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Vink ("Le Moine fou / Les Voyages de He Pao") : « Le milieu de la bande dessinée est un milieu très convivial »

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 6 mars 2017                      Lien  
Dans un premiers temps, le dessinateur Vinh Khoa (bien connu sous le pseudonyme "Vink") nous a annoncé avoir définitivement arrêté la bande dessinée ! A ce titre, il ne souhaitait plus faire aucune interview. Cependant, le dessinateur d' "He Pao" a une très bonne mémoire des noms et des personnes, ce qui peut être utile pour les historiens et les commentateurs. Il nous a donc finalement fait l'honneur de bien vouloir déroger à la règle qu'il s'était fixée et a accepté de parler à nouveau de ses deux séries principales qui lui ont permis de se faire connaître.

Comment et dans quel contexte a démarré l’histoire du « Moine fou » ?

J’ai commencé la bande dessinée dans le « Journal de Tintin ». Après ma première série des « Contes et Légendes du Viêt Nam », je me souviens que le rédacteur en chef m’avait demandé de faire des petites histoires dans le même genre... mais sur le Japon ! Or je ne connaissais pas bien le Japon, donc je lui ai répondu que je préférais lui faire une longue histoire... et plutôt sur la Chine. Il n’était pas d’accord ! Mais comme je préférais réellement faire un récit long, j’ai commencé malgré tout à travailler à ce projet. Et j’ai ainsi poursuivi alors que de moi-même, je n’aurais jamais eu l’idée de réaliser une grande histoire en Chine. Je me souviens très bien que l’idée des premiers tomes de la série m’est venue pendant un voyage en train. En dix minutes, tous les éléments des premières histoires ont surgi dans mon esprit ! Ce jour-là me sont venues d’un coup toutes les idées que j’ai ensuite développées pendant des années. Mais je ne saurais dire aujourd’hui quelle a été l’idée de départ qui a permis de fédérer ensemble toutes ces idées qui étaient éparpillées. Mais voilà en résumé comment l’histoire du « Moine fou » a commencé !

Vink ("Le Moine fou / Les Voyages de He Pao") : « Le milieu de la bande dessinée est un milieu très convivial »

Le premier tome n’est finalement qu’une introduction...

Tout à fait. Et c’est vrai que le deuxième tome est très prenant ! Ce qui se fait beaucoup dans le cinéma, c’est qu’on commence l’histoire par un fait précis (par exemple le numéro 5) et puis on revient peu à peu vers le fait numéro 1. C’est un mode de narration très moderne mais moi à l’époque, j’avais pensé à raconter mon histoire en prenant chaque fait dans l’ordre.

Comment expliquer le gros décalage graphique, dans la qualité du dessin entre les deux premiers albums. Ce n’était pas une progression lente !

Exactement ! Tout le monde me l’a fait remarquer (et mon épouse la première). Je ne sais pas pourquoi je me sentais plus à l’aise dans le second album. Le tome 1 c’est plutôt le démarrage d’un style. Oui, c’est ça : en réalité j’étais à la recherche d’un style et je n’ai été réellement à l’aise qu’avec l’album suivant. Et puis le premier album était encore un prolongement du style des «  Contes et légendes du Viêt Nam ». Je ne saurais plus dire s’il s’est écoulé beaucoup de temps entre le premier et le second album pour expliquer le fait que la progression ait été autant marquée. Il faudrait retrouver si des dates sont marquées quelque part. Souvent je marquais des dates sur mes planches.

Est-ce que toutes les histoires sont censées se passer uniquement en Chine ? Ce n’est pas indiqué...

Si si ! Mais c’est vrai que ce n’est pas clair. Pourtant, quelque part, j’ai indiqué que cela se passait en Chine. Beaucoup de souvenirs sont perdus pour moi aujourd’hui (l’histoire remonte à une trentaine d’années) mais je crois qu’il y a aussi un passage où j’avais indiqué un nom de lieu en citant le nom d’une dynastie. Oui, pour moi, tout se passe en Chine car au départ, je ne pensais pas aller aussi loin dans le nombre d’aventures à raconter avec He Pao.

