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Toi qui blêmis aux couleurs de Tintin…

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 19 octobre 2016                      Lien  
Avec un sens aigu de la publicité, Casterman vient de découvrir la nouvelle couverture de « Tintin au Pays des Soviets » destinée à l’édition couleur du premier album du reporter à la houppe. Entre célébration cultuelle et trahisons consenties, l’univers de Tintin prend une direction très calculée. Mais il n’est pas le seul…
Toi qui blêmis aux couleurs de Tintin…
La couverture originale, actuellement exposée au Grand Palais
© Casterman / Moulinsart

Qu’en dire sinon que nous avions une belle couverture avec son cachet authentique, une vieille dame digne qui ne cachait pas son âge, avec ses atours Art Déco, son élégant teint pâle rehaussé de tons délicats. Un beau contraste de noir et blanc avec les tours du Kremlin fichées sur l’horizon comme un gâteau en pièce montée et, devant, un fier garçon blond accompagné de son chien posant dans son costume de soviet bleu, aux bottes rouges comme, en rappel, l’ouverture de son col ? Un beau rouge vermillon bien profond complémentaire au bleu nuit de la veste de toile que la lumière irise de teintes plus claires.

En dessous, nous avions des mots énigmatiques : « Petit Vingtième » , « Bischoffsheim »… Le premier évoquait le supplément du quotidien belge Le XXe Siècle, dirigé par un abbé aux sympathies fascistes, lequel quotidien hébergeait dans son supplément pour la jeunesse le héros à la houppette ; le second, qui prêtait son nom à un boulevard, était le patronyme du banquier et philanthrope juif allemand co-fondateur de la Banque Nationale de Belgique et des Chemins de fer belges qui reçut la grande naturalisation pour services rendus à la nation…

Projet de couverture de 1930
© Moulinsart
L’album en couleurs qui paraîtra en janvier 2017.
© Moulinsart / Casterman

Une histoire effacée

L’album est un brûlot antisoviétique inspiré par le rapport à charge d’un consul belge de Rostov sur le Don qui témoignait que les Soviets poussaient le vice jusqu’à créer des écoles primaires mixtes ! Jésus-Marie-Joseph, tout ça avait de la gueule !

Et puis de l’autre, un Tintin fonçant à toute vitesse vers le lecteur poursuivi par un avion ennemi. La Russie, la grande et éternelle Russie évoquée dans l’édition originale passe à la trappe. Finie l’allusion politique, nous sommes dans un simple récit d’aventure.

La belle gouache originale est remplacée par un trait peinturluré par Photoshop. L’élégante maquette originale fait place au standard des séries. Le sulfureux, le longtemps refoulé album anticommuniste d’Hergé n’est plus qu’une histoire comme les autres où les adversaires se font abattre comme des animaux sauvages. Nous avons quitté la grande histoire pour les péripéties d’un journaliste, un vrai, qui envoie ses papiers au journal et à qui tout réussit. Un héros sans aspérité ni reproches.

Alors bien sûr, les cléricaux de la tintinophilie qui font de plus en plus parler les morts pour mieux complaire au châtelain de Moulinsart, vous parleront du « corps glorieux de Tintin », comme au Concile d’Angoulême. Ils souligneront que, de toute façon, l’édition en fac-simile reste toujours disponible en librairie. Les plus savants d’entre eux expliqueront que les Soviets avaient déjà été mis en couleurs, en bichromie plus exactement, et que, ma foi, ce n’était pas si moche. Tout cela est vrai…

Les Soviets avaient déjà été mis en couleurs...
© Moulinsart

De l’élasticité des concepts

En réalité, cette histoire resterait anecdotique si elle n’était exemplaire. Souvenez-vous, nous avons déjà vécu une aventure à peu près semblable au début des années 1980. À l’époque, Dupuis avait retiré Spirou à Jean-Claude Fournier. Le nouveau « directeur du concept » de Dupuis, José Dutilleu, nourrissait le projet de confier le personnage à un studio italien pour produire ses aventures en coulée continue. Mais l’ombre de Franquin et de Jijé était encore pesante et la mondialisation n’était pas encore à l’ordre du jour.

