Haruo le bagarreur, Junsuke le voleur et Sei le renfermé : trois orphelins ou presque, placés dans un foyer avec d’autres enfants, certains plus jeunes, d’autres plus vieux. Et tous de se demander, derrière les cris et les fuites, les jeux et les pleurs, comment ils ont pu arriver là. Tous étreints, d’une manière ou d’une autre, par ce sentiment, lancinant, qui affleure au moindre geste, d’avoir été tout simplement, à un moment donné, oubliés.
Quand le réel, fait de ruines et de chaos, pèse autant, écrase si puissamment les corps et les cœurs, demeurent le rêve et l’échappée, belle si possible, dans l’imaginaire. Sunny, l’épave de voiture abandonnée sur le terrain de l’orphelinat, devient le foyer, dans tous les sens du terme, des rêveries d’enfance, seuls rayons de soleil au milieu d’un ciel chargé d’amertume et de mélancolie.
Sunny conte le quotidien, sous forme de brèves chroniques, de ces enfants perdus, noyés dans le Japon des années 1970. Dans une veine réaliste, tendant vers le documentaire comme il l’énonce lui-même dans un entretien avec Stéphane Beaujean [1], Taiyou Matsumoto se livre en fait à un exercice profondément intime. En effet, Sunny puise dans les souvenirs d’enfance du mangaka, abandonné et élevé en orphelinat.
Mais si l’enfance hante littéralement l’œuvre du Taiyou Matsumoto depuis Amer béton il aura fallu du temps, une véritablement maturation, pour que cette expérience personnelle, longtemps perçue comme un tabou, puisse devenir la matière première d’un de ses récits :
"Sunny n’est que pour moitié autobiographique. Si je n’ai jamais osé aborder la question de l’orphelinat auparavant, c’est sans doute parce qu’elle m’est trop personnelle. J’avais peur que l’aveu ne provoque des réactions trop fortes. Peu de personnes de mon entourage, mêmes proches, étaient au courant. Encore moins dans mon entourage professionnel, où je n’en parlais jamais. Mais j’ai récemment commencé à me sentir assez mûr pour aborder le sujet. De plus, si je m’étais lancé plus tôt, j’aurais été stigmatisé comme un auteur traumatisé par l’abandon pour le reste de ma carrière. Évidemment, certains lecteurs ont pu se douter que mon histoire était particulière, vu que je n’ai jamais cherché à représenter une famille normale, avec un père qui part au travail le matin et de joyeuses retrouvailles familiales au dîner. Je n’ai jamais pu, et je ne peux toujours pas. Les seuls parents que je sais décrire, ce sont des excentriques, un peu toqués.
Rappelons également que Taiyou Matsumoto constitue une figure à part dans le paysage du manga. Sa pratique se révèle en effet profondément marquée par la bande dessinée franco-belge qu’il découvrit à l’occasion d’un séjour en Europe lorsqu’il avait vingt-cinq ans. Il fait même de cette rencontre avec cette autre tradition de la bande dessinée le point de départ de sa carrière : "Le déclic de ma démarche artistique a eu lieu durant mon premier voyage en Europe, il y a presque vingt ans. J’ai découvert à cette occasion la bande dessinée franco-belge, et ce fut un choc. Pour un Japonais pétri de culture manga, la bande dessinée détonne par son absence de codes ou de stéréotypes prononcés. Le manga, au contraire, se reconnaît à sa grammaire volontairement simple et lisible [...]. Voilà pourquoi la différence de démarche entre Européens et Japonais me paraît très clair : un mangaka cherchera généralement à camper un personnage, là où le dessinateur de bande dessinée franco-belge aura à cœur de saisir d’abord un être humain. Je schématise, mais le manga vise avant tout à la simplicité, dans l’écriture comme dans la lecture. C’est à la fois sa force et sa limite.
Et si j’ai grandi dans cet univers, que j’ai adoré, la découverte de la bande dessinée m’a fait prendre conscience de l’arbitraire de ce vocabulaire, que je croyais jusqu’alors intrinsèque à toute écriture. J’ai ainsi commencé à envisager la création différemment, et depuis, je place mes intentions autant dans les visages que dans le choix des angles de vue. Et surtout, je ne dessine plus des personnages, mais bien des êtres humains. Une telle écriture, dont je me sens aujourd’hui l’un des héritiers, reste cependant très mal perçue par la plupart des éditeurs japonais. Donc, je travaille en permanence pour essayer de trouver un compromis me permettant de conserver les techniques du manga, mais ce n’est pas facile."
Nul ne doute que nous avons affaire là à des êtres humains : la sensibilité extrême dont témoigne ce récit s’accompagne d’une finesse et d’une intelligence rares dans la narration et la mise en scène des situations. Parfois drôle, toujours poétique sans pour autant verser dans un lyrisme mièvre et convenu, bien au contraire, Sunny dégage une tendresse et une bienveillance de tous les instants vis-à-vis de personnages dépeints dans toute leur complexité.
C’est ainsi que, presque pudiquement, la narration investit quantité de détails, procède par petites touches, pour atteindre une forme de justesse à la fois dans la peinture des caractères et dans la mise en œuvre de l’émotion qu’il peuvent susciter.
C’est ainsi que de la tourbe du foyer émerge une saisissante beauté, que se produisent de véritables épiphanies, de ces moments de grâce bouleversants, qui peuvent toutefois parfois donner l’impression d’une représentation idéalisée de cette vie-là. Mais, même si la mélancolie permet de sublimer l’objet de douleurs, elle ne l’occulte jamais vraiment, le mettant au contraire en relief.
C’est ainsi donc, enfin, qu’aux enfants oubliés Taiyou Matsumoto érige un authentique monument, au sens plein du terme : un objet de mémoire qui, s’il s’attache aux moments de bonheur, n’en néglige pas la fêlure originelle. Car c’est cette fêlure justement qui fonde le projet poétique, artistique, de Sunny.
(par Aurélien Pigeat)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Sunny. Par Taiyou Matsumoto. Traduction Thibaud Desbief. Kana, collection "Big Kana". Sortie le 21 novembre 2014. 220 pages. 12,70 euros.
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[1] "Taiyou Matsumoto, le soleil noir de la mélancolie", entretien paru dans Kaboom n°7. Toutes les citations de l’article proviennent de cet entretien.