Flughunde [1], c’est le titre du nouvel opus d’Ulli Lust qui vient de paraître chez Suhrkamp, un prestigieux éditeur allemand de littérature qui s’est lancé depuis peu dans le roman graphique –signe des temps qui témoigne du nouvel engouement du public allemand pour la BD. Il s’agit de l’adaptation d’un roman de Marcel Beyer, un auteur allemand contemporain très prolifique et maintes fois récompensé.
Avec son premier roman graphique Trop n’est pas assez (prix Max und Moritz 2010, Prix révélation du festival d’Angoulême 2011), un récit autobiographique d’une extrême lucidité et d’une honnêteté vis-à-vis de soi-même difficile à égaler, Lust avait placé la barre très haut. En tournant les premières pages du nouvel ouvrage, le lecteur est rempli d’expectative et d’appréhension : quelle partie inavouable de la réalité l’auteure lui découvrira-t-elle cette fois ? Aura-t-elle eu le courage de dire encore une fois sans complaisance la vérité du mal dont on s’interdit communément de prendre acte, de bouter hors de notre esprit – pour reprendre une expression de Bukowski – le Mickey Mouse qui aseptise notre représentation de la réalité ?
C’est en tout cas un récit d’une étrangeté assez terrifiante qu’Ulli Lust a choisi d’illustrer. Il nous plonge dans l’univers familial de Joseph Goebbels, le ministre de la propagande du troisième Reich. D’abord à travers le journal (fictif) de la fille aînée de ce dernier, âgée de 11 ou 12 ans au moment des faits. Puis à travers l’histoire d’un personnage (également fictif) nommé Karnau, ingénieur du son et de l’acoustique, accessoirement amateur et collectionneur de bruits. Après avoir attiré l’attention d’un médecin militaire SS intéressé par ses singulières théories sur les rapports entre l’âme et la voix, Karnau devient l’acousticien officiel du Reich et, de ce fait, un intime de la famille Goebbels et notamment d’Helga, à laquelle le spécialiste entretiendra un rapport trouble.
Dans son désir de cartographier l’univers sonore, Karnau sera notamment amené à opérer d’épouvantables expériences vocales sur certains détenus des camps de concentration. Il cèdera également à la tentation de dissimuler ici et là une multitude de micros qui feront de lui l’unique témoin des derniers jours des enfants Goebbels, empoisonnés par leur mère dans le bunker de la Reichskanzlei [2] au moment de la prise de Berlin.
L’intérêt principal de l’ouvrage réside en ceci qu’il nous permet dans une certaines mesure de visualiser et de comprendre, d’une manière fine et sensible, ce que ce fut que d’être l’enfant d’un haut dirigeant nazi comme Goebbels : sa confusion morale et son monstrueux destin.
Le sujet est troublant et l’ouvrage a beaucoup de mérite. D’abord par son ampleur : il s’agit d’un roman graphique de plus de 350 pages, malheureusement un peu trop chargé au niveau du texte cependant (malgré les efforts visiblement déployés par Lust afin d’aller à l’essentiel du roman de Beyer qui fait tout de même 300 pages). Ensuite par la justesse du ton adopté et l’opportunité du dessin et de la couleur : la question de savoir comment Joseph Goebbels et sa famille doivent ou peuvent être représentés dans une bande dessinée dont le propos n’est pas directement politique ou idéologique est loin d’être simple à résoudre, et Ulli Lust s’en sort admirablement.
Voir en ligne : Site de l’auteur
(par Manuel Roy)
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[1] c’est-à-dire Renards volants, ou Roussettes, qui est le nom donné à ces chauves souris à tête de chien que l’on trouve surtout en Asie du Sud-Est et dans certaines contrées africaines
[2] Le bunker de la chancellerie hitlérienne située à Berlin.
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