La tentative signée Broca & Cauvin avait tourné court, entraînant la désapprobation de la vieille garde qui avait encore l’oreille de Charles Dupuis. Heureusement, Tome & Janry, aussi respectueux que Chaland qui n’a jamais pensé sérieusement reprendre la série, ont été capables de mener Spirou jusqu’au XXIe siècle : ils renouvèlent et l’univers, et la clientèle. L’attelage tint vingt ans…

Mais les nouveaux propriétaires de Spirou nourrissaient entretemps une stratégie bien plus ambitieuse : celle de décliner le personnage sous tous les supports et pour tous les âges. « Une stratégie à 360° » dont le dessin animé serait le fer de lance. Comme les Américains, comme les Japonais…

Pour cela, il était nécessaire de distendre le lien exclusif de l’univers avec un seul auteur. L’éditeur de Marcinelle se souvient que Franquin s’était gardé un personnage secondaire, le Marsupilami, pour le publier chez un éditeur concurrent...

Le nouveau tandem Morvan/Munuera intégra les codes des mangas et du dessin animé et un véritable mangaka, Hiroyuki Ooshima, s’essaya à animer le Groom. Dans les quinze années qui suivirent, près de vingt dessinateurs différents furent autorisés à dessiner Spirou & Fantasio et même, à la faveur d’un rachat opportun, le Marsupilami.

Entretemps aussi, « le corps glorieux d’Astérix » avait fait une réincarnation avec d’autres auteurs, Bécassine, Blake & Mortimer, Boule & Bill, Achille Talon, Thorgal et bien d’autres étaient devenus des « marques propriétaires » dont les parutions rythment la librairie.

Cette façon de « violenter » les classiques avec un subtil double langage : d’une part en leur ménageant une célébration pharaonique permanente (mausolée, pardon, Musée Hergé, exposition au Grand Palais, une pléiade d’ouvrages de référence et de prestigieux hors série en kiosque…)…, de l’autre des corruptions successives plus ou moins réussies (avouons que Spielberg et Jackson s’en sont plutôt bien tirés), mais des corruptions quand même, qui permettent au final de faire n’importe quoi avec le personnage.

Toi qui blêmis aux couleurs des Soviets, sois assuré d’une chose : le nouveau Tintin peut arriver, cela ne scandalisera plus personne…

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782203136809

Hergé et Tintin
 
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19 Messages :
  • Si on voulait vraiment comparer Tintin à Spirou, il faudrait que Spirou ne soit l’œuvre que d’un seul : Rob-Vel.
    Vous savez mieux que moi que Jijé est le créateur de Fantasio, Franquin est le créateur du Marsupilami et de tout un galerie de fameux personnages secondaires y compris Gaston. Spirou est une œuvre collective et son propriétaire depuis sa création est Dupuis. Alors que Tintin est l’œuvre d’un seul : Hergé.
    Mais je trouve aussi que Spirou part en vrille et qu’il ne lui restera bientôt plus que son nom, même plus son calot. Ce n’est pas une bonne idée cette collection "Spirou vu par…" mais continuer la série mère, c’est encore pire. Tout le monde peut faire des erreurs mais il y a des erreurs qui rapportent beaucoup plus d’argent que des réussites artistiques.

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    • Répondu par patydoc le 20 octobre 2016 à  15:00 :

      La série "Spirou vu par ... " est au contraire une bonne idée, et permet d’élargir le spectre des Spirou, sans abimer l ’image des "pères" ! Mais 100% d’accord avec vous concernant la série mère, qui est une catastrophe du point de vue de l’écriture scénaristique.

