Hermann Karnau est un acousticien, l’un des meilleurs dans son genre, un artiste de l’enregistrement et de la diffusion des sons. Il a l’idée que la langue allemande est innée, que c’est "quelque chose que l’on a dans le sang depuis la naissance". Il accumule des milliers d’enregistrements pour prouver cette thèse qui trouve bien évidemment un écho favorable auprès du pouvoir nazi.
Ses expérimentations scientifiques sur des prisonniers afin de déterminer la voix aryenne la plus pure l’amènent à rencontrer le ministre de la propagande nazie Joseph Goebbels qui le fait entrer dans son cercle familial, et en particulier auprès de l’aînée de ses enfants, Helga, une adolescente qui prend peu à peu conscience de la réalité terrible d’un père qu’elle idolâtre. Mais l’histoire est en marche. Les Russes sont dans Berlin. Goebbels, bientôt, se suicide ; ses enfants sont empoisonnés par leur propre mère...
Ce récit particulier est l’œuvre du romancier allemand Marcel Beyer : Voix de la nuit était son premier roman (publié en France chez Calmann Levy en 1997). C’est son éditeur allemand, la grande maison Suhrkamp Verlag qui, voulant se lancer dans le roman graphique, demanda à Ulli Lust qui s’était construit une petite réputation grâce à Trop n’est pas assez (Ça & Là, 2010) Prix Artémisia et Révélation à Angoulême en 2011 puis Prix Max und Moritz du meilleur artiste de langue allemande au festival d’Erlangen en 2014, de chercher dans son catalogue un titre à adapter.
"Je savais que je pouvais choisir un titre exigeant, nous raconte Ulli Lust, Suhrkamp n’étant pas réputé de publier de la littérature "facile". J’avais le choix. J’ai lu des dizaines d’ouvrages, y compris des essais, comme ceux de Claude Levy-Strauss. Je suis tombée sur le livre de Marcel Beyer. J’ai immédiatement été fascinée par l’atmosphère générée par son texte : sombre, dramatique, bien loin des relations historiques et documentaires que l’on faisait habituellement de la Seconde Guerre mondiale. J’étais aussi intriguée par l’histoire des enfants de Goebbels. J’avais entendu beaucoup de choses au sujet de Goebbels, de son épouse et de leur suicide dans le bunker d’Hitler, mais jamais je n’avais entendu de choses aussi précises sur leurs enfants, cinq filles et un garçon, qui ont rejoint leurs parents dans leur destin tragique. En lisant ce livre, je me suis dit que Marcel Beyer avait eu le génie de leur donner la parole. Par ailleurs, c’était pour moi un avantage qu’il situe l’intrigue dans des lieux que je connaissais très bien : le Bogensee, Berlin, Dresde... Car j’ai beaucoup travaillé sur les détails des vêtements, des coiffures, des architectures, des voitures, des objets... Quand je publie une telle bande dessinée à thème historique, j’ai besoin de tout savoir sur la période."
Ce n’est pas la première fois qu’elle aborde ce sujet. Déjà, auparavant, elle avait publié dans l’anthologie Stripburger, une BD qui était l’adaptation d’un essai datant de 1945 qui s’intéressait aux enfants rescapés de la guerre : "Des pédagogues avaient demandé aux enfants de se représenter ce qu’ils avaient vécu, raconte Ulli Lust : l’arrivée des Russes, les bombardements subis par la ville, les longs confinements dans les bunkers pendant ces bombardements, etc. Il n’y avait aucun pathos dans leur récit, juste l’ennui de devoir se trouver enfermé des heures entières dans un bunker sans rien faire. Une fois dehors, ils étaient curieux de voir les bombardements, ils les voyaient de façon ludique. C’était l’ "aventure" et surtout, pour eux, c’était ça la vie "normale". Ces enfants avaient huit ans et n’avaient jamais rien connu d’autre que la guerre. Leur innocence contrastait singulièrement avec le chaos ambiant. Je m’étais jurée de ne jamais plus m’atteler à un récit de guerre enfermé dans un bunker et pourtant je l’ai fait, et ceci pendant deux ans !"
Marcel Beyer n’est absolument pas intervenu sur cette adaptation, il a laissé absolument le champ libre à la dessinatrice autrichienne : "Je l’ai rencontré seulement un an après avoir commencé les premières pages, dit-elle. Nous étions invités conjointement à une conférence à Montpellier. Nous nous sommes tout de suite très bien entendus. C’est un journaliste, une personnalité très ouverte. Il n’a absolument pas voulu interférer dans le processus créatif du livre, et ça m’arrangeait bien."
Bruits et fureurs
Le personnage d’Hermann Karnau est bien entendu une fiction, même si le réalisme du récit peut laisser croire le contraire : "Beyer avait d’abord centré son roman sur cet acousticien mais il cherchait quelque chose pour contrebalancer ce personnage aride, c’est alors qu’il a eu l’idée des enfants de Goebbels, explique Lust. Mon approche était contraire : je voulais mettre le focus sur les enfants, j’ai eu ensuite besoin du scientifique pour ajouter un peu de rigueur à l’ensemble. "
Un livre qui tourne essentiellement autour des bruits et des voix n’est pas évident à dessiner, mais Ulli Lust a réussi à relever le challenge : "C’est ce qui était intéressant : la bande dessinée a précisément tous les outils pour réaliser ce genre de performance ! Dans ces bunkers, le bruit de fond est constant car les pompes des conduits d’aération fonctionnent en permanence. Ce sont des chocs, des explosions, des cliquetis, des rythmes... qui passent au travers des textes et des images. C’était passionnant !"
La documentation visuelle, même si le dessin d’Ulli Lust est bien loin de celui d’un Jacques Martin, a été considérable : "J’ai collecté un paquet de photos et visionné une grande quantité de films à propos des conditions de vie des enfants. La femme de Goebbels et ses enfants ont été très souvent filmés pour la propagande, Hitler n’ayant pas, pour sa part à proposer de "roman familial". Ces films alimentaient les actualités cinématographiques qui étaient diffusées dans les cinémas à l’époque."
Cette rencontre entre un romancier allemand vivant à Dresde, ville complètement rasée à la fin de la Seconde Guerre mondiale et une Autrichienne vivant à Berlin depuis 19 ans nous amène à nous interroger sur la différence de perception entre les Allemands et les Autrichiens par rapport à cette période de l’histoire : "Contrairement aux Allemands, les Autrichiens se posent en victimes, nous dit Ulli Lust. Pour eux, ce sont les Allemands les méchants dans cette guerre, pas eux. Pourtant, ils étaient jusqu’à aujourd’hui terriblement racistes et fiers de l’être. Ils ne ressentent aucune culpabilité par rapport à cette guerre, alors qu’ils n’ont protégé aucun de leurs juifs, par exemple. Pour eux, les Allemands ont envahi le pays contre leur gré, ce n’est pas exactement ce qui s’est passé... Les Allemands, au contraire, ont appris de leur passé. Ils ont une compréhension du racisme et des Droits de l’homme et sur les conséquences d’un vote à l’extrême droite bien plus affûtée que leurs voisins autrichiens. Ils sont plus au fait de ces choses..."
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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