Pourquoi aucun nom de série ne figure sur les quatre premiers albums ?

Mes souvenirs ne sont plus assez nets : je ne sais pas si l’idée d’une série s’est imposée dès le départ. Je ne pense pas. L’idée a dû commencer à partir du troisième tome. À cette époque, comme tout dessinateur débutant, je cherchais surtout à faire des histoires, un point c’est tout. Que ce soit un one-shot ou une série peu importe quand on débute.

C’est original de choisir un héros occidental et d’en faire un étranger, un barbare aux yeux des autres.

Oui en effet, c’était une suggestion de la part de mon épouse d’en faire plutôt une Occidentale. Car au tout début, quand j’ai commencé à esquisser le portrait de mon héroïne, elle était chinoise ! Mais mon épouse m’a alors dit « Autant en faire une Occidentale pour les lecteurs d’ici ! ». Je me rappelle que j’avais fait un petit résumé avec une image pour illustrer la série, pour présenter mon travail (un peu comme une pub) et bien, j’avais dessiné une jeune Chinoise ! J’avais même trouvé son nom en chinois. Il est vrai que je ne pensais pas du tout à en faire un personnage européen à ce moment-là et c’est vraiment grâce à mon épouse. On travaillait ensemble. Et aussi, il est historique que pour les Chinois, les gens qui ne sont pas comme eux sont des barbares. Je ne l’ai pas inventé.

Le thème des arts martiaux en BD était rare dans les années 1980, presque unique.

Pour l’Occident, oui ! Mais pas pour l’Asie du sud-est ! À cette époque-là (je parle en connaissance de cause), les lecteurs des quotidiens vietnamiens étaient imprégnés de romans de cape et d’épée. Dans les années 1960 jusqu’en 1975, tous les quotidiens vietnamiens proposaient ces feuilletons... qui venaient en fait plus précisément de Hong-Kong. C’était de vrais romans fleuves du style « Les Trois Mousquetaires » ! J’avais conscience que les arts martiaux n’étaient pas très présents dans la BD franco-belge mais c’était surtout un prétexte car j’avais en réalité très envie de proposer quelque chose de nouveau pour les lecteurs. Ceci dit, je me souviens d’une série du dessinateur Robert Gigi dont j’avais apprécié la série Ugaki dans Pilote qui exploitait ce thème.

Dessin de l’auteur réalisé pendant l’interview

Comment a germé l’idée d’un art martial qui rend fou et qui peut détruire celui qui le pratique ?

En fait, cela vient d’une expérience personnelle ! J’en avais déjà parlé, il y a longtemps. Quand je suis arrivé en Belgique, je n’avais que 19 ans. Ma famille m’a placé ici pour ne pas être soldat au Viêt Nam, c’était en pleine guerre. Et pour la première fois de leur vie, des Vietnamiens comme moi sont envoyés à l’étranger, loin de leur famille. Moi, personnellement, je trouvais que je n’étais qu’un adolescent attardé. Et comme beaucoup de mes copains d’ailleurs. On fuyait un pays en guerre et finalement on était encore très jeunes. Arrivés ici, seuls dans un endroit qu’on ne connaît pas et avec une culture dont on ne connaissait pratiquement rien, on se sentait très esseulés. Le premier mois où j’étais ici, je me réveillais parfois en pleine nuit comme dans un cauchemar, du fait de me retrouver tout seul dans une chambre, loin de tout ! Il faisait froid, la vie ne correspondait pas à ce que je connaissais à cette époque au Viêt Nam. J’avais peur de devenir fou ! C’est la peur de la folie et à partir de cette expérience que l’idée m’est venue. Il faut être dans cette situation-là pour comprendre toute la frustration qu’on peut ressentir. J’ai intégré cet élément précis dans l’histoire de He Pao.