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      • Répondu le 25 octobre 2016 à  10:33 :

        La série "Spirou vu par…" atomise le personnage. Vous allez vous retrouver avec tellement de versions possibles du personnage et de l’univers qu’ils n’auront plus de consistance du tout. En cela, c’est une fausse bonne idée. Par exemple, quel rapport entre le Spirou de Franquin, d’Émile Bravo, de Benoît Féroumont et de Frank Pé et Zidrou ? À part des références à un univers visuel et une multitudes de personnages et de lieux, psychologiquement, Spirou et Fantasio sont devenus incohérents. Un personnage, ce n’est pas seulement un costume qu’on enfile.

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  • Toi qui blêmis aux couleurs de Tintin…
    19 octobre 2016 08:30, par Jerome

    Peut-être même ce nouveau Tintin est-il déjà prêt ?
    Stanislas avait travaillé à un nouveau "Jo, Zette et Jocko", à Hollywood, dont il a dévoilé des images et la couverture sur son compte Facebook. Un projet qui avait été soigneusement tenu secret.
    En parallèle, dans une interview à un blog spécialisé dans la Ligne claire, Devig explique que Casterman ne donne plus la priorité à la Ligne claire contemporaine.
    J’ai cru un moment que "Scott Leblanc" était une façon de tester ce dessinateur pour une reprise de Tintin. Qui reprendra le flambeau ? Mystère... et pour quelle histoire ?

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  • Toi qui blêmis aux couleurs de Tintin…
    19 octobre 2016 15:37, par Eleve Chaprot

    Point de vue intéressant.
    Le seul modeste avantage de ces reprises est d’essayer de faire survivre (coûte que coûte) de vieilles séries. Mais le lectorat originel n’a pas ces artifices pour "durer"...

    "On a beau dire, plus ça ira, et moins on rencontrera de gens ayant connu Napoléon." (A.Allais)

    (Ajoutons Gai-Luron parmi ces zombis).

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    • Répondu par Richard (Teljem) le 19 octobre 2016 à  19:29 :

      Le problème des reprises multiples c’est qu’elles bouchent le paysage pour la création contemporaine. Des auteurs me montrent leurs projets refusés par les éditeurs qui sont infiniment plus intéressants que ce qu’on voit paraitre. Les éditeurs n’investissent plus sur l’avenir, ils cherchent juste à faire fructifier un passé Ô combien révolu. On voudrait que la bande dessinée meurt qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

      Aujourd’hui, jamais Hergé, Franquin, Peyo, Uderzo, Morris ne pourraient débuter leurs carrières, alors imaginons les Hergé, Franquin, Peyo, Uderzo, Morris contemporains dont nous ne connaitrons jamais les oeuvres. Quel gâchis !

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      • Répondu par patydoc le 20 octobre 2016 à  15:03 :

        On a changé d’époque ! Le niveau des dessinateurs est bien supérieur aujourd’hui, ne l’avez-vous pas remarqué ? (en revanche, les scénarios sont souvent pauvres- pour ne pas dire plus ).

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      • Répondu le 20 octobre 2016 à  15:52 :

        C’est absurde ! Comment peut-on imaginer le talent de gens qui n’existeront jamais ?

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        • Répondu par patydoc le 22 octobre 2016 à  10:43 :

          Il n y a presque plus de prépublications, donc c ’est difficile d’éditer de suite un dessinateur maladroit ; de plus certains excellents dessinateurs déjà avancés en âge ne trouvent pas d’éditeur... Bref, ça sature ... Et la pauvreté des scénarios (genre Tesla ... ) n’aide pas ...

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          • Répondu le 23 octobre 2016 à  02:18 :

            « de plus certains excellents dessinateurs déjà avancés en âge ne trouvent pas d’éditeur... »
            Je confirme, j’en connais, les éditeurs ne voient plus que par collections (les 7, infinity8, ils ont fait l’histoire, Donjon, j’ai tué..., la bédéthèque des savoirs, sociorama, les "spirou, lucky Luke, Chlorophile etc vue par...", les spin-off multiples, les reprises à foison, les biographies, les adaptations littéraires...), un sujet original par un auteur n’a plus aucune chance de voir le jour, et il ne faut pas compter sur le crowdfunding pour ça (seul le plus mainstream et insipide tire son épingle du jeu). Quand on voit d’excellents auteurs complets condamnés à n’être que des illustrateurs sur d’improbables scénarios pondus par les 4 même scénaristes qui ont à leur actif une cinquantaine d’albums par an, on n’a plus que nos yeux pour pleurer, car les livres qu’ils auraient pu écrire et dessiner pendant ce temps ne verront jamais le jour, au profit de produits éditoriaux sans intérêt.

