Tendre Banlieue, c’est une série sur la banlieue ?
Non, justement. C’est toute l’ambigüité de ce titre, c’est d’abord une série qui parle d’adolescents.
Pourquoi s’appelle-t-elle ainsi alors ?
Parce que je vis en banlieue. J’aurais vécu dans un village, les histoires auraient été presque similaires. Le souhait d’Okapi était de raconter des histoires-miroir pour les adolescents. C’était un moment pour moi –nous sommes en 1982- où j’avais une étiquette un peu trop marquée « adulte » : Je faisais Jaunes, une série avec Jan Bucquoy (éditions Glénat) et Soledad (Casterman), une série pour (A Suivre) où je parlais de mes origines espagnoles et de la Guerre Civile en Espagne. C’était presque la même démarche que pour Tendre banlieue. J’étais exaspéré par l’image que l’on avait de l’Espagne : Castagnettes et corrida ! C’est probablement la série où je me raconte le plus. Ce sont les souvenirs de mes parents et de mes grands-parents. Je rends hommage à mon grand-père qui s’appelle Tiburcio, comme moi [1]. C’est en lisant une histoire d’ados dans (A Suivre) qui racontait la fermeture d’une école, La Rébellion, voyant que je savais dessiner des gamins que Xavier Séguin d’Okapi m’a commandé une première histoire en octobre 1982.
On me propose d’abord un scénario à illustrer qui ne me convient pas du tout. Comme j’habitais la banlieue -le 92- j’ai fait une histoire avec des jeunes en mobylette. Plutôt que de montrer le cliché du noir et du blanc, j’ai voulu montrer une différence qui ne se voit pas. J’ai donc montré une fille qui était sourde. À mon grand étonnement, alors que la série n’avait pas d’albums, contrairement à Jaunes et à Soledad, je reçois des centaines de lettres –Internet n’existait pas encore à cette époque. Des lettres vraiment enthousiastes qui me surprenaient, je n’en revenais pas : par exemple, des gamins me parlaient du divorce de leurs parents. Elles avaient une force incroyable… Cela nous a poussé à faire un deuxième album, puis un troisième…
Avec, à chaque fois, un sujet de société…
Voilà. L’idée était de ne pas se laisser piéger par un héros récurrent. Chaque album est un One shot. Nous sommes restés fidèles à ce concept depuis le début. Si, une fois je fais revenir un personnage comme Virginie qui est un peu ma mascotte : j’ai visité grâce à elle des centres de jeunes sourds, elle m’a ouvert des portes et des univers que je n’aurais même jamais soupçonnés, c’est quinze ans après et elle est devenue une adulte. J’ai tenu compte du temps qui était passé. Comme il n’y avait pas de héros, il a fallu choisir un titre pour fédérer la série. J’ai choisi « banlieue » parce que cela se passait en banlieue et le mot « tendre » pour aller à contre-pied de l’image de la banlieue qui était déjà formatée par les médias et parce que l’on parle de l’adolescence comme de l’ « âge tendre ».
Quels sont les grands thèmes qui ont fait la réputation de la série ?
J’ai parlé du divorce, des rapports scolaires avec les professeurs, de la difficulté d’exprimer son amour –un sujet très délicat, sur le fil du rasoir, car on peut tomber rapidement dans de l’eau de rose, de la passion –comme j’aimais le cinéma, j’ai choisi celle-là. Les décors ont commencé à prendre de plus en plus d’importance. Le tournage a lieu à la Butte Rouge de Chatenay-Malabry où j’habitais à ce moment-là. Cette banlieue, je ne l’ai pas inventée. C’est une référence architecturale, la première cité-jardin qui a été créée construite entre 1931 et 1940 où se situe la première tour HLM. C’était une cité qui respectait l’urbanisme. On m’a beaucoup reproché de représenter une banlieue qui n’existait pas, avec beaucoup de verdure. Elle est pourtant comme cela. On peut choisir, les médias savent très bien le faire, des cités avec des voitures qui brûlent. Je ne les ignore pas mais elles ne m’intéressent pas, la télévision s’en charge assez.