Mais en plus, on disait souvent au Viêt Nam que les gens qui suivaient des arts martiaux un peu hérétiques, avec un peu de magie (ou un genre de transe et de méditation mal guidée) pouvaient devenir cinglés. C’est un fait qu’on racontait réellement chez nous ! Avec des pratiques et des pensées erronées, on disait par exemple que si on faisait mal de la méditation, on pouvait tomber dans la folie. Ce sont des choses très lointaines de la culture d’ici...

L’histoire devient en effet passionnante à suivre l’évolution de He Pao face à cet apprentissage : ses troubles, ses pertes de mémoires. Elle est vulnérable et attachante...

Il faut dire aussi que j’ai suivi des cours de pédagogie et de psychologie. Avec des cas de folie, de névroses et de psychoses. Ce sont des choses qui m’ont influencé. Par contre, faute de temps, je n’ai pas fait assez d’arts martiaux. Je n’ai pas pu poursuivre mais ça m’a toujours frustré car mes deux grand-frères pratiquaient eux, une sorte de « Viet Vo Dao ». D’ailleurs, c’est un nom que j’ai découvert ici en Belgique parce qu’au Viêt Nam, là où sont les grand maîtres, ça s’appelle « Vo Binh Dinh ». C’est-à-dire l’art martial de la région de « Binh Dinh » au sud Viêt Nam. Mais d’une manière générale, même en Asie, je trouve que les pratiquants négligent trop le côté spirituel et moral d’une telle pratique. C’est un fait. Ils ne font pas attention à l’éthique des arts martiaux.

Pourquoi les trois premiers albums sont marrons et le quatrième rose ?

Ha oui ! Il y avait eu un changement de Directeur de Collection chez Dargaud et ils ont tout changé. La collection est mieux présentée à partir du tome 5. Mais il n’est pas vraiment rose, il est plutôt saumon ! ( Rires ) Oui j’ai eu beaucoup de disputes avec la personne qui était Directeur de Collection à cette époque et d’ailleurs il n’est pas resté très longtemps. Deux ou trois semaines... Et en effet je me suis disputé pour cette couverture là : par rapport à la présentation et par rapport à l’image. Car j’avais proposé deux dessins et l’illustration de la page de titre aurait dû être utilisée comme couverture pour le livre. Mais ils ont tout refusé et j’ai dû réaliser en vitesse un autre dessin qui a servi pour la couverture finale. Ce tome 4 illustre les disputes qui se passent parfois entre auteurs et éditeurs. Ce n’est pas très grave mais malheureusement, aucun auteur n’échappe à ça !

He Pao est dessinée avec un tel réalisme qu’on a parfois l’impression qu’elle est vivante ! Vous aviez un modèle ?

Oui. Pour arriver à dessiner un personnage qui reste ressemblant d’une image à l’autre, j’avais choisi une actrice de cinéma pour pouvoir obtenir beaucoup d’images d’elle. Je me suis inspiré de « Nastassja Kinski » ! Je me suis basé sur ses premiers films dont son film le plus célèbre « Tess ». J’étais très passionné par ce que je faisais quand j’ai commencé la bande dessinée et j’avais déclaré à ce moment là que je vivais avec mon héroïne 24 heures sur 24. Parfois même quand je dormais, je rêvais et j’imaginais des histoires avec « He Pao ». C’est vrai, elle était en moi mais, par contre, je n’étais pas amoureux de mon personnage : elle était simplement une projection de moi. Je crois que tous ceux qui écrivent des histoires se projettent toujours en grande partie (si ce n’est totalement) dans leurs personnages. Il faut savoir que moi, je me suis vraiment projeté dans tous mes personnages que j’ai dessinés, même les personnages secondaires !

He Pao est souvent représentée dénudée. C’est agréable et surprenant.

