étonne pas. Tout comme on réalise depuis quelques années que Philip K. Dick, J. G. Ballard, Stanislas Lem et Michel Jeury sont de grands écrivains, on s’approprie a posteriori Alan Moore, Neil Gaiman, Mike Mignola ou Warren Ellis, ces merveilleux créateurs… La mondialisation de la bande dessinée est en marche et c’est une mondialisation heureuse !

(par Charles-Louis Detournay)

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