Les sujets sont venus très naturellement : Le Cadeau parle des rapports entre les vieux et les jeunes, La Signature de l’adoption, Madrid de la toxicomanie, Les Yeux de Leila d’illettrisme, Le Prof du SIDA, Regarde-moi parle du langage des signes que l’on ne peut pas comprendre si l’on ne regarde pas son interlocuteur, Le Père de Julien est au chômage, Appel au calme parle de la violence, Le Pari est celui de deux jeunes filles qui jouent sur la stupidité des sentiments et qui parient de faire craquer un garçon qui, de son côté, ne s’intéresse pas aux filles, Secret de famille est un hommage aux collectionneurs de bande dessinée où un garçon va faire souffrir son père en lui perdant son album de Tintin au Pays des Soviets, L’intrus parle de l’anorexie… Le dernier album paru, Les Carnets de Laura traite de l’alcoolisme chez les adolescents… C’est le plus grand fléau qui frappe l’adolescence aujourd’hui. Je dois traiter d’un sujet pour un magazine qui s’adresse aux 10-16 ans. Je peux donc par exemple parler de l’homosexualité mais sans jamais mettre une scène qui puisse choquer. Dans Les 400 coups, Truffaut raconte l’histoire de deux gamins de 10 ans qui font une fugue. Il a eu un prix à Cannes. Si je raconte la même chose, je me fais aligner.
C’est un succès ?
Une enquête a montré qu’Okapi avait 750.000 Lecteurs. Mes albums sont parmi les plus empruntés dans les centres de documentation des bibliothèques scolaires.
Il y a des sujets tabous, comme la pédophilie chez les prêtres, par exemple ?
Ce serait une provocation évidente dans Okapi ! Mais c’est un sujet qui ne m’intéresse pas. Dessiner un prêtre pédophile me mettrait mal à l’aise et je ne me vois pas faire cela pendant 40 pages. Si je le faisais, ce serait en demi-teinte, par exemple en montrant un gamin qui ne veut pas rencontrer un adulte car il le regarde d’une manière étrange. Ce serait suffisant.
En même temps, c’est le reproche que l’on pourrait faire à cette série : elle dégouline de bons sentiments…
Si on le lit dans cet angle-là, oui. Mais en aucun cas, je ne fais la morale. Mais je vais pas dire aux gamins que se shooter est formidable. Il y a des valeurs auxquelles je crois et ce n’est pas faire de la morale que de véhiculer ces idées. Quand je parle de l’alcoolisme dans Les Carnets de Laura, je défie quiconque de me trouver une image où je dis que ce n’est pas bien de faire cela. Je montre un gamin qui croit que c’est drôle de s’amuser à boire et les conséquences que cela a sur sa vie et sur son entourage.
En 20 albums, le dessin a beaucoup évolué ?
Je suis passé à la couleur directe alors que je pratiquais au début une sorte de Ligne Claire avec une mise en couleurs sur des bleus de coloriage [2] . Mais j’ai du abandonner ce procédé à cause des évolutions techniques. J’ai tenté le coloriage par l’ordinateur mais je n’étais pas satisfait. Le dernier est une couleur directe complète.
Le dessin est comme le récit : il ne sacrifie jamais au spectaculaire…
Je ne fais pas du Batman mais plutôt du Ken Loach ! Mon dessin est au service d’une histoire qui se doit d’être lue de façon très linéaire. Mes histoires passent dans Okapi au rythme de quatre planches par numéro et ma mission est qu’il se passe quelque chose dans ces quatre planches tout en restant accessible. Quand je rends visite à une école et que je rencontre 12 classes qui ont demandé à me voir et que je vois 500 gamins avec les yeux pétillent, je pense que j’ai rempli mon contrat. Ce sont d’ailleurs mes lecteurs qui m’ont demandé à ce que je tienne un blog, Les BD de Tito.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Tito vient de « Tiburcito », « le petit Tito ». NDLR.
[2] Système de mise en couleurs séparée du trait noir. Les albums d’Hergé ou de Jacobs ont été faits avec ce procédé. NDLR.
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