« Nous présidions aux destinées de cette série depuis le début des années quatre-vingt, raconte Philippe Tome. Il était donc parfaitement envisageable de passer le relais à une autre équipe. Et ce, alors que la série parallèle que nous avions créée, « Le Petit Spirou », bénéficiait d’un accueil de plus en plus important. Enfin, la publication de notre dernier album de Spirou & Fantasio, « Machine Qui Rêve », pourtant encouragée et voulue par Philippe Vandooren, le précédent directeur éditorial aujourd’hui disparu, a entraîné un malaise entre nous et la direction générale. Alors que depuis toujours on nous avait laissé toute liberté, nous sentions cette dernière dérangée par cette nouvelle mouture susceptible de déplaire aux aficionados de la ligne classique ». [1]
Après avoir réalisé treize albums dans la lignée des précédents auteurs de la série (Franquin, Fournier, Nic & Cauvin), Tome & Janry décidèrent de faire évoluer plus radicalement l’univers du groom de l’Hôtel Moustic. Pour échapper à la routine, ils opérèrent un virage radical réalisant une histoire plus noire, où la psychologie des personnages avait une plus grande importance. Janry en profita également pour changer de style graphique, et s’orienter vers un style semi-réaliste plus sombre. Machine Qui Rêve reçut un accueil mitigé ;certains même crièrent au scandale, s’estimant trahis par cette évolution si abrupte. D’autres, en revanche, apprécièrent cette histoire dont le parallèle avec la série Soda saute aux yeux et sur lequel le cinéma hollywoodien imprime sa marque, même si, ainsi que le faisait remarquer Hugues Dayez le script fait très nettement penser au film A l’aube du Sixième Jour, pourtant bien postérieur.
« Nous préférions ancrer Spirou & Fantasio dans une dynamique plus moderne, explique Tome. Nous estimions que cette évolution était naturelle. Une partie des responsables de chez Dupuis, attachée aux traditions, s’est inquiétée. Nous avons demandé à l’éditeur d’envisager une campagne de communication pour accompagner cette évolution. Mais finalement, il n’a pas été réalisé d’effort particulier pour promouvoir « Machine Qui Rêve ». Il y eut une baisse des ventes de cette nouveauté équivalente à environ 10%. L’ancienne direction de Dupuis souhaita donc que nous réalisions, dans la foulée, un autre album avec ces personnages. C’était une manière de renvoyer le problème chez les auteurs à qui il était surtout demandé de fournir une production régulière ! Nous nous sommes consacrés aussitôt au Petit Spirou, et petit à petit, notre envie de publier une nouvelle aventure dans l’autre série de ces personnages s’est quelque peu... émoussée ! »
On comprend le souci des auteurs de réformer des codes narratifs vieux de plusieurs décennies et qui risquaient de se scléroser face à l’évolution du genre et du public. Mais cette démarche radicale a sans doute effrayé l’éditeur confronté lui, à la nécessité, bien plus conservatrice, de préserver son patrimoine, d’autant qu’il s’agit d’un personnage qui est aussi une marque majeure de Dupuis. Face à une position radicale et à la prise de risque des seuls auteurs, Dupuis a choisi de multiplier les pistes, en espérant que parmi elles, il y en ait une qui soit bonne. Face au risque du changement radical, il a préféré prendre celui de la dispersion.
(par Nicolas Anspach)
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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images (c) Tome, Janry & Dupuis.
[1] NDLR : depuis, suite au rachat de Dupuis par Média-Participations, l’équipe dirigeante de Marcinelle a été profondément remaniée.
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