Pas si souvent que ça quand même ? ( Rires ) Oui, oui, j’aime bien dessiner les nus. Ça ne me déplaît pas de faire ça de temps en temps mais ce n’est pas fait gratuitement quand même, non ? J’adore dessiner l’anatomie et j’aime bien dessiner He Pao les seins nus. Pour toute la série, je n’ai eu aucune censure de la part de l’éditeur. Les lecteurs ne m’ont fait aucune remarque non plus. Les gens sont habitués et il y avait de toute façon d’autres séries avec des personnages plus dénudés que He Pao. Chez « Pilote » par exemple, il y a a eu des séries dix fois plus érotiques que ça.

Vous avez été un des premiers auteurs de BD franco-belge à travailler en couleur directe. C’était surprenant pour les années 1980...

Oui mais dans mon esprit ce n’était pas si rare. Il y avait déjà 3 ou 4 autres dessinateurs comme Torton chez « Tintin » et puis aussi Schultheiss, un dessinateur allemand qu’on ne voit plus. Giraud avait aussi fait des planches en couleur directe sous son pseudo Moebius. Beb Deum aussi il me semble ! C’est un auteur français.

Je ne cherchais pas particulièrement à attirer l’œil mais j’étais plus à l’aise à faire directement en couleur. Je voyais tout de suite mes images en couleur. Faire d’abord du noir et blanc et puis attendre ensuite que l’éditeur vous envoie les bleus de coloriage, ce n’est pas bon pour moi : je perds l’image précise que j’avais en tête. J’oublie les couleurs et les lumières que j’imaginais ! Pour moi, il me faut faire en couleur directe pour pouvoir exprimer tout en même temps. Et puis, travailler en noir et blanc, c’est très difficile pour moi. Je trouve aussi que faire du coloriage dans un second temps, ça perd de son charme. Alors oui, en effet, les lecteurs trouvaient ça original mais pour moi c’était une nécessité... même si parfois les couleurs n’étaient pas toujours respectées à l’impression. Mais souvent, finalement, les petits changements de tons qui se produisaient parfois après coup ne me dérangeaient pas plus que ça.

Comment dessiniez-vous alors ? Sur quel format, avec quel matériel ?

Le plus souvent je dessinais au format 30 x 40 et sur un bon papier dessin, un papier sur lequel je pouvais gratter. C’est un papier à dessin qui a disparu d’ailleurs et je ne retrouve plus le nom malheureusement. Je crayonnais et puis j’encrais (je cernais) et enfin je coloriais. Pour le premier tome, c’était des encres colorées. Et puis, je trouvais que c’était trop saturé de couleurs plus vives et donc je suis passé aux aquarelles. Le tome 2 c’est encore un mélange d’encres et d’aquarelles mais dès le tome 3, ce ne sont plus que des aquarelles. Complètement ! Je n’ai jamais fait de peinture à l’huile pour mes planches, cela prendrait trop de temps.

Quel est votre album préféré ? Les relisez-vous ?

Pendant que je faisais la série, oui je les relisais pour pouvoir continuer la suite. Car chaque album est pensé après que l’autre soit terminé. Donc je relisais pour voir les prolongements possibles de l’épisode précédent afin de faire la suite. Je relisais l’album imprimé, c’est plus pratique. Je crois que mon album préféré c’est le deuxième et aussi « Les Tourbillons de fleurs blanches »... J’ajouterais un troisième : « Neige blanche, chemin d’antan », qui illustre assez bien une autre étape du parcours " intérieur" de He Pao.

Vous avez réussi à tenir les lecteurs en haleine par de multiples éléments comme ceux qui veulent éliminer votre héroïne (car son art est destructeur) et ceux qui veulent au contraire s’en servir.

Oui c’est volontaire ! Quand on écrit une longue histoire comme celle-là, il faut toujours trouver quelque chose qui intéresse. Le but, c’est aussi de maintenir l’intérêt des lecteurs. Cependant, le but premier reste quand même d’exprimer ce que j’ai en tête. Et les histoires ne sont finalement qu’un cadre pour exprimer ce que je ressens dans la vie. Je raconte un peu les sentiments qui me traversent et je parle un peu de la vie de tous les jours... et donc de ma vie aussi ! En projetant tout ça au XIe siècle et dans un coin reculé de la Chine. Ce n’est pas grave si les lecteurs ne le ressentent pas plus que ça mais mon besoin à moi, c’est de parler de tout ça, de tout ce qui me passe par la tête. Sinon, pour moi, ça n’a plus d’intérêt de faire de la bande dessinée. Je ne saurais pas faire d’autres histoires que celles que j’ai faites...

