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Svein Erik Søland : « La bande dessinée franco-belge reste une valeur d’avenir ».

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 30 avril 2007                      Lien  
Svein Erik Søland est éditeur en chef dans la grande maison d’édition scandinave Egmont. Ce francophile avéré (il est Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres) publie à Oslo la plupart de nos grands auteurs francophones : Hergé, Uderzo, Franquin, ou encore récemment Joann Sfar. Quand il évoque les BD de Disney qu’il connaît en expert, il parle d’or. Il a surtout sur la BD francophone le regard objectif de l’observateur intelligent. Rencontre.
Svein Erik Søland : « La bande dessinée franco-belge reste une valeur d'avenir ».
Egmont H. Petersens, le fondateur du groupe
Photo : DR

Egmont est un groupe de médias danois créé en 1920 qui s’appelait naguère Gutenberghus avant de prendre le nom de son fondateur Egmont H. Petersens en 1992. Le groupe est composé de plusieurs divisions dont Nordisk Films, la plus vieille société cinématographique du monde créée en 1909, une division « magazines », une division « livres » et une division « Kids ans Teens » (enfants et adolescents). La division « bande dessinée » d’Egmont est leader dans son secteur, principalement dans les pays nordiques et en Allemagne. Elle est regroupée avec les médias électroniques, ce qui influence sa stratégie. Elle est dirigée par le Norvégien Tommy Melle pour le monde entier ; Svein Erik Søland en est l’éditeur en chef pour la Norvège.

Vous êtes l’éditeur de Disney et d’Astérix dans plein de pays…

Nous éditons principalement Disney dans le nord de l’Europe, en Russie et en Chine, Astérix en Scandinavie, en Allemagne, en Pologne, en Hongrie, Bulgarie… En Europe de l’Est, notamment dans les pays baltes… Mon rôle est d’être responsable des publications norvégiennes et en même temps d’exercer un impact dans les autres pays, en vue d’une coordination des coproductions. Ainsi, le magazine Donald se fait-il à Oslo.

Quelle est la situation de la bande dessinée en Norvège aujourd’hui ?

On est dans une situation favorable puisque nous sommes peut-être en Europe le pays qui en publie le plus par tête d’habitant. Nous sommes un pays profondément imprégné par la culture de la bande dessinée Disney, en ce sens que tout Norvégien a découvert l’univers de la bande dessinée en lisant Donald, un hebdomadaire qui est lu par 940.000 personnes toutes les semaines. On en est à la troisième ou quatrième génération de lecteurs assidus de cette publication.

Il n’y a pas une usure de ce type de BD dans les nouvelles générations, comme on peut la voir en France ?

Donald Duck en norvégien : 940.000 lecteurs toutes les semaines.
(c) Egmont/Disney

C’est la grande question : Comment se fait-il que l’on intéresse encore des gens avec des personnages qui datent de 70 ans ? Je crois que cela tient au fait qu’il s’agit d’une mythologie moderne. Chacun des personnages, que ce soit Donald, Picsou, Miss Tick,…sont des figures mythologiques. Donald a ce trait fondamental de vouloir être toujours celui qui se pose en victime nécessaire. Tous les lecteurs savent qu’il va échouer mais ils ne savent pas comment. Ce qui est spécifique, c’est que Donald n’apprend jamais rien de ses erreurs. Il ne fait jamais d’expérience. Dans chaque nouvelle histoire, il a repart à zéro, sans qu’il ne soit jamais rien passé, même s’il a été aplati par un rouleau-compresseur dans l’épisode précédent. Au fond, cette innocence perpétuelle est le désir profond de tout être humain.

Ce qui est fascinant, c’est la quantité de pages inédites qui sont produites pour assurer la continuité du Journal de Mickey. Vous vous fixez une règle pour cette publication : il faut attendre, me disiez-vous, 11 ans avant qu’une histoire soit republiée dans le journal.

Cela dépend un peu de l’usage, selon que ce soit dans le magazine ou sous forme de livre. Dans ce dernier cas, nous n’attendons pas onze ans. C’est, disons, environ trois ans, car les cibles sont différentes. Nous produisons effectivement à Copenhague 4 à 5000 pages de Donald ou de Mickey tous les ans depuis la fin des années soixante. A l’époque, nous avions été à court d’histoires car il y avait, du côté américain, un tarissement de la production. Elle a pu être sauvée grâce à la production locale étrangère : scandinave, italienne, française… Disney constituait alors l’essentiel de notre chiffre d’affaires dans la bande dessinée. Cet épisode nous a obligé à nous diversifier, ce qui a été le point de départ de la publication de la bande dessinée franco-belge dans notre pays avec la publication du journal de Tintin, sous le titre de Tempo. Ce magazine a été très populaire : on y trouvait Michel Vaillant, Dan Cooper, Ric Hochet, etc. Le personnage d’Hergé, quant à lui était connu depuis l’entre-deux-guerres grâce à sa syndication dans les grands quotidiens sous différents noms farfelus comme celui de Peik, par exemple, un patronyme typiquement norvégien.
Pour la génération qui a 50 ans aujourd’hui, la culture de la bande dessinée s’est constituée naturellement, dans un premier temps, autour de Donald ; ensuite autour de Tempo/Tintin qui proposait une bande dessinée plus « épique » que celle de Disney. Puis, il y eut les premiers albums, avec Astérix… Nous avons, en Norvège, un produit particulier, un peu paradoxal, qui sont les « albums de Noël ». Avant la guerre, ils étaient constitués des Sunday Pages, les pages en couleurs des pages du dimanche des quotidiens américains de Hearst. Une adaptation locale des Funnies de bandes dessinées qui étaient d’abord publiées dans les magazines familiaux du groupe Egmont puis, une fois par an à Noël, sous la forme d’une collection relativement chère destinée aux foyers les moins démunis. Nous avons commencé avec Buster Brown et Katzenjammers Kids (Pim, Pam, Poum en français) qui sont restés seuls sur le marché jusqu’en 1931, rejoints par Bringing up Father (La famille Illico) et, en 1940, par Blondie. Les éditeurs norvégiens ont senti le filon et proposèrent la série norvégienne Vangsgutane (les garçons du vent), deux garnements qui font le contraire de Pim, Pam, Poum car ils cherchent toujours à être serviables, mais ils multiplient les bévues. Encore aujourd’hui, Pim, Pam, Poum est l’album de Noël le plus vendu en Norvège avec 120.000 exemplaires écoulés à chaque parution, au prix de 5€ environ ! Tous titres confondus, nous vendons un million d’exemplaires, rien que sur cette période, quelques semaines avant Noël. Ce sont des acheteurs qui, le plus souvent, ne lisent pas de la bande dessinée.

