Le début des années 1980 est délicat pour les éditions Dupuis. C’est la fin du règne de Thierry Martens qui quitte la rédaction en chef de Spirou sous la pression de tous les ténors du journal et le début de celui d’Alain De Kuyssche qui amène une nouvelle génération d’auteurs au journal.
Les tendances nouvelles de la bande dessinée favorisent l’émergence d’une production "adulte" vers laquelle les grandes signatures du journal louchent de plus en plus, frustrées qu’elles sont par des années de censure et d’autocensure. Il y a aussi la volonté d’être reconnus comme des auteurs à part entière, le clivage entre "bande dessinée commerciale" et "bande dessinée d’auteur" commençant à s’insinuer dans les esprits.
C’est aussi un moment de mutation industrielle et commerciale. Un certain modèle économique de BD qui s’appuyait sur la presse jeunesse prend du plomb dans l’aile. L’avènement de l’album fait basculer le centre de gravité du métier du kiosque vers la librairie.
Le développement multi-médias, si courant aujourd’hui, commence à faire ses gammes : Astérix, Les Schtroumpfs, Tintin, Lucky Luke... passent sur les petits comme les grands écrans. Les fondateurs de la BD belge : les familles Dupuis et Casterman, Raymond Leblanc, le fondateur du Lombard, et, en France, Georges Dargaud ont leur carrière derrière eux. Les enjeux financiers de ces nouveaux développements les dépassent largement.
De nouvelles stratégies s’installent. On a beaucoup déblatéré en son temps l’arrivée de Nic Broca et de Raoul Cauvin sur Spirou, après un Fournier débarqué sans ménagement et qui pourtant n’avait pas démérité. Or, à l’examen de cette intégrale, on voit bien la stratégie qui se met en place : assurer la présence de Spirou chaque semaine dans le journal et surtout lui attacher une équipe capable de produire en coulée continue des dessins et des histoires qui alimenteront la véritable ambition qui est derrière cette mutation : sa portée à l’écran.
Le choix par Dupuis comme "directeur du concept" de José Dutillieu qui avait été la cheville ouvrière du développement de Belvision, la filiale du Lombard qui avait produit les dessins animés d’Astérix, de Tintin, des Schtroumpfs et de Lucky Luke, excusez du peu, passé ensuite à la SEPP, la filiale audiovisuelle et merchandising de Dupuis, correspond à cette stratégie nouvelle pas si mal vue.
Que Dutillieu ait cherché à imposer sur Spirou son animateur vedette qui avait travaillé sur les longs métrages précités, Nic Broca, ne semble pas un choix déraisonnable, surtout quand on en regarde aujourd’hui le résultat. On est loin du génie de Franquin et même du charme de Fournier, mais ce n’est pas affreux. Il est vrai que ses successeurs Tome & Janry avaient une meilleure tenue graphique, plus conforme au "canon".
Quant aux scénarios de Cauvin, ils ne sont pas honteux non plus. Le créateur des Tuniques bleues avait déjà du savoir-faire. Les thèmes sont variés et bon enfant. Ils répondent à une volonté de rajeunir la cible avec un bon nombre de gags visuels qu’il sera un jour facile de transposer à l’écran, d’où une inévitable sensation de simplicité qui tranche avec les traitements précédents.
Il faut donc avoir ces éléments en tête en lisant ces pages et le dossier introductif très bien fait de Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault qui l’accompagne. Il est truffé de témoignages inédits sur ce passage de relais globalement incompris à l’époque et qui fait désormais partie intégrante de l’histoire du héros au calot de groom.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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