Un Spirou poivrot, de Saint-Germain-des-Prés au Congo belge

Bruxelles, 1946. Une implacable canicule s’abat sur la capitale belge, encore très marquée par la Seconde Guerre mondiale. Sur les toits, une femme-léopard évolue, poursuivie par deux robots inquiétants. L’ombre très féminine entre au Moustic Hôtel, dans la chambre mansardée du colonel Van Praag, un vieux colon irascible. Surprise par ce dernier, la sculpturale jeune femme est blessée à l’épaule par le vieillard à la gâchette sensible. C’est à ce moment qu’intervient Spirou...

Un Spirou méconnaissable qui s’est mis à picoler ! En effet, incapable d’oublier la jeune Audrey, l’héroïque groom a pris la mauvaise habitude de noyer son spleen dans l’alcool. L’irruption d’Aniota, la femme-léopard, va agir comme un électrochoc sur Spirou, car l’étrange créature va l’entraîner dans une grande aventure africaine à la recherche d’un fétiche volé à sa tribu ! Et après un petit détour par Saint-Germain-des-Prés, Spirou et Fantasio se retrouveront sur la piste d’anciens nazis en quête de revanche...

Une introduction d’anthologie !

(c) Dupuis

On se rappelle que le tandem Yann & Scwhartz était abonné à la polémique dans leurs dernières collaborations : une vision édulcorée et désinvolte de la Résistance avait été évoquée lors de la publication du Groom vert-de-gris ; et les ayants-droit avaient exigé un droit de réponse pour leur album Gringos Locos, un livre parodique qui bafouait, selon eux, la mémoire de leurs illustres paternels (Morris, Jijé, Franquin).

Cette fois, c’est l’après-guerre que traitent nos deux trublions, une époque balancée entre la reconstruction, les tickets de rationnement, une liberté retrouvée mais aussi quelques inavouables secrets qui remontent à la surface... Yann glisse pourtant sur des sujets polémiques comme la belge Question royale pour se rapprocher de ses personnages : Spirou et Fantasio ne pouvaient sortir que marqués de leurs précédentes péripéties.

Si l’on pouvait en douter dans les premières pages, la suite du récit confirme l’alcoolisme de Spirou, une descente aux enfers qui colle mal avec l’image du Champion de la bonne humeur ! Même si cet état ne dure qu’un temps, l’idée même que Spirou puisse être alcoolique donnera des hauts le cœur à quelques anciens lecteurs. De la même façon que les allusions sexuelles de Fantasio lors de la précédente aventure, soulignées encore dans la Femme-Léopard... Le traitement de ces personnages sous le label Une Aventure par... donne en effet une liberté de ton qui n’aurait certainement pas été possible dans la série principale !

Tandis que l’aventure se poursuit, des soupçons pèsent sur Spirou : se serait-il mis à boire ?
Inconcevable !

(c) Dupuis

Si, une fois de plus, un tabou est transgressé par Yann, les amateurs éclairés de bande dessinée ne pourront dissimuler leur satisfaction face à la multitude de références que recèle La Femme-Léopard ! Une nouvelle fois, Yann revient sur un concept qu’il avait imaginé précédemment : les liens objectifs avec Spirou : Cœurs d’acier dessinés par Chaland sont en effet très nombreux. Le décor colonial de cette aventure n’est pas le seul point commun avec le Spirou de Chaland : la scène d’introduction propose une poursuite sur les toits de Bruxelles qui fait écho à Bob Fish, et l’on ressent tout au long de l’album l’influence, assumée de Schwartz, héritée de l’auteur de Freddy Lombard.

Mais les allusions ne s’arrêtent pas au seul auteur néracais : La Femme-Léopard fait la révérence à Tintin au Congo, tandis que le personnage du colonel à la retraite cite pêle-mêle les noms de [Georges] Remi, Bergamotte (le savant propriétaire de la momie de Rascar Capac). Les références au monde éditorial ne manquent pas : Benoît Fripiat, l’éditeur en titre de la série Spirou, devient rédacteur-en-chef du Soir,, tandis qu’Alain De Kuyssche, rédacteur-en-chef du Journal de Spirou entre 1978 et 1982, qui recruta Yann dans Spirou, [1] prend la direction du Moustic Hôtel comme manager élevé aux principes américains !

Une aventure de Spirou et Fantasio, T7 : La Femme Léopard - Par Schwartz & Yann

(c) Dupuis

Les private-jokes pullulent. On citera encore : Spiegelman, l’auteur de Maus, devenu un MP (police militaire américaine) ; un "Don Conrad", chef des services secrets américains, allusion en clin d’œil à Didier Conrad, ancien complice de Yann, notamment pour Bob Marone, les Hauts de pages, et Les Innommables, devenu aujourd’hui le dessinateur d’Astérix ; le couple de collectionneurs Pissano-Hiverny, qui rend hommage à Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault à qui l’on doit notamment La Véritable Histoire de Spirou et une biographie d’Yvan Delporte ; les marins qui enlèvent les nazis, incarnés par le lieutenant Allan et deux autres gredins du monde de Tintin, et bien d’autres...

Pour cette période de l’Après-Guerre, Yann ne se contente plus de la Belgique, mais évoque avec plaisir Paris, le café de Flore,Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir. Une fois de plus, l’hommage se mêle à la parodie. Et il en est de même avec les très nombreuses références historiques, où par exemple l’Opération Paperclip qui exfiltra des scientifiques allemands vers les USA vient se frotter avec les poussées d’indépendance congolaises, rebaptisée ici l’Urugondolo.

Si La Femme-Léopard propose donc une aventure haute en couleurs et moins polémique que Le Groom vert-de-gris, l’irrévérence, la parodie, l’hommage, la documentation appuyée et l’humour restent présents jusqu’au tournis. Il faut une première lecture au premier degré, puis une seconde pour se lancer dans le jeu de piste des détails. C’est la fameuse double-lecture de Goscinny érigée ici en système, parfois au détriment de la fluidité de la lecture.

Heureusement, le dessin virtuose de Schwartz vient hiérarchiser quelque peu ces informations qui titillent le lecteur. Sa mise en scène est dynamique, son dessin aussi rigoureux qu’agréable et fluide. Le lecteur peut reprendre son souffle de temps en temps en s’arrêtant sur une de ses magnifiques cases qui ponctuent l’aventure.

Paris n’est pas oublié ! On le découvre à la Libération visitant le Tabou de Boris Vian et de Juliette Gréco.

(c) Dupuis