Svein Erik Søland, chef éditeur chez Egmont Norvège
Photo : D. Pasamonik

Les mangas ont-ils réussi, comme dans d’autres pays d’Europe, à percer le marché norvégien ?

Pas encore. C’est peut-être 2% du marché, pas plus. Nous avons commencé à publier des mangas il y a un peu plus de trois ans, sans plus de succès. C’est du principalement au fait que peu de séries japonaises passent à la télé en Norvège, mais aussi à cause de leur étrangeté et au fait que le prix d’un manga est sensiblement le même que celui d’un album. Un manga fait chez nous 3.000 exemplaires vendus contre 35.000 ex pour Donald Pocket qui est un mensuel. Il faut dire que ce personnage est transgénérationnel, familial : la majorité des acheteurs de Donald ont plus de 15 ans.

Comment ressentez-vous l’évolution de la bande dessinée franco-belge ces vingt dernières années ?

C’est très différencié en ce sens qu’il y a l’impact d’un certain modernisme qui est apparu ces dernières années. Le problème, c’est qu’avec notre système de distribution [1], cette bande dessinée n’est pas adaptée à ce marché de masse. Il y a quelques boutiques spécialisées mais elles sont rares.

Votre réponse a été de créer un « club de lecteurs ».

C’est surtout vrai pour les graphic-novels (les romans graphiques) et la nouvelle production française. Mais aussi pour votre production classique. Nous regardons les albums classiques comme les chapitres d’un ouvrage de format roman. On publiant trois à quatre épisodes à la fois, on obtient des unités de lectures de 200 pages minimum qui font que les lecteurs « en ont pour leur argent ». C’est pourquoi nous attendons souvent que la série ait plusieurs titres avant de la publier en Norvège pour ce club dans lequel les acheteurs s’engagent à lire un graphic-novel tous les mois et avec lesquels nous communiquons essentiellement par l’Internet, par email. Mais cette activité est chez nous balbutiante, même si nous avons déjà eu de très bonnes expériences avec les intégrales Astérix, Lucky Luke, Tintin, Gaston, Corto Maltese bientôt Blueberry, et bien sûr Disney.

Viggo, la version norvégienne de Gaston
Photo : D. Pasamonik

Quel conseil donneriez-vous aux éditeurs français pour être plus présents en Norvège ?

Qu’ils aient un peu la patience d’attendre deux à trois ans afin qu’ils aient un nombre suffisant d’albums qui nous permette de les mettre sur le marché dans de bonnes conditions. C’est ce que nous venons de faire avec Chat du Rabbin que nous avons publié dans la même forme que l’édition américaine, soit un recueil des quatre premiers épisodes. Il faut aussi qu’ils donnent les droits aux quatre pays scandinaves en même temps, de façon à ce que nous puissions faire des coproductions qui réduisent les coûts, mais aussi parce qu’il n’est pas rare qu’un titre publié en danois ou en suédois, des langues qui sont proches du norvégien, soit soldé en Norvège après son exploitation danoise ou suédoise, ce qui grille définitivement la possibilité de publier cet ouvrage dans notre pays. Les Danois vendent aussi directement leur version aux bibliothèques norvégiennes.

Comment arrivez-vous à absorber les 1700 nouveautés qui paraissent dans le domaine de la BD francophone ?

Ah, mais nous n’y parvenons pas ! Nous publions une centaine de livres par an. Nous sommes obligés d’écrémer. Il y a des séries entières, comme Largo Winch, que nous n’avons jamais publiées en album. Elle est publiée dans un magazine qui s’appelle Agent Secret X9 à cause de l’impossibilité de diffuser la bande dessinée en librairie. Cette nouvelle voie que nous ouvrons avec le club de lecteurs permettra de le faire. Personnellement, je suis très attaché à la bande dessinée franco-belge. Nous pourrions nous contenter de ne publier que du Disney, mais nous avons toujours besoin de diversifier et d’étendre notre clientèle, c’est pourquoi nous nous acharnons à la publier. La bande dessinée franco-belge reste une valeur d’avenir. Il est commode de critiquer la forme de la BD de 48 pages, de la trouver étouffante, etc. Mais la forme n’a jamais empêché la créativité. La tragédie grecque ou le feuilleton télévisé sont l’un et l’autre normés. On y trouve des œuvres grandioses en dépit des contraintes que les auteurs s’imposent. Ce n’est donc pas rédhibitoire. Après tout, depuis le début de l’humanité, les créateurs racontent finalement toujours les mêmes histoires.

Propos recueillis par Didier Pasamonik le 14 mars 2007.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Lire aussi : Gaston Lagaffe et Joann Sfar honorés par la Norvège

[1La bande dessinée est rarement présente en librairie en Norvège ; on la trouve plutôt en kiosque.

 
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