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            • Répondu le 25 octobre 2016 à  10:35 :

              Dans les librairies, il n’y a jamais eu autant de choix et de propositions des auteurs et éditeurs dans tous les sens. Vous ne voyez que le verre a moitié vide, vous ?

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              • Répondu le 25 octobre 2016 à  18:35 :

                Il n’y a jamais eu autant de mauvais livres, fait par des non-auteurs, des blogueurs, des amateurs, publiés par de faux éditeurs, ça fait effet de masse et ça pue la misère.

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                • Répondu le 26 octobre 2016 à  07:26 :

                  Plus il y a de parutions, plus il y a de bons et mauvais livres. La proportion de bons livres est toujours moins importante que celle des mauvais. Sur 5000 sorties, vous ne pouvez pas non plus espérer 5000 chefs-d’œuvre.
                  Et qu’est-ce qu’un non-auteur et un faux éditeur ?
                  Autrement dire, à partir de quels critères peut-on dire qu’un auteur est un auteur et qu’un éditeur est un éditeur ?
                  Quand Casterman publie une version colorisée de Tintin chez les Soviets avec une couverture pétée et que c’est le premier ouvrage pas très habile d’un jeune auteur prometteur mais à l’époque, difficile de le deviner, peut-on dire ouvrage d’un faux-auteur publié par un non-éditeur ?

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  • Cette couv est un torchon, pourtant on ne mélange pas les torchons et les Soviets !

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  • Toi qui blêmis aux couleurs de Tintin…
    19 octobre 2016 18:08, par Florian07

    Excellent article dont je suis malheureusement d’accord sur tous les points.

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  • Avec cet avion russe sur la couverture, le ne peux pas m’empêcher de faire une analogie avec les bombardements russes actuels en Syrie.

    Cette couverture est quand même très mal composée, ce qui n’est vraiment pas faire honneur à l’immense talent de graphiste de Hergé.

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  • Toi qui blêmis aux couleurs de Tintin…
    19 octobre 2016 23:39, par Raymond

    Les couleurs de cette "couverture" ne laissent rien augurer de bon pour la colorisation de l’album, et c’est faire insulte à l’immense talent d’Hergé pour créer des couvertures magistrales, iconiques, intemporelles, à la composition parfaite, aux partis pris forts que de proposer cette chose moche, sans intérêt et très mal foutue. On ne fait pas là une énième intégrale d’une série quelconque, avec une couv vite expédiée par un graphiste de troisième zone, il s’agit d’un album de Tintin, il doit s’inscrire dans la continuité du talent du maitre de Bruxelles, qu’on demande à quelqu’un de talent, qui aime Hergé et qui a fait ses preuves dans la maquette de couv de livres.

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    • Répondu par Liaan L. le 20 octobre 2016 à  09:35 :

      Si l’on regarde vite fait la couverture (en vignette comme dans cet article), on pourrait rapidement croire qu’il s’agit d’un album de Spirou chez Dupuis ! On retrouve le titre en caractères rouges dans un cartouche blanc sur un fond gris...
      Bravo la confusion.

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      • Répondu par Sébastien le 21 octobre 2016 à  08:44 :

        Couverture hideuse, mais le hasard des parutions fait que c’est un retour aux sources, puisqu’on sait que Hergé avait ’involontairement" pompé Bécassine pour dessiner Tintin. Hors, regardez la couverture de l’édition normale du nouveau Bécassine scénarisé par Corbeyran. C’est ressemblant non ? (sauf que la couv de Bécassine est jolie)...

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