Interviews

Vittorio Giardino, l’homme tranquille

Par Patrick Albray le 29 mars 1996                      Lien  
Vittorio Giardino est un auteur rare. Pour l'apprécier, il faut être patient. Il savoure le métier de dessinateur de bande dessinée en prenant son temps.

Précis, minutieux, perfectionniste, cet écrivain de la BD a choisi de peaufiner lentement une oeuvre qui, si elle ne se présentait sous forme de cases, tiendrait du roman. Des romans denses, riches en personnages vrais jusqu’à la qualité de leur regard.

Mais sait-on que cet Italien de Bologne, né un soir de Noël 1946, fut d’abord ingénieur en électronique et qu’il n’eut la bonne idée de se lancer dans la bande dessinée qu’à l’âge de 31 ans ?

"Je ne savais pas à ce moment combien ce métier est difficile", explique-t-il. "Si je regarde en arrière, je m’aperçois que j’ai eu une chance extraordinaire. J’ai couru de grands risques, mais je ne m’en suis aperçu que bien plus tard...

Lorsque j’étais ingénieur, je dessinais le soir chez moi et, heureusement, ces planches sont restées dans un tiroir. Il y en a une centaine. J’étais très rapide, très pressé d’arriver vite au stade de professionnel. Les dessins étaient affreux, les dialogues pas terribles ! Vittorio Giardino, l'homme tranquille Mais il y avait des idées, là-dedans. C’est la seule chose pour laquelle je n’ai pas honte.

Au début, il vaut mieux dessiner énormément sans chercher la perfection à chaque page, plutôt que peaufiner chacune des planches au point d’y revenir sans cesse pour l’améliorer. J’ai envoyé ces planches à des maisons d’éditions qui ont eu la bonne idée de les refuser."

C’est "La Citta Futura" qui publie ses premières planches en 1978. Mais, très vite, il crée son premier vrai personnage, un détective privé nommé "Sam Pezzo". Avec, déjà, un ton très adulte à une époque où la bande dessinée commençait à peine à s’adresser à un autre public que celui des enfants.

"En Italie, il y avait déjà Linus. Il publiait en majorité des BD américaines, mais c’est là qu’on a trouvé les premières planches de Corto Maltese, de Crepax...

Little Ego © Glénat

La bande dessinée de type littéraire n’avait pas un grand public mais, grâce à ce journal, elle avait attiré l’attention d’intellectuels comme Umberto Ecco. Cela m’a sans doute apporté une impulsion supplémentaire pour m’orienter vers ce type de bande dessinée plus adulte."

Il ne s’en détachera plus. Max Frydman créé en 1982, lui vaut ses premières consécrations internationales grâce à "Rhapsodie Hongroise". Et, en 1983, il rend hommage à l’un de ses dieux, Winsor Mc Cay, avec un pastiche érotique de Little Nemo, "Little Ego".

C’est en 1993 qu’il donne naissance à une bande dessinée plus engagée, Jonas Fink.

Jonas Fink : une enfance de paria

1950. La Tchécoslovaquie. Jonas Fink est heureux auprès de son père et de sa mère. Il sait tout, son père. C’est un intellectuel. Ce qu’il ne sait pas, par contre, c’est que c’est déjà un crime dans cet état totalitaire où il est devenu dangereux de penser.

Jonas Fink © Casterman

Un matin, la police débarque dans leur bonheur tranquille et emmène le Dr. Fink. Sans explication. Ils n’auront plus de nouvelles de lui. Disparu, quelque part, dans un camp de "rééducation".

Paru en 1994, "L’enfance", premier album de Jonas Fink, montrait comment la machine bien huilée du communisme écrasait progressivement du reste du monde cette famille, coupable du seul crime d’avoir des origines "bourgeoises".

Interdiction de travailler. Interdiction d’avoir des amis. Danger mortel pour tous ceux qui oseraient les approcher. Jonas, qui avait toutes les aptitudes pour réussir, obligé d’abandonner ses études. Des gens normaux transformés en parias, pratiquement interdits de vie.

"L’apprentissage" le retrouve adolescent. Obligé de travailler sur les chantiers pour ramener à la maison de quoi survivre.

"Cela fait déjà quatre ans que je travaille sur ce roman", explique Giardino. "Je travaille très lentement, malheureusement pour moi. Je ne suis pas capable de travailler vite : je perds beaucoup de temps à chercher des choses absurdes, des références, le mot exact, précis, qui colle parfaitement à ce que le personnage doit dire. Une phrase peut me faire perdre une journée ! Parfois, heureusement, j’écris trois ou quatre pages par jour.

C’est un défaut que je dois accepter. Je ne suis pas un perfectionniste, je ne suis simplement pas un vrai professionnel. Si j’en était vraiment un, je n’irais pas chercher les moindres petits détails de la vie quotidienne, les choix et contradictions des personnages, les objets qu’on trouve chez eux, qui doivent exactement être ceux qui leur correspondent.

