Si l’on suit bien l’explication de Thierry Smolderen qui vient de publier un ouvrage théorique sur les premiers grands auteurs de bandes dessinées, Naissances de la bande dessinée (Les Impressions nouvelles), celle-ci serait un « golem », une créature qui aurait échappé aux intentions même de ses créateurs.
Dans son parcours, que l’on retrouve peu ou prou sur les cimaises de la maison Autrique, il s’attarde d’abord sur le dessinateur anglais William Hogarth (1697-1764) chez qui il pense déceler « la première forme du roman en estampes » (l’expression vient de Töpffer commentant le travail du maître anglais qu’il considérait comme un précurseur de ses albums). Il y a effectivement chez Hogarth une réflexion sur le grotesque qu’il théorise comme Smolderen nous l’explique dans notre vidéo ci-dessous..
Mais l’apport d’Hogarth est surtout celui de son siècle qui tente, dans la droite ligne des Lumières, de régénérer les masses par l’image. Déjà John Locke en 1693 postulait que « Les enfants entendent parler des objets visibles, vainement et sans aucune satisfaction, car ils n’en ont aucune idée. Ces idées ne peuvent venir des sons, mais des choses elles-mêmes ou de leur image. Aussi je pense que, dès qu’ils commencent à lire, on devrait leur proposer toutes les images possibles d’animaux, avec leurs noms imprimés au-dessous, ce qui les invitera à lire et leur apportera information et savoir ». L’image devient donc un outil de diffusion du savoir, en particulier pour une population peu éduquée.
La mécanisation des procédés d’impression va concrétiser cette véritable révolution car la vulgarisation de l’image, jusque là réservée aux puissants (la noblesse, l’église et la bourgeoisie), permet sa « trivialisation », valorisant sa valeur subversive. Ce n’est pas un hasard si les premières caricatures largement diffusées l’ont été lors des révolutions américaine et française. Rien d’étonnant non plus à ce que Hogarth réfléchisse, sur le plan graphique, à l’effet du comique : sa série Harlot’s progress (1732) qui raconte, avant Balzac, les splendeurs et les misères d’une courtisane, propose, par sa forme même et par son sujet (l’histoire d’une prostituée), une suite d’estampes qui tranche sur l’usage traditionnel de l’art, même si, depuis le dix-septième siècle la peinture de genre était plébiscitée par la bourgeoisie.
Le véritable apport de l’auteur échappe à ses intentions anti-académiques : C’est la narration, facilitée par le registre grotesque, qui prend ici son envol. Une narration tenue par une suite d’anecdotes humoristiques –on dirait aujourd’hui : « des gags »- et dont les qualités formelles sont immédiatement étonnantes. Derrière Hogarth, une longue série d’illustrateurs retiendront la leçon : Thomas Rowlandson, George Cruikshank, Jean-Jacques Granville, Gustave Doré…
Mais surtout le Suisse Rodolphe Töpffer (1799-1846) qui apporte très tôt une réflexion théorique sur le travail de ces « hommes de lettre qui s’amusent à barbouiller des croquis » et dont les travaux, qui séduisent jusqu’à Goethe et Pierre Loti, sont d’une étonnante modernité. Presque malgré lui, Töpffer invente un genre qui lui échappe aussitôt. « Va, petit livre » écrivait-il en incipit de ses ouvrages. Et ils ont été loin : Il est traduit en Hollande, en Scandinavie, en Allemagne, jusqu’aux Amériques !
Smolderen continue à cheminer à travers le siècle, salue le Français Cham et son Voyage de Monsieur Boniface (1844), cette vieille ganache indigne de Caran d’Ache et son Chéquier antisémite (1892), l’Allemand Wilhelm Busch.
Révolutions technologiques
Thierry Smolderen qui ne s’intéresse dans sa démonstration qu’au contenu de la BD et non pas à son contexte, oublie le vrai tournant du siècle qui est sans aucun doute la création de la presse populaire « grand public » par Émile de Girardin (1806-1881). Avec son quotidien La Presse (1836), il inventa le modèle de la feuille à bas prix financée par la publicité et surtout le roman-feuilleton qui influença si profondément la bande dessinée, par son système de prépublication reprise ensuite en recueils, et par ses récits où les héros vont de rebondissement en rebondissement avec, au final, un suspense qui alpague le lecteur vers l’épisode suivant.
Il est clair que la mécanisation de la presse –induite par les grands tirages- et la rationalisation de la diffusion favorisée par l’invention du chemin de fer, ont été les vecteurs qui ont permis l’éclosion en Amérique d’une bande dessinée d’un genre nouveau, à tout dire révolutionnaire, qui accompagne les inventions du temps : le phonographe et le cinéma. Smolderen fait une brillante démonstration en mettant en parallèle l’usage du ballon dans son acception moderne et le son du phonographe par Richard Felton Outcault, ancien employé d’Edison, dans The Yellow Kid (1894).
Il montre aussi comment L’arroseur arrosé, le premier film de fiction des frères Lumière (1895), prend sa source non pas dans une bande dessinée de Vogel (1887) ou de Christophe (1889), comme on le pensait jusqu’ici, mais dans une page de Hans Schliessman dans Fliegende Blätter (1886).
Le cheminement aboutit à Winsor McCay (1867-1934), à la fois un génial créateur de la bande dessinée moderne (Little Nemo, Sammy éternue…), mais aussi l’un des inventeurs du dessin d’animation. Un talent inégalé dont on peut admirer un original et quelques films, parmi bien d’autres documents passionnants, à la Maison Autrique.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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