Dans un manoir isolé, un homme s’éveille. Le corps et la tête entièrement recouverts de bandelettes, il émerge peu à peu, parvenant finalement à se défaire de ses pansements, respirant péniblement, les gestes gourds et la nuque raide. Il parvient jusqu’à un miroir, où il peut contempler son visage. Nous l’apprendrons plus loin : ses yeux sont les premiers à voir cette face lisse, aux yeux écarquillés et aux traits comme effacés.
Dans le même temps, une scientifique quitte son laboratoire. Bien que brillante, ses résultats ne suffisent plus à ses supérieurs - des gestionnaires en réalité - qui estiment devoir se séparer d’elle. Il en faudrait bien davantage pour qu’elle s’effondre. Intelligente et déterminée, elle ne panique pas et rentre calmement chez elle. Dans ce manoir où un être mystérieux vient de naître.
Cet être, c’est sa créature. En docteur Frankenstein contemporain, la professeure Loew a réussi à créer un être que rien ne distingue de l’humain, si ce n’est la durée de vie. Le récit de Jérôme Dubois, Tes Yeux ont vu (Éditions Cornélius), se concentre sur la relation entre ce nouveau-né et sa créatrice. Dans une narration à la fois calme et tendue, comme la scientifique qu’il décrit, le dessinateur interroge les liens qui pourraient - qui peuvent ? - se tisser entre un être conçu en laboratoire et son "inventeur". Une réécriture du mythe prométhéen qui déconcerte et fascine.
Jérôme Dubois, qui est passé par les Arts Déco de Strasbourg, n’est pas un nouveau venu chez Cornélius. Il y a en effet déjà publié Jimjilbang (2014), ainsi que des récits courts dans les numéros 4 (2015) et 6 (2016) de la revue Nicole. Il reprend d’ailleurs actuellement ces récits pour le compte des éditions Fidèle, sous le titre Citéruine, les épurant au maximum pour n’en conserver que la trame et les formes. Il permet aux Éditions Cornélius d’être présentes dans la liste principale des sélectionnés du FIBD 2018. Sa maîtrise narrative et son originalité graphique justifient amplement ce choix.
Outre l’importance du questionnement éthique et philosophique, soulevé sans lourdeur par l’auteur, Tes Yeux ont vu offre une lecture intrigante. Les personnages sont comme tenus à distance. Leurs sentiments nous touchent, mais l’empathie demeure réduite. La naissance de l’être que nous suivons nous est racontée comme ce qu’elle est au départ, à savoir le résultat d’une expérience scientifique. Le récit paraîtra un peu froid à certains lecteurs. Pourtant, cette distance, ce recul presque clinique renforcé par un trait fin et précis, n’empêche nullement de comprendre que l’expérience est avant tout humaine, l’être créé scientifiquement se révélant d’une intelligence, d’une émotivité et d’une sensibilité communes à l’humanité.
L’utilisation de la trichromie renforce encore cette impression. Le rouge est réservé presque exclusivement à la "créature" alors que sa créatrice est toujours en bleu, comme si la chaleur de l’un s’opposait au regard froid de l’autre. Les aplats de blanc et de bleu foncé créent de violents contrastes, accentuant les ambiances et rappelant les émotions des personnages. Toutes choses qui sont encore soulignées, certes avec discrétion et donc subtilité, par la composition des planches, le minimalisme des visages et la familière étrangeté des décors.
Tes Yeux ont vu confirme par conséquent le talent de Jérôme Dubois. Celui-ci, en se réappropriant une ligne narrative aujourd’hui classique, parvient en effet à en prolonger la réflexion tout en approfondissant son propre univers graphique : c’est la marque d’une œuvre importante dans la bibliographie d’un auteur.
Voir en ligne : Le site de l’auteur
(par Frédéric HOJLO)
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Tes Yeux ont vu - Par Jérôme Dubois - Cornélius - Collection Pierre - 168 pages en trichromie - 17 x 24 cm - couverture souple avec rabats - parution le 21 septembre 2017 - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.
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