A cause de ce perfectionnisme, on me surnomme en Italie le "plus belge des dessinateurs italiens". "

Mais Giardino n’a pas la froideur de la ligne claire belge.
Si son trait est net et précis, ce qu’il représente témoigne de ses origines latines. La sensualité est présente dès qu’apparaît une femme. Loin des débordements érotiques de "Little Ego" où tout était fait pour effeuiller rapidement le belle héroïne, elle est telle qu’elle apparaît aux yeux d’un adolescent en train de devenir un homme. Chose contre laquelle, jusqu’à présent, les totalitarismes n’ont pas encore réussi à faire grand chose...

"Mes femmes, je ne dirais pas qu’elles sont particulièrement jolies : disons plutôt que ce sont des personnages pour lesquels j’ai beaucoup d’attention. J’essaye de les rendre crédibles. Elle sont dangereuses car les femmes, en général, sont dangereuses. Dans Jonas Fink, j’ai voulu mettre une séquence érotique avec un enfant pour montrer les émois provoqués par les premières poussées sexuelles, même lorsqu’on ignore encore tout ce que cela recouvre. J’aurais pu faire beaucoup plus érotique, mais ça n’aurait pas été juste, pas honnête.

C’est un moment important, surtout pour le second tome où c’est le premier véritable amour qui commence, très tendre et très fort, avec la rencontre de Tatiana. Ce deux parties, première découverte du sexe et découverte de l’amour sont très proches dans ma tête même si elles se déroulent dans deux albums différents."

L’apprentissage de la dérive

L’histoire de Jonas Fink est celle de la survie sous un régime qui a mis la politique au-dessus de l’humanité.

Le Parti a tout infiltré. Il a placé, partout, des hommes à qui il a donné juste ce qu’il fallait de pouvoir pour les transformer en bourraux ordinaires. La vie de Jonas Fink et de sa mère, avec qui il vit seul depuis l’arrestation de son père, est sous contrôle. Ses amours, son travail, sa situation matérielle dépendent en permanence d’un couperet qui peut, à chaque instant, tout détruire. Et le Parti ne se gène pas pour en abuser.

"Je ne veux pas faire une BD de droite mais une oeuvre qui montre comment la vie quotidienne devient difficile lorsqu’on n’a pas la liberté. C’est important aujourd’hui car, en Italie, par exemple, des mouvements tentent de nous convaincre que nous aurions plus d’argent en sacrifiant certaines de nos libertés. Ce que je ne crois pas du tout. La liberté ne peut s’échanger contre rien.

C’est important pour la BD aussi : ce media a été interdit en U.R.S.S. car considéré comme typiquement capitaliste. Ils ont empêché la diffusion de la BD européenne et empêché les Soviétiques d’en publier. Je ne connais pas l’origine de tout ça, mais le fait est que, malgré la présence de dessinateurs de talent, il n’y avait pas de BD dans ce pays."

L’homme s’habitue à tout. Malheureusement. Jonas Fink découvre cependant que, parmi les moutons qui s’écrasent, par peur plus que par conviction, sous le diktat du Parti, on trouve des résistants qui luttent avec leurs propres moyens. Comme ce libraire chez qui il trouve du travail et qui traduit et diffuse les livres interdits. Dont ceux d’un certain Kafka.

"Cette histoire a une base absolument authentique. J’ai, en Tchécoslovaquie, des parents que je n’ai pu voir qu’après 1989. Ils m’écrivaient souvent parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire pour s’occuper. Comme, de mon côté, j’étais très occupé, je ne leur répondais pas, mais je leur envoyais de l’argent, ce qui était peut-être plus utile...

J’ai beaucoup été influencé, également, par Kafka, dont j’ai découvert les livres à l’âge de 18 ans. Il était interdit dans les pays communistes. Et pourtant, quel écrivain extraordinaire, l’un des plus importants de ce siècle ! Freud était interdit, aussi.

C’est toujours la même chose. Si le pouvoir a une vérité, n’importe laquelle, la conséquence logique c’est que tout ce qui est contre le pouvoir est contre la vérité. Le mécanisme est terrible, mais c’est une conséquence logique. C’est la logique qui fait les terreurs. Si le pouvoir pouvait être moins logique, les dictatures seraient moins cruelles."

Dans ce pays où la vie continue envers et contre tout, où les adolescents résistent à l’abrutissement en lisant en cachette, au péril de leur liberté, les livres interdits, où l’on apprend à s’enivrer trop tôt pour éviter de crier sa révolte, Jonas Fink grandit. En serrant les dents. Un jour, peut-être, son père sortira de prison. Mais cela lui rendra-t-il son enfance et son adolescence massacrées par un pouvoir inhumain ?

Dessins de Giardino © Casterman, sauf Sam Pezzo et Little Ego © Glenat.

(par Patrick Albray)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

Entretien réalisé en 1996.

✏️ Vittorio Giardino
 
Participez à la discussion
1 Message :
CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Patrick Albray  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD