En 1968, Actuel était un magazine consacré au jazz, puis à la musique pop. Ce n’est qu’en 1970 qu’il sera le magazine de référence de la culture hippie. De l’autre côté de l’Atlantique, une révolution se prépare. En février 1968, un certain Robert Crumb auto-publie la revue Zap. C’est le point de départ d’un mouvement qui va révolutionner la bande dessinée : l’Underground.
Le slogan de titre, « The comic that plugs you in » (la BD qui vous branche à l’intérieur) est un écho de celui de Mad Magazine créé en octobre 1952 par Harvey Kurtzman : « Tales Calculated To Drive You Mad » (des histoires conçues pour vous rendre cinglé). Ce n’est pas un hasard : Mad est le premier magazine à avoir publié des dessins de Robert Crumb. Mad est indirectement une réaction au comic code, créé en 1954, dont les instances, gérées par les éditeurs de comics eux-mêmes pour éviter les foudres de la censure, avaient rapidement aseptisé le monde du comic book, lui-même en crise à force de s’être trop spécialisé dans le genre du super-héros.
Pour tourner la difficulté, Mad devient un magazine politique en noir et blanc et non une revue de BD en couleurs. Et hop ! Le tour est joué. Mad sera la « veine jugulaire » du mouvement des droits civiques qui culminera dans le milieu des années 60 (« humor in a jugular vein », l’humour dans une veine jugulaire était l’un de ses slogans), une révolution culturelle dont on a du mal à imaginer aujourd’hui la portée. Une sorte de Mai 68 pourrait-on dire. Adolescent, Spiegelman en fait son livre de chevet : « J’étudiai Mad quand les enfants de mon âge étudiaient le Talmud » devait-il écrire plus tard.
Ce qui distingue la génération Mad de la génération Zap, c’est le sexe. Le Mouvement des Droits civiques revendique des droits égaux pour les Noirs et pour tous les immigrés dans un relatif puritanisme (Martin Luther King est pasteur) mais aussi, par translation, pour les femmes, pour les homosexuels et d’ailleurs toutes les formes de minorité, donc sexuelle. Les écrits d’Herbert Marcuse et de Wilhelm Reich circulent sur les campus. Pour les créateurs de BD, le mot d’ordre deviendra « Putting the « x » into comics » (mettre le X dans les BD), forgeant le terme « comix » pour désigner cette nouvelle vague. Robert Crumb, Gilbert Shelton, Bill Griffin, S. Clay Wilson, Spain Rodriguez, Hunt Emerson, Brian Talbot, Victor Moscoso, Vaughn Bodé ou encore l’éditeur Denis Kitchen seront les héros de cette révolution. Parmi eux, un certain Spiegelman…
Il est major en art et en philosophie, en dépit de la volonté de ses parents d’en faire un dentiste. Il collabore à partir de 1968, sous divers pseudonymes, à des titres comme Bizarre Sex Comics, Real Pulp Comix et Young Lust. Plus tard, il éditera en association avec Bill Griffith Arcade, The Comix revue.
Pour gagner sa vie, il bosse comme consultant créatif pour la société Topps Gum entre 1965 et 1987. Vous vous souvenez des Crados qui ont défrayé la chronique en France dans les années 1980, emportant jusqu’à la réprobation du Commandant Cousteau ? Hé bien, sachez que Spiegelman en était un des concepteurs !
Entre délires sexuels et cauchemars débridés, il est un thème qui arrive très tôt dans l’univers spiegelmanien : celui des camps d’extermination nazis. Dès 1972, il publie une BD de quatre pages sur ce thème : Prisoner of the Hell Planet qui sera publiée dans l’anthologie Short Order Comix # 1 l’année suivante. Dans Funny Aminals, une revue éditée par Terry Zwigoff qui se fit connaître plus tard par un documentaire fameux sur Crumb, il dessine une bande dessinée intitulée Maus, 14 ans avant la publication de la bande dessinée qui lui valut le Prix Pulitzer.
Dans la deuxième livraison d’Arcade, titre underground déjà évoqué, il écrit un de ses cauchemars qui se termine par cette supplique : « Les 6 millions de morts ne doivent pas être oubliés. »
En 1980, il publie Raw dont il fait l’avant-garde de la production graphique internationale. En supplément de ce magazine publié à intervalles irréguliers, Maus paraît en feuilleton. Dans Maus, A Survivor’s Tale (chez Flammarion en France), Spiegelman détaille sa relation avec son père, un ancien rescapé d’Auschwitz. Ce n’est en aucun cas une histoire de la Shoah. L’auteur restitue la mémoire de ses parents et explique comment l’expérience d’Auschwitz les a détruits, pourquoi sa mère est acculée au suicide. À l’instar du Calvo dans La bête est morte, Spiegelman utilise le procédé de l’animalisation : Les Juifs sont des rats, les Allemands des chats, les Polonais des porcs… Un choix que certaines associations de déportés n’apprécieront pas. L’ouvrage est néanmoins un succès international. Honoré au Festival de la Bande Dessinée à Angoulême en 1988 (Prix du meilleur album), il reçoit à l’occasion de la parution du tome 2 en 1992, le Prix Pulitzer dans la catégorie fictions (sic !) des Special Awards and Citations.
Ce sont ces différentes étapes qui sont racontées de façon très « arty », parfois subliminale dans Breakdowms (Casterman). Expérimentations graphiques, appels de note aux classiques de la bande dessinée américaine, c’est toute une carrière qui se trouve résumée dans ce livre. Un cheminement personnel à la dimension universelle.
On annonce la publication l’année prochaine dans une sortie mondiale (sans doute en France chez Casterman), de Meta-Maus, un « making of » de son chef-d’œuvre.
D’ici là, Art Spiegelman et son épouse vont rendre du bon temps à Solliès-Ville, au cœur de l’été finissant. Une fois de plus, Solliès tranche avec sa programmation haut de gamme puisque parmi les 50 auteurs invités cette année, on trouve les Français Hervé Baru, Christophe Arleston, Charles Berberian, Jean-Pierre Gibrat, Jean-Christophe Chauzy, Loustal, Emmanuel Lepage, Frank Margerin, Julien Neel ou Mathieu Lauffray, on trouve aussi le Japonais Jirô Taniguchi, le Mexicain Tony Sandoval, le Belge Ptiluc ou l’Italien Lorenzo Mattotti !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
On peut consulter le programme complet sur leur site.
Participez à la discussion