La rencontre avec le moine fou est un moment trop court, presque décevant. À distance et sans voir son visage...

C’est-à-dire que j’ai toujours rêvé d’un personnage idéal ! Mais je n’ai jamais croisé dans ma vie d’être humain idéal. Donc je ne savais pas comment décrire cet homme, le «  Moine fou » et je ne le saurai jamais... alors je n’en parle pas trop ! C’est vraiment un personnage idéalisé : comment est-ce qu’il est ? Je n’en sais rien ! Je ne sais plus aujourd’hui comment répondre à cette question. C’est trop loin dans mon esprit. Je ne sais même pas comment les lecteurs ont pu réagir sur ce point précis : la rencontre de He Pao avec son maître. Mais vous savez, il y a eu des traductions de la série dans d’autres pays, comme les pays scandinaves par exemple... et ils n’ont pas continué la publication jusqu’au bout. Ainsi vous voyez, l’histoire échappe parfois aux lecteurs. En Allemagne également, ça s’est arrêté au bout de cinq albums. Donc je ne saurais pas dire si j’ai réussi ou pas.

« Le Moine fou » n’était pas forcément une série qui attirait un grand public. Mais sur ce point-là, je n’ai pas de regrets. J’ai choisi de faire ça à ma manière, et que ça marche ou que ça ne marche pas, ce n’est pas grave. C’est sans importance. Vous savez, j’avais fait des études pour devenir pédagogue et une fois mon diplôme en poche, j’ai choisi de ne pas exercer ce métier. Et je n’ai jamais eu de regrets. Aujourd’hui où j’ai choisi d’abandonner la bande dessinée, je ne regrette pas non plus. C’est vrai qu’il faut du talent pour arriver à garder son public en permanence avec soi… mais ce n’était pas ça qui m’intéressait en premier lieu. Les auteurs qui ont réussi à faire exploser leurs séries et que cela continue toujours, je trouve ça extraordinaire. Mais je ne me compare pas avec eux, car ce n’était pas ce que je cherchais.

Ma série a été un succès tout au début (quand j’ai commencé) mais assez peu après, finalement. Après le dixième tome, j’aurais même aimé arrêter la série ! Je voulais faire autre chose mais Dargaud me laissait faire. Il me semblait que je n’avais plus d’idées et que je ne savais plus quoi raconter pour aller plus loin, pour continuer mes histoires. Mais je reconnais que par facilité, j’ai quand même continué à travers « Les voyages de He Pao ».

Vous avez quand même bien réussi à rebondir après sa rencontre avec le moine fou…

Je n’en sais rien. Je ne sais pas vraiment. Je ne peux pas juger ce que j’ai créé. Mais je sais qu’à un moment donné, je me suis essoufflé. J’ai perdu une certaine flamme dans la recherche. Quand j’étais chez « Tintin », le rédac chef dont je parlais tout à l’heure, me proposait des histoires de combat. Et je me souviens, je lui répondais que ce qui m’intéressait moi, c’était de raconter des aventures intérieures. C’est ce que j’ai toujours cherché à faire, plutôt que des aventures « extérieures ». Mais même dans cette recherche intérieure, il y a eu un moment donné où j’ai trouvé que je n’avançais plus. Je sais que ça a l’air pompeux de dire ça mais vraiment, c’était ça qui m’intéressait ! J’ai perdu la flamme des premiers tomes qui me permettait d’avoir une vie intérieure plus riche et plus lucide. Faire de la bande dessinée, c’est en même temps vivre ma petite vie : je ne voulais pas couper ma vie professionnelle de ma vie normale, mon quotidien.

Dix tomes et la série du Moine fou s’achève avec la mort de son père...

Alors là je vous arrête : il y a en effet un quiproquo que j’ai souvent rencontré chez les lecteurs à propos du tome 10. Le personnage qui meurt dans le dernier tome de la série n’est en réalité pas son père. C’est lui qui se prétendait l’être ! Dans la série qui a suivi, il est clair que son père est un Italien. Son véritable père était un marchand italien un peu comme Marco Polo et dont le nom a été donné dans les premiers albums. Le marchand arabe n’était que l’amant de sa maman et pas son père. Mais c’est vrai que je ne l’ai pas dit de manière assez claire, j’ai laissé un grand mal...

Dans le cinquième album, He Pao est réellement supposée être tombée enceinte de « Ténèbres extasiées » ?

Oui, oui, oui ! C’était son amant à ce moment-là. Elle a eu une fausse couche mais He Pao ne s’en rendait pas compte. Et dans la réalité, il y a de nombreux faits divers de jeunes femmes qui ne savent pas qu’elles sont enceintes. J’ai lu des nouvelles en ce sens où ça ne se voyait pas en plus. Ça arrive de temps en temps. Dans le même genre, il y a aussi dans un autre tome où à un moment, He Pao était devenue aveugle. Mais en fait elle entend et elle voit de façon normale avec ses autres sens. J’avais lu l’histoire d’une jeune femme qui travaillait au palais de la reine d’Angleterre et qui était aveugle. Elle arrivait à surmonter ça et à travailler comme si elle était tout à fait capable. Elizabeth II l’avait félicitée ! J’avais lu ça il y a longtemps. La science a aussi découvert que certaine personnes pouvaient surmonter un handicap en compensant avec des sens plus développés qui vont contrebalancer leur handicap.

D’où vous vient cette idée originale des messages tracés à la main sur les parois des grottes (tomes 2 et 6) ?

Je crois que je l’ai inventée mais j’ai dû me baser un peu sur les disques à microsillon. Je crois beaucoup aux vibrations dans l’air et dans la matière. Il paraît que là aussi, la science découvre beaucoup de choses dans ce domaine des vibrations. Des choses qui se passent autour de nous seraient incrustées dans la matière. Des vibrations peuvent être marquées dans des rochers, dans des murs. Nous sommes faits d’atomes et d’électrons mais quand on va au fin fond, on ne sait plus ce qu’est la matière. Ce peut-être des corpuscules qui vibrent ou bien des ondes. Or, nous sommes fait de cette matière et donc de tout ça !

On dirait qu’avec la nouvelle série sur He Pao, la poésie des voyages et des rencontres a pris le pas sur l’art martial.

Oui. on a changé le titre de la série parce que cela me gênait tout le temps de ne pas montrer justement le moine fou. Le moine fou, c’est une obsession de He Pao ! C’est gênant d’utiliser comme titre un personnage qu’on ne voit jamais. J’ai demandé à changer et sans doute qu’on aurait pu faire ça deux ou trois albums plus tôt. On en a alors profité pour changer enfin de format : l’éditeur me le demandait depuis le tome 4. Mais je ne voulais pas car forcément le prix serait différent pour le lecteur. Ils insistaient tout le temps là-dessus (pour vendre plus cher certainement) mais je trouvais que quelque chose n’allait pas à vouloir changer de format en plein milieu de la série. A la fin j’ai dit OK et j’ai donc fini par changer le titre de la série en même temps que le format des livres. Par contre, il me fallait forcément mettre le nom de mon personnage dans le nouveau titre de la série.

D’autres séries ou albums ont vu le jour en plus de He Pao, mais vous arrêtez la BD ? Pourquoi une telle décision ?

Quand j’ai fini la seconde série avec He Pao, je ne savais vraiment plus quoi faire. J’ai toujours eu envie de faire de la peinture, à vrai dire. J’ai quand même continué un peu et raconté l’histoire d’un copain qui se passe au Cambodge. Mais pour le coloriage, j’ai confié le travail à un coloriste de Paris. Tout ça, pour me décharger un peu de mon travail et pour pouvoir faire de la peinture à côté. Mais même comme ça, je n’arrivais pas à faire à la fois de la bande dessinée et de la peinture. Ce sont deux passions qui prennent tout mon temps. C’est donc soit l’une, soit l’autre. Donc au bout de deux albums, j’ai arrêté la BD complètement pour ne me consacrer qu’à la peinture. Je suis à la retraite, donc au point de vue pécuniaire, il y a un fixe qui tombe chaque mois. C’est génial, je n’étais pas habitué à ça. Les rentrées d’argent fluctuent très fort dans ce métier. Ce fixe me permet de vivre et me décharge de devoir gagner ma vie. Ça tombe bien car j’ai passé plus de 30 ans à essayer de gagner ma vie. J’ai 66 ans maintenant et je suis encore capable de faire beaucoup de choses.

Quels sont alors vos nouveaux projets dans le cadre de la peinture ?

Je dessine d’après nature. La BD, c’est de l’illustration et ce n’est pas assez poussé pour moi. Avec le délai de chaque album, on ne peut pas s’arrêter sur une seule image et faire ce qu’on veut. Aujourd’hui je peux passer deux mois à faire une peinture. Je fais aussi des portraits pour des amis mais j’ai surtout envie de sortir pour peindre. Avec mon épouse, on va à la campagne et on s’arrête pendant trois heures pour peindre. Ma femme aussi peint et dessine. Elle m’a toujours secondé et accompagné dans les festivals. Elle m’aidait aussi pour la documentation et pour les idées de scénarios de mes albums. Elle m’aidait à colorier correctement en fonction des photos et des documents. Elle colorie en partie avec moi aussi.

Qu’est-ce que vous aimeriez rajouter sur le 9e art, maintenant que vous l’avez quitté ?

J’ai lu de la BD au Viêt Nam jusqu’à l’âge de 19 ans. Je faisais aussi de la bande dessinée chez moi, pour mes petits-frères et petites-sœurs. Et j’adorais en faire déjà à cet âge là (vers onze-douze ans). Je faisais beaucoup de petites histoires que je conserve encore d’ailleurs. Des trucs faciles mais j’étais passionné. Parfois même je me cachais pour dessiner parce que mon père me disait « Il faut que tu étudies mieux que ça ! » ( Rires ) Quand j’ai fait l’université ici, à Liège, je rêvais de devenir dessinateur de bandes dessinée. Parce qu’il y en avait plein ici de BD. à lire ! Tandis qu’au Viêt Nam, je lisais juste quelques albums, quelques revues qui me parvenaient de France. Je trouve que c’est un art extraordinaire et j’avais justement plein de chose à raconter.

À ce jour, bien entendu je n’ai pas pu tout raconter mais enfin c’est comme ça, c’est fait ! Ça m’est passé parce que je n’ai plus envie de bavarder, j’ai plus envie de me concentrer sur la peinture qui a toujours été également une grande passion. La B.D. a pris le pas sur la peinture pendant des années et forcément, la peinture a ressurgi comme un autre besoin. Il a fallu qu’à un moment donné j’arrête pour faire vivre aussi cette seconde passion.

Aujourd’hui je ne suis pas sollicité par des scénaristes. Au tout début quand je voulais commencer dans ce métier, j’aurais aimé trouver des scénaristes. Mais aujourd’hui j’ai tourné la page et je n’ai pas de regrets même si le neuvième art est un milieu très convivial. Mon épouse connaissait le milieu des artistes comme les peintres et musiciens et elle trouve que le milieu de la BD est réellement plus convivial. J’y ai gardé des contacts et des amis. C’est un milieu avec beaucoup de « fairplay », les auteurs ne se tirent pas les uns sur les autres. On peut être envieux du succès de l’autre mais dans l’ensemble, chacun garde son chemin et son style.

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

Cine dessinant à Spa (Huile)
Amélie (Aquarelle)

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

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