Nous l’avions placé dans notre top personnel des meilleurs comics de 2017, un peu au dernier moment, car ce fut une lecture bien tardive dans l’année. Le titre se retrouve cette année, à Angoulême, dans la sélection du prix polar SNCF.
Il faut dire que le titre épouse a priori les codes du polar hard boiled : détective privé missionné par une femme fatale, meurtre sordide, poursuites effrénées, et petite enquête débouchant sur une vaste conspiration. Mais le tout prend place dans un univers non pas noir et passéiste, mais coloré et futuriste.
L’action de The Private Eye, se situe dans un avenir pas si lointain, au sein d’une société dystopique où Internet et nos réseaux de communication ont totalement disparu. Déluge d’un genre nouveau, un jour le cloud éclata à l’échelle mondiale et chacun vit tous les détails de sa vie personnelle, et donc intime, littéralement pleuvoir sur le monde, accessible à n’importe qui pendant quarante jours.
À la suite de quoi de nouvelles lois furent instaurées pour protéger la vie privée des citoyens. La technologie servit à élaborer des masques d’un genre nouveau préservant à tout instant l’identité de chaque individu, l’usage de pseudonymes devint la norme dans tout rapport social, la presse et les médias en général - le quatrième pouvoir donc - remplacèrent la police tandis qu’archives et bibliothèques devinrent de véritables sanctuaires.
Ainsi, The Private Eye interpelle le lecteur à trois égards : par le projet éditorial qui l’a vu naître, par la manière qu’il a de revisiter les codes du polar et par son traitement de thème de l’information.
La fin de l’ouvrage permet au lecteur français, passé à côté du lancement du projet, d’en mesurer le caractère atypique dans le paysage éditorial américain. Brian K. Vaughan et Marcos Martin se lancèrent dans la réalisation de ce comics sans chercher l’appui d’un éditeur pour la commercialiser et la diffuser.
Les dix chapitres de cette mini-série furent ainsi directement mis en ligne, gratuitement, sur une plateforme initiée par les auteurs : Panel Syndicate. Outre la nouvelle série des auteurs, Barrier, ou même un chapitre spécial de The Walking Dead, toujours des mêmes, on trouve des propositions d’autres auteurs, comme Universe de Albert Monteys, récompensée par un Eisner Award en 2017, Blackhand Ironhead par David López ou encore Umami de Ken Niimura.
Selon quel modèle éditorial et économique ? C’est là que le projet s’avère on ne peut plus ambitieux et novateur : en responsabilisant le lecteur et en lui proposant de verser ce qu’il souhaite pour les chapitres qu’il "consomme". Et manifestement, l’idée est bonne car le succès fut au rendez-vous. D’autant qu’une édition papier vient couronner le projet à l’issue du dernier numéro, mais dans un format lui aussi original pour le marché actuel : un format à l’italienne, dans la tradition des "strips", comme la collection dans laquelle Urban Comics l’édite d’ailleurs.
Deuxième aspect qui frappe en découvrant The Private Eye : sa manière de revisiter les codes du polar. Car si on trouve le titre dans la sélection du prix SNCF, c’est qu’il s’inscrit clairement dans cette veine, tout en les renouvelant de façon appuyée. Loin d’une imagerie sombre et poisseuse, le graphisme net, clair et aéré de Marcos Martin, couplé aux couleurs vives et rutilantes de Munsta Vicente, vient bousculer les standards graphiques connus. C’est vif, c’est neuf, peut-être trop diront certains, mais le contraste créé entre le propos, qui demeure grave et percurtant, et le dessin chatoyant donne indéniablement un coup de jeune au genre emprunté.
Troisième et dernier élément remarquable du projet : son traitement du thème de l’information, central dans l’univers dépeint et dans l’intrigue déployée. Tout d’abord à travers la Presse, devenue forces de l’ordre, le principal fléau contre lequel elle lutte étant les paparazzi, délinquants numéro 1 dans ce monde nouveau dépouillé d’Internet et veillant jalousement sur la vie privée de chacun.
Ensuite par le biais d’un questionnement de notre monde actuel à travers la dystopie mise en place : que faisons-nous aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux, de notre vie privée ? Les masques arborés, les "nymes", ou fausses identités que chacun a le droit de se construire pour cloisonner les différents pans de sa vie, les bracelets portés par les mineurs, qui les assignent à leur identité "réelle" : tout cela construit un modèle fertile interrogeant notre propre rapport à l’intimité.
Mais cette interrogation, Brian K. Vaughan se garde bien d’y répondre et nous laisse réfléchir à nos pratiques. D’autant que les personnages construits, héros comme antagonistes, se révèlent suffisamment ambivalents et complexes pour éviter l’écueil d’un discours formaté autour des enjeux qu’ils investissent. C’est toute l’intelligence du scénariste qui se manifeste là.
On regrettera toutefois la frustration éprouvée à l’issue de la lecture. Si l’intrigue policière est correctement bouclée, il manque cependant un petit quelque chose pour l’accomplir totalement. Le volume refermé, on reste un peu sur sa faim, impression renforcée par le sentiment que cet univers si riche se voit abandonné trop tôt. On aurait aimé creuser davantage ce monde et ces personnages que l’on a en fait à peine découverts et effleurés, que l’on a quittés sitôt rencontrés. Frustrant.
(par Aurélien Pigeat)
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