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Ulli Lust, Marcel Beyer et Joseph Goebbels

Par Manuel Roy le 25 août 2013                      Lien  
Encensée par la critique pour son premier roman graphique paru en 2009, Ulli Lust se risque maintenant à l'adaptation d'un roman de Marcel Beyer, "Flughunde" (Suhrkamp) au sujet grave et inédit.

Flughunde [1], c’est le titre du nouvel opus d’Ulli Lust qui vient de paraître chez Suhrkamp, un prestigieux éditeur allemand de littérature qui s’est lancé depuis peu dans le roman graphique –signe des temps qui témoigne du nouvel engouement du public allemand pour la BD. Il s’agit de l’adaptation d’un roman de Marcel Beyer, un auteur allemand contemporain très prolifique et maintes fois récompensé.

Ulli Lust, Marcel Beyer et Joseph Goebbels
Ulli Lust

Avec son premier roman graphique Trop n’est pas assez (prix Max und Moritz 2010, Prix révélation du festival d’Angoulême 2011), un récit autobiographique d’une extrême lucidité et d’une honnêteté vis-à-vis de soi-même difficile à égaler, Lust avait placé la barre très haut. En tournant les premières pages du nouvel ouvrage, le lecteur est rempli d’expectative et d’appréhension : quelle partie inavouable de la réalité l’auteure lui découvrira-t-elle cette fois ? Aura-t-elle eu le courage de dire encore une fois sans complaisance la vérité du mal dont on s’interdit communément de prendre acte, de bouter hors de notre esprit – pour reprendre une expression de Bukowski – le Mickey Mouse qui aseptise notre représentation de la réalité ?

C’est en tout cas un récit d’une étrangeté assez terrifiante qu’Ulli Lust a choisi d’illustrer. Il nous plonge dans l’univers familial de Joseph Goebbels, le ministre de la propagande du troisième Reich. D’abord à travers le journal (fictif) de la fille aînée de ce dernier, âgée de 11 ou 12 ans au moment des faits. Puis à travers l’histoire d’un personnage (également fictif) nommé Karnau, ingénieur du son et de l’acoustique, accessoirement amateur et collectionneur de bruits. Après avoir attiré l’attention d’un médecin militaire SS intéressé par ses singulières théories sur les rapports entre l’âme et la voix, Karnau devient l’acousticien officiel du Reich et, de ce fait, un intime de la famille Goebbels et notamment d’Helga, à laquelle le spécialiste entretiendra un rapport trouble.

Ulli Lust et Marcel Beyer, Flughunde © Suhrkamp, 2013.

Dans son désir de cartographier l’univers sonore, Karnau sera notamment amené à opérer d’épouvantables expériences vocales sur certains détenus des camps de concentration. Il cèdera également à la tentation de dissimuler ici et là une multitude de micros qui feront de lui l’unique témoin des derniers jours des enfants Goebbels, empoisonnés par leur mère dans le bunker de la Reichskanzlei [2] au moment de la prise de Berlin.

Ulli Lust et Marcel Beyer, Flughunde © Suhrkamp, 2013.
Les Goebbels. Photo de famille.

L’intérêt principal de l’ouvrage réside en ceci qu’il nous permet dans une certaines mesure de visualiser et de comprendre, d’une manière fine et sensible, ce que ce fut que d’être l’enfant d’un haut dirigeant nazi comme Goebbels : sa confusion morale et son monstrueux destin.

Le sujet est troublant et l’ouvrage a beaucoup de mérite. D’abord par son ampleur : il s’agit d’un roman graphique de plus de 350 pages, malheureusement un peu trop chargé au niveau du texte cependant (malgré les efforts visiblement déployés par Lust afin d’aller à l’essentiel du roman de Beyer qui fait tout de même 300 pages). Ensuite par la justesse du ton adopté et l’opportunité du dessin et de la couleur : la question de savoir comment Joseph Goebbels et sa famille doivent ou peuvent être représentés dans une bande dessinée dont le propos n’est pas directement politique ou idéologique est loin d’être simple à résoudre, et Ulli Lust s’en sort admirablement.

Ulli Lust et Marcel Beyer, Flughunde © Suhrkamp, 2013.
Dans la Reichskanzlei.

Voir en ligne : Site de l’auteur

(par Manuel Roy)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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[1c’est-à-dire Renards volants, ou Roussettes, qui est le nom donné à ces chauves souris à tête de chien que l’on trouve surtout en Asie du Sud-Est et dans certaines contrées africaines

[2Le bunker de la chancellerie hitlérienne située à Berlin.

 
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6 Messages :
  • Ulli Lust, Marcel Beyer et Joseph Goebbels
    25 août 2013 20:34, par Serge de ca et la

    ... à paraître en 2014 aux éditions çà et là.

    Répondre à ce message

    • Répondu le 26 août 2013 à  00:11 :

      Bonne nouvelle. Les éditions çà et là poursuivent dans cette ligne d’exigence et de qualité. Quand on essaye de s’imaginer tout le travail qu’il y a derrière : curiosité, passion, contacts et recherche de qualité, c’est un travail qui force le respect.

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  • Ulli Lust, Marcel Beyer et Joseph Goebbels
    25 août 2013 22:08, par Frencho-ID

    Aura-t-elle eu le courage de dire encore une fois sans complaisance la vérité du mal dont on s’interdit communément de prendre acte, de bouter hors de notre esprit – pour reprendre une expression de Bukowski – le Mickey Mouse qui aseptise notre représentation de la réalité ?

    Pourriez-vous être plus explicite, juste un peu ?

    Répondre à ce message

    • Répondu par Tina le 26 août 2013 à  01:01 :

      Ne cherchez pas, c’est le plaisir de faire des phrases. Ca arrive souvent chez ceux qui écrivent.

      Répondre à ce message

      • Répondu par Frencho-ID le 26 août 2013 à  08:44 :

        Je croyais que c’était l’apanage des marins... ;-)

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      • Répondu le 27 août 2013 à  17:18 :

        Affirmation complètement gratuite, qui m’amène plutôt à me questionner sur la nature du plaisir, à mon sens bien honteux, que vous prenez à polluer le site avec ce genre de commentaires. Il est d’ailleurs piquant de constater que vous vous attaquez précisément à cette phrase de ma recension. Elle montre à quel point la sensibilité morale vous fait défaut. Car le sens de cette phrase est parfaitement clair pour ceux qui savent lire, à la simple condition qu’ils veuillent en comprendre le sens. Mais pour les durs d’oreille, je veux bien reformuler ici mon idée. Je dis simplement que le mal existe surtout parce qu’on refuse de le voir, qu’il se nourrit de notre aveuglement volontaire, et qu’on refuse de le voir parce qu’il est plus commode de se faire croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, que nous vivons dans le monde de Mickey. Ulli Lust, à travers son oeuvre, nous aide à rompre avec les illusions que nous entretenons à ce sujet. Elle nous fait voir qu’un mal est à l’oeuvre là où on ne s’y attendait pas forcément. Quel mal ? Lisez ses BD et vous trouverez bien par vous-mêmes...

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