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Takehiko Inoue : "Ceux qui ont mon destin entre leurs mains, ce sont les lecteurs, et non les éditeurs"

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) Aurélien Pigeat le 27 mars 2013                      Lien  
Invité par Tonkam à l'occasion du Salon du Livre 2013, Takehiko Inoue a rencontré ActuaBD.com pour un entretien qui a débuté comme il a fini : par un grand éclat de rire !

Après Slam Dunk, vous vous êtes engagé dans une démarche indépendante d’édition. Pourriez-vous nous expliquer ce changement ? Est-ce que vous en aviez eu marre du système éditorial japonais, de son marketing, du travail avec votre référent éditorial, le tantô ?

Takehiko Inoue : "Ceux qui ont mon destin entre leurs mains, ce sont les lecteurs, et non les éditeurs"
Takehiko Inoue en mars 2012
Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Je vais vous dire les choses franchement : je trouvais qu’il n’y avait aucun mérite à avoir un contrat avec une maison d’édition quelle qu’elle soit. Au début, on a besoin de se faire connaître, on entre dans le milieu et on est obligé d’être, non pas ami, mais d’être agréable pour signer un contrat avec une société – là en l’occurrence, c’était Jump. Pendant cinq ans, c’était très bien. Dès que mes responsables me demandaient quelque chose, j’étais obligé de leur dire oui, oui et encore oui. Je le faisais parce qu’il fallait le faire, mais ça ne me plaisait pas forcément.

Une fois que ça a été fini, que j’avais trouvé mon public, que le succès était au rendez-vous, je me suis dit que je préférais ne pas me focaliser sur une seule société, parce que pour chaque rédaction – que ce soit Jump, Kodansha… – il y a un style différent, une couleur différente, un environnement différent.

Je ne voulais pas être enfermé dans un style spécifique de manga, je voulais vraiment pouvoir toucher à tout. Et la seule façon que j’ai trouvée pour pouvoir le faire, c’était justement de me séparer de ces contrats exclusifs pour pouvoir, si j’en avais envie, m’adresser à la société de mon choix. Parce qu’au final, ceux qui ont mon destin entre leurs mains, ce sont les lecteurs, et non ces sociétés-là. C’est pourquoi j’ai arrêté avec ce système de contrats. Mais cela ne signifie pas que je sois en mauvais termes avec mes anciens responsables.

Est-ce que vous connaissez la bande dessinée franco-belge, en lisez-vous ?

Bien sûr, j’apprécie beaucoup d’auteurs dans la bande dessinée franco-belge, surtout pour leurs dessins. Par contre, quand j’essaie de les lire, j’avoue que les histoires sont pour moi parfois un peu difficiles à comprendre. C’est l’impression que j’en ai ; mais au niveau du dessin, j’adore.

Vous publiez aujourd’hui en France Pepita, un ouvrage annoncé comme un Artbook mais qui ressemble plutôt à un carnet de voyages. Comment vous en êtes venu à vous intéresser au peintre catalan Gaudi ?

Ce qui m’intéresse dans le travail architectural de Gaudi, c’est l’impression qu’il donne – en tout cas en ce qui me concerne – de se baser sur les lois de la nature pour concevoir ses bâtiments, comme pour ses autres travaux. Il donne l’impression de ne pas se contenter de réfléchir à quelque chose et de faire ce à quoi il a réfléchi, mais il le fait naturellement, un peu comme un arbre qui va dans tous les sens et qui semble suivre naturellement le hasard. J’ai l’impression que lorsqu’il fabrique quelque chose, il pense un peu comme ça. Cette façon de respecter les lois de la nature en s’affranchissant de l’usage de matériaux dans la conception même, c’est ce qui m’a vraiment attiré chez Gaudi. Je suis allé voir ses réalisations à Barcelone et c’est ainsi qu’est né ce projet.

Pepita - Takehiko Inoue - Kazé
© Kazé

Votre approche de Gaudi est assez originale : elle n’est pas purement esthétique, elle emprunte le chemin biographique et chronologique. Comme vous l’avez fait pour le héros de Vagabond. Sur la couverture de Pepita, vous montrez Gaudi enfant...

Oui, effectivement, il y a ce point commun entre mes deux séries. Souvent on dit (ce n’est pas forcément le cas pour Gaudi) : cette personne-là, elle est super, elle a fait des grandes choses dans la vie... Et on accepte cela. Mais moi, ce qui m’intéresse, c’est plutôt de tenter de comprendre comment cette personne en est arrivée à être si importante. J’ai essayé de m’intéresser à Gaudi dès son enfance, d’aller où il est né, de voir les endroits où il a grandi. À un moment, il est tombé malade et a été envoyé dans un sanatorium. J’ai essayé de retracer ce parcours. Je pense avoir saisi un minimum le personnage grâce à ce travail de recherche.

Dans Vagabond, les personnages qui sont porteurs de savoir, de sagesse, sont les vieillards : Sekishusai Yagyu, In’Ei du Hozoin, Kanemaki... Dans Pepita, c’est l’enfant qui porte la force, l’énergie, l’instinct, l’émerveillement, le renouveau...

Takehiko Inoue - Vagabond T12 - Tonkam
© Tonkam

J’ai beaucoup de respect pour les enfants comme pour les vieilles personnes. Pourquoi je dis ça ? Parce que j’ai l’impression que quand on devient adulte, on réfléchit beaucoup aux choses, on réfléchit à tout, on réfléchit à deux fois avant de faire les choses. Alors que chez les enfants, il y a quelque chose d’instinctif, de naturel... Et quand on est vieux, on détient une certaine sagesse qui porte une évidence. C’est cela qui m’attire. Dans Vagabond, quand Musashi se pose des questions il s’interroge de savoir comment l’enfant qu’il était réagirait... Souvent l’enfance revient par l’instinct. Moi-même, quand je me pose des questions ; j’interroge l’enfant que j’étais. Puisque, bien sûr, je ne suis pas encore vieux ! (rires)

Quand vous avez commencé dans le métier, très jeune, Slam Dunk a eu un énorme succès. Avez-vous l’impression qu’il vous a volé votre jeunesse ?

Non, parce que lorsque je suis arrivé dans le monde professionnel grâce à Slam Dunk, je faisais exactement ce que j’adorais faire. Tous les jours, malgré le travail dur qu’on devait faire, je m’éclatais. Parce que je dessinais un manga, mon rêve, et parce que cela parlait de basket, mon autre passion. Donc, je n’ai jamais eu l’impression d’avoir manqué quelque chose, au contraire.

Dans une interview en 2010, avec Eiichiro Oda, vous aviez expliqué avoir perdu un petit peu du plaisir à réaliser ses mangas. Cela a évolué depuis ?

Vous savez, j’ai 46 ans, et ce que je cherchais à atteindre quand j’avais 20 ans est vraiment différent de ce que je cherche à atteindre aujourd’hui. Oui, je cherche toujours à dessiner, j’adore dessiner, mais ce que je recherche à atteindre dans le dessin est différent. Au début, on veut avoir un peu de succès, on veut être accepté par les lecteurs, on a une pêche qui vous pousse à aller vers l’avant. Aujourd’hui, je ne suis plus dans cette espèce de course au succès (même si c’est arrivé très vite). Ce que je recherche, c’est autre chose. Je n’ai plus envie de me presser pour faire des choses. Ma façon de penser a changé, mais j’aime toujours écrire des mangas. C’est ma façon de le faire qui est peut-être différente.

Quand vous décrivez la région de Montserrat en Catalogne, dans Pepita, vous dites faire des montagnes du village vos propres maîtres... Cela rappelle beaucoup la façon dont Musashi Miyamoto considère les forêts et les arbres de son village natal. Est-ce que du coup on peut lire maintenant Musashi comme une figure du mangaka, et son travail sur le sabre comme une métaphore de l’art du mangaka ?

On peut le ressentir comme ça, mais j’avoue que quand je l’ai dessiné, ce n’est pas trop ce à quoi je pensais. C’est peut-être le cas effectivement. Mais je me dis souvent que la nature a beaucoup à nous apprendre, notamment dans l’âge adulte, comme je vous l’ai dit tout à l’heure. On réfléchit trop aux choses alors qu’on devrait se laisser guider tout simplement par les esprits des lieux, de la nature. J’essaie, dans Pepita on peut le ressentir, de m’inspirer de cette nature pour dessiner, essayer de la maîtriser. C’est quelque chose qui me traverse depuis longtemps.

Pepita - Takehiko Inoue - Kazé
© Kazé

Tous nos remerciements à Damien, le traducteur que Tonkam nous a prêté pour cet échange.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

(par Aurélien Pigeat)

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2 Messages :
  • Très belle interview !! Je n’ai pas pu être présent, en espérant avoir une autre chance de rencontrer cet immense mangaka, félicitations à vous tous !

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  • Merci pour cette sympathique interview ! Le discours de Takehiko Inoue reste dans la veine « artiste » qu’on lui connaît.

    Il est d’ailleurs loin d’être le seul mangaka « bankable » qui à la fin des années 90 a décidé de se « rebeller » contre le système des contrats exclusif. Il y a eu presque une hémorragie chez les gros éditeurs qui ont vu des départs qui n’étaient pas dans les mœurs.

    Je me demande quel genre de trace cela a laissé chez les éditeurs mainstream : lorsque je vois un dessinateur comme Yūsuke Murata, auteur d’un des gros succès du Jump de ces dernières années, « s’amuser » aujourd’hui au sein de ce même éditeur à dessiner un manga web au ton et à la forme presque expérimentable (au lieu de travailler sur une nouvelle série mainstream), j’ai l’impression qu’on « chouchoute » bien plus les mangaka stars – alors qu’à une époque, il était considéré presque comme des salariés comme les autres…

    Autre exemple notable qui me vient en tête là : Kentaro Miura, auteur de Berserk, qui travaille aujourd’hui à un rythme, disons « européen », avec un volume par an^^

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