Au début des années 2000, l’éditeur Marvel et son rédacteur en chef Joe Quesada tentent une nouvelle approche pour attirer un nouveau lectorat : créer une nouvelle continuité littéraire pour ses personnages, s’inspirant des décennies précédentes mais ne s’y inscrivant pas comme un prolongement direct afin de permettre aux nouveaux lecteurs de ne pas être découragés par l’avalanche de lectures à consentir pour raccrocher les wagons. L’univers Ultimate était né.
Le succès est à l’époque au rendez-vous, car il repose beaucoup sur la popularité des premières œuvres majeures pour l’éditeur Marvel de deux jeunes scénaristes appelés à devenir jusqu’à nos jours des mastodontes de leur industrie : Brian M. Bendis, avec Ultimate Spider-Man, et Mark Millar.
Le style de Mark Millar ? Des personnages souvent cyniques jetés dans des intrigues graphiquement violentes, le tout avec un zeste d’humour référentiel. Eh bien, Ultimates, c’est le prototype pour l’éditeur Marvel de ce qui allait être appelé à être la marque de fabrique de Mark Millar. On aime ou on n’aime pas, mais les amateurs des œuvres du scénariste écossais sont ici en terrain conquis.
À une époque où les Avengers étaient considérés comme une équipe de seconde zone (oui, Brian M. Bendis n’était pas encore passé par l’univers classique...), Joe Quesada avait chargé Mark Millar d’écrire les aventures des Avengers de l’univers Ultimate. La marque Avengers ne fait pas vraiment vendre à l’époque, elle fait même fuir les lecteurs... On baptise donc la série différemment ! C’est ainsi que les « Ultimates » sont nés.
À sa naissance, l’univers Ultimate s’inspire férocement des événements de la réalité du début des années 2000 : les États-Unis de cet album ont donc pour président George W. Bush, le pays a peur du terrorisme et des nouvelles menaces de ce nouveau millénaire. Parmi ces nouvelles menaces, l’émergence de super-héros, de super-vilains qui les accompagnent, et même... des mutants ! Nick Fury, directeur d’une agence gouvernementale de sécurité (appelé le S.H.I.E.L.D), a carte blanche de la Maison blanche pour monter son projet : opposer à ces nouvelles menaces une équipe de super-humains dévoués à l’État. Les Ultimates sont nés.
Cet album propose les deux intrigues qui composent la série : une première où l’équipe est créée et trouve son utilité grâce au dévoiement de l’un de ses membres ; une seconde où une menace de plus grande ampleur fait le lien entre le passé du pays et son avenir. Deux intrigues agréables à suivre, particulièrement la première où le scénariste joue habilement de la mythologie classique liée à la création des Avengers. Deux intrigues qui ne retourneront toutefois pas fondamentalement l’esprit des lecteurs par leur propos... L’essentiel est ailleurs !
En effet, la principale attraction de cette série vient de l’écriture de ses personnages en totale rupture de ce qui a été fait auparavant. Mark Millar dépeint des personnages ambigus, moralement douteux ou particulièrement vulnérables sous leurs costumes. Leurs interactions sont imprévisibles et aboutissent souvent à des moments crus et puissants. Ne serait-ce qu’exposer quelques échantillons de ces personnages permet de comprendre l’ambiance de cette œuvre : Captain America est un type très conservateur des années 1940 qui ne parvient pas à se faire à cette époque trop laxiste pour lui, Thor est un alter-mondialiste convaincu qui est très réticent à l’idée de prêter ses talents à la puissance impérialiste américaine ou bien Bruce Banner, qui est un docteur mené par le bout du nez par sa femme qui se réfugie dans sa drogue pour exister, à savoir les cellules de Hulk !
C’est ici que ce situe le principal point de rupture avec le lectorat : soit vous appréciez ce type d’approche très sombre pour les personnages et vous vous retrouvez à dévorer sans retenue l’album, soit vous trouvez ce type d’approche sans intérêt pour le genre héroïque et c’est la torture sans fin en compagnie de personnages immondes ou détestables (à de très rares exceptions près). Le style de Mark Millar fait ainsi rarement consensus, et Ultimates fait partie de ces œuvres qui n’appellent pas réellement à une synthèse, mais plutôt à une segmentation du lectorat.
L’autre intérêt de cet album, c’est le recul que nous avons désormais sur ses références et la place qu’elles occupent dans la culture actuelle de Marvel en direction du grand public désormais : les premiers films de Marvel Studios se sont ainsi beaucoup inspirés de Ultimates, et certaines références sont aujourd’hui détonantes (par exemple, Nick Fury explique que le seul acteur qui pourrait jouer son rôle serait Samuel L. Jackson... soit une petite décennie avant la réalité) ! Grâce à ce travail effectué à l’écran, les lecteurs ont désormais une grille de lecture supplémentaire sur cette œuvre, un sens qui la rend particulièrement attractive.
Si l’on ajoute les sublimes planches de Bryan Hitch à l’ensemble (ne serait-ce que le premier épisode, un véritable film de guerre exécuté pour la bande dessinée), cet album nous apparaît comme un incontournable. Les amateurs de Mark Millar trouveront leur compte, les nouveaux lecteurs aussi. Recommandé !
(par Romuald LEFEBVRE)
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Ultimates. Par Mark Millar (scénario) et Bryan Hitch (dessins). Traduction de Sophie Watine-Vievard. Panini Comics, collection Marvel Icons. Sortie le 12 avril. 384 pages. 36,00 euros.
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