Les citadelles sont en train de tomber une à une et la dernière n’était pas des moindres : Astérix, dont Uderzo avait proclamé pendant des décennies qu’il ne lui survivrait pas, aura finalement une suite.
Un revirement dû à une embrouille d’ordre familial, mais pas seulement : comme nous l’expliquions dans un précédent article (Les énigmes de la survivance des héros de bande dessinée) , c’est une tendance de fond qui profite aux éditeurs et qui suscite un rapprochement entre les pratiques du « copyright » à l’anglo-saxonne, où l’usage veut que les auteurs cèdent tous les droits d’un personnage à leur éditeur et celles du « droit d’auteur » à la française dans lequel le « droit moral », qualifié d’« inaliénable », détient une primauté sur tous les autres.
Cette notion de droit moral complique la gestion de l’œuvre car les ayants-droits ont leur mot à dire dans son adaptation sur des valeurs aussi subjectives que le respect de l’intégrité ou sa conformité à des valeurs morales dont seul l’ayant-droit définit les contours. Souvent les héritiers se montrent « avides à dollars » et s’appuient sur cette faculté de nuisance pour faire payer très cher le droit de poursuivre une exploitation. Dans certains cas, il y a clairement des abus, comme ces héritiers de Rimbaud dissimulant des œuvres pour faire passer leur poète pour un grand écrivain catholique, ou la femme de Jules Renard détruisant les pages du Journal où elle apparaissait sous un mauvais jour.
Cette faculté s’exerce dans la période de la durée de la propriété littéraire et artistique (actuellement 70 ans après le décès de l’auteur en Europe), ce qui fait que des héros comme The Yellow Kid, Little Nemo ou Les Pieds Nickelés sont virtuellement tombés dans le domaine public.
Une chance pour l’œuvre originale ?
Mais en raison des enjeux (la manne éditoriale, mais aussi les adaptations sous la forme de films ou de produits dérivés générant des millions d’euros de chiffre d’affaire), les éditeurs ont de plus en plus tendance à chercher à « privatiser » cette exploitation pour plusieurs raisons :
Cette stratégie permet de maintenir la rentabilité d’un fond existant qui, faute de nouveautés, déclinerait sinon. Or, comme il s’agit de marques notoires (Spirou, Blake & Mortimer, Lucky Luke…) amorties depuis des décennies, ce fond recèle souvent la principale source de marge d’un éditeur.
Cette « privatisation » permet une relation plus souple avec les licenciés potentiels (des producteurs de cinéma par exemple) et donc une vraie stratégie que les ayants-droits ont parfois tendance à contrarier. Ainsi, Bill Watterson, l’auteur de Calvin & Hobbes, a interdit tout usage « merchandising » dérivé de ses personnages que ce soit en dessins animés ou sur des T-shirts et autres produits de grande consommation.
Elle permet aussi un investissement à plus long terme, une mise de fond dont l’intensité capitalistique est le plus souvent inabordable pour un auteur, même notoire, lequel agit le plus souvent comme un « propriétaire » et non comme un entrepreneur.
Cette volonté de reprise à tout prix entraîne bien souvent des aberrations d’une grande médiocrité, peu d’ayants-droits ayant la rigueur nécessaire pour préserver la qualité.
Mais il faut être honnête, la reprise de Mickey par Cavazzano, de Daredevil par Frank Miller ou par Mazzuchelli, des Tuniques bleues par Lambil, de Spirou par Franquin ou par Tome & Janry, de Tif & Tondu par Will, de Blake & Mortimer par Ted Benoit & Van Hamme, de Boule & Bill par Verron,… n’ont pas tiré les séries vers le bas, bien au contraire.
Parfois, les ayants-droits vont créer une spin-off de manière détournée, quelquefois en contrepied –comme une parodie- de l’œuvre originale. Cela a été le cas pour Le Petit Spirou, pour Kid Lucky ou Les Aventures de Philip & Francis. Ou de simples dérivés destinés à une autre tranche d’âge comme Les Bébés Schtroumpfs, les Disney Babies, ou encore récemment Gastoon. Ces transgressions relatives (et autorisées) étendent le champ de l’œuvre originale et facilitent les adaptations les plus libres puisque l’on sait désormais que « Adapter, c’est trahir. »
Par ailleurs, le cas MAD Fabrik, ayant-droit des œuvres de Midam en est un autre exemple, les auteurs peuvent faire des alliances utiles pour l’exploitation de leur œuvre, au besoin en la revitalisant par le Crowdsourcing.
Ces développements peuvent-ils être considérés comme une chance pour l’œuvre ? Sincèrement oui : les albums de Fournier, de Tome et Janry, même ceux de Cauvin/Broca et de Trondheim/Parme n’enlèvent rien à ceux de Franquin ; ceux de Benoit, Juillard, Van Hamme et Sente rien à Jacobs. Le lecteur peut toujours se référer au canon de l’œuvre originale, rendue souvent plus disponible grâce à cette actualité.
Il est vrai qu’une mauvaise continuation peut affaiblir, voire démonétiser une œuvre originale. Mais tout est question de perception et, finalement, de talent, comme toujours, comme en témoignent deux exemples récents : Orion de Jacques Martin (Casterman) et La Ribambelle de Roba (Dargaud).
Orion au firmament
Orion avait été créée par Jacques Martin en 1990, alors qu’il était en conflit avec son éditeur Casterman. Alix était latin. Son clone Orion sera grec. La recette est la même, une aventure de jeunes garçons dans le cadre de l’antiquité, en 435 avant notre ère, au moment où la Grèce classique est à son apogée.
Le premier volume est dessiné par Jacques Martin lui-même en même temps que la publication du premier tome des Voyages d’Orion : La Grèce (sous la houlette de Martin, cependant) par un autodidacte laborieux, Pierre de Broche (1940-1997) qui, comme souvent dans les reprises martiniennes aggrave les défauts de l’auteur dont les anatomies sont figées et les mouvements raides. Mais ces travers déjà présents chez Martin n’ont jamais été un handicap pour une série qui s’appuie sur la restitution de décors historiques et dont les qualités pédagogiques sont rarement prises en défaut. Christophe Simon, plus virtuose, corrige un peu cet effet dans les deux volumes suivants, étant capable d’instiller un peu de sensualité dans un univers depuis longtemps frappé de raideur.
On la retrouve hélas un peu, cette raideur, dans la version de Marc Jailloux, le tome 4 de la série : Les Oracles, publié en janvier 2011. Mais elle est nettement en progrès, composée par une bonne maîtrise de la connaissance historique doublée d’une narration subtile et réussie.
Il y a une progression dans l’intrigue qui maintient le suspens jusqu’au bout et Jailloux apporte une jolie ré-interprétation du personnage de Périclès, montrant bien les enjeux de la démocratie naissante –et qui sont peu ou prou les mêmes qu’aujourd’hui- à savoir la faiblesse du débat démocratique face à la détermination des régimes autoritaires, ici Sparte en l’occurrence. Jailloux n’a pas peur de contrarier la vision martinienne du célèbre stratège grec, jusqu’ici plutôt négative.
Cette reprise est une réussite et si Jailloux arrive à corriger les raideurs de son dessin (en se faisant aider par Christophe Simon ?), il peut même prétendre à une version supérieure à la création originelle. Peut-on rêver mieux ?
Une Ribambelle sympathique
Même chose pour La Ribambelle, des personnages créés par Jo-ël Azara dans Spirou en 1958 mais réellement mis en forme par Roba en 1962, parallèlement à sa série Boule & Bill.
Il est extrêmement casse-gueule de succéder à Roba, ce géant invisible. Pourtant, depuis plusieurs années, le très talentueux Laurent Verron y parvient à merveille sur Boule & Bill (Ed. Dargaud). Dommage d’ailleurs pour ce dessinateur méconnu, l’un des plus doués de sa génération, comme il a pu en faire la preuve sur Odilon Verjus (avec Yann, Ed. Le Lombard).
Si le dessin de Krings n’a pas le caractère léché de celui de Roba (ou de Verron), il tient cependant bien la route, se trouvant meilleur dans les personnages secondaires. Probables erreurs de rodage pour un dessinateur qui entame ici sa reprise.
La (bonne) surprise vient plutôt du scénario de Zidrou, tout simplement excellent. Habilement construit, il remet bien les personnages en situation tout en les modernisant (ses gamins jouent à la Gameboy et utilisent des téléphones portables) et ses dialogues sont drôles et percutants. Une réussite précieuse dans la bande dessinée classique tout public où la création se renouvèle peu.
Les amateurs reconnaîtront un grand nombre de références, notamment un hommage à Vicq, un scénariste méconnu de nos contemporains qui disparut du jour au lendemain en 1987 sans laisser de trace, en dépit d’une enquête diligentée par Morris pour essayer de retrouver celui qui scénarisa notamment Lucky Luke et La Ribambelle.
Bref, il y a à boire et à manger dans ces reprises qui rassurent éditeurs et libraires en ces temps de marché troublé. Mais il ne faudrait pas que cela se systématise : le catalogue de nos grandes maisons aurait quel air s’il se trouvait ainsi pareillement… reprisé ?!
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion