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Warnauts & Raives : "La question est toujours plus importante que la réponse".

Par Nicolas Anspach Charles-Louis Detournay le 28 septembre 2008                      Lien  
Depuis plus de 25 ans, ce célèbre duo de la bande dessinée nous charme tout en développant des thèmes en dehors des sentiers battus. La sortie de leur dernier opus {À cœurs perdus} était l'occasion de revenir sur leur schéma de travail et leurs motivations.

Vous travaillez ensemble depuis de nombreuses années. quelle est votre modus operandi ?

Éric Warnauts : Nous nous voyons plus ou moins une fois par semaine. Les idées de scénarios nous viennent conjointement, même si c’est moi qui m’occupe plus spécifiquement des textes.

Warnauts & Raives : "La question est toujours plus importante que la réponse".

Guy Raives : Je réalise le découpage et je place les personnages. Ensuite, ce sont vraiment des passages successifs de nos deux traits. Nous travaillons séquence par séquence et on peut compter que chaque planche réalise trois ou quatre aller et retour.
Nos séquences font rarement plus de quatre pages : il faut que l’on change assez souvent de cadre pour divertir le lecteur, au contraire de la BD d’action. Ensuite, on photocopie l’ensemble pour le projeter sur papier aquarelle, cela permet, à l’agrandisseur, de corriger des erreurs en recrayonnant pour qu’enfin je puisse mettre en couleurs.

W : Même si c’est moi qui écris, dès le premier découpage de Guy, il va modifier des éléments, comme le rythme : par exemple, des passages que je voyais rapides deviennent lents. C’est donc réellement un travail en commun de bout en bout. On se sent soutenus par le regard et l’apport de l’autre, qui va venir compléter votre vision pour l’enrichir.

R : Avec Éric, nous sommes complémentaires et c’est agréable de découvrir la touche de l’autre sur son travail. On est dans un challenge permanent pour se surprendre l’un l’autre. À chaque fois, mon travail est magnifié par Éric. Je ne comprends pas pourquoi plus d’auteurs ne fonctionnent pas comme ça !

Une peinture de Guy Raives
(c) Guy Raives

D’où tirez-vous les thèmes de vos albums ?

R : De voyages, de discussions ou de lectures diverses. Pour A cœurs perdus, il s’agit d’une émission de radio que nous avions entendue sur le Canada, et qui évoquait cette thématique de mœurs, et la problématique de ces soldats qui souhaitaient s’affranchir de la guerre. Bien sûr, il s’agit ici de volontaires, alors que pour le Vietnam, c’étaient des appelés. Donc l’angle de vue est tout autre.

W : Ma belle-sœur est canadienne, je connais donc assez bien leur mentalité, car quoiqu’on en dise, ce sont des Américains dans leur manière de penser, même si le lien de société est plus fort, et si l’individualisme est moins présent chez eux.

R : On a généralement besoin d’une longue période de maturation pour créer nos histoires. Ce récit, cela fait plus de deux ans qu’on le porte. Le prochain album, cela fait bien trois ou quatre ans que l’on est dessus : il démarre avec le combat de Mohamed Ali en 1964 à Kinshasa, et se termine avec les tours du World Trade Center qui s’écroulent. Et nous sommes déjà en train de nous documenter sur celui que l’on fera après : il traitera des attentats de Londres.

Dans la plupart de vos séries, on ressent une volonté d’aborder un phénomène de société, même dans vos albums plus historiques.

R : Quitte à raconter une histoire ancrée dans la réalité, il faut défendre une position ! Sinon, on demeure dans la fable, l’imaginaire, avec le bien et le mal, on ne raconte rien, et on évite de se mouiller.

W : Nous sommes bien sûr des manuels au sens graphique, mais nous nous voulons aussi intellectuels dans la position que nous choisissons et les histoires qui les mettent en valeur. De par notre génération moins individualiste, le social revêt une grande importance. On le voit par exemple chez Muñoz, Cosey, Baru qui osent aborder l’immigration et ce qui passe dans nos sociétés. Le conte a des aspects très positifs, mais nous ne sommes plus sous Louis XIV, on peut oser mettre un nom dans son album, ou parler de l’indépendance d’un pays. Nous n’avons pas non plus des certitudes à énoncer, mais de réelles interrogations qui nous émeuvent : la question est toujours plus importante que la réponse.

Croquis pour "À cœurs perdus"

Votre album, assez critique dans son positionnement envers la guerre en Irak et les deux mandats de Bush, est publié à un moment fatidique dans la course à la présidence US.

Eric Warnauts

W : On va voir si Obama passe, mais effectivement, tout le monde sait que Bush a envoyé ses troupes en Irak pour le pétrole et qu’il n’y avait aucun rapport avec le WTC. Ce qui fait peur, c’est qu’on voit des Sarkozy et Berlusconi prêts à suivre ! Cette vision égoïste et égocentrique est fort partagée dans une tranche d’âge qui a tout de même prôné la paix et l’amour. C’est le paradoxe le plus fou de ces anciens baba-cools qui se retrouvent aux rênes du pouvoir et assument très bien un capitalisme, parfois à outrance, dans le style ’après moi le déluge’, en complète opposition de leurs anciennes idées.

Concernant vos héroïnes, on perçoit un réel détachement entre leur quotidien et leurs motivations !

R : Au Canada, il est fréquent que des étudiantes fassent des strip-teases pour payer leurs études, boucler leur fin de mois, et obtenir le surplus de luxe auquel elles aspirent. Bien entendu, cela entraîne une certaine prostitution. Nous voulions évoquer ce thème en plus des autres abordés dans l’album afin de présenter un patchwork de cette vie outre-Atlantique, souvent basée sur le paraître.

Croquis pour "À cœurs perdus"

Axer vos histoires sur les valeurs que vous défendez, sur les sentiments ou la personnalité de vos personnages, est-ce plus important que la trame de l’histoire ?

W : Cela nourrit l’ensemble car les personnages, leurs opinions et le lieu ne sont pas par hasard dans une histoire. Quand on a choisi l’Allemagne nazie pour parler de l’innocence [1], de la responsabilité, des actes des parents, c’était parce que j’avais vécu là-bas. A l’époque, ils avaient sorti Holocaust. C’était le début de Meryl Streep au cinéma, et c’était la première fois qu’une fiction américaine parlait de la Shoah. Je devais avoir seize ou dix-sept ans à cette époque et je me souviens de la vague de suicides en Allemagne à cause de ce film. Il y a eu une dizaine de jeunes qui découvraient ce qui s’était passé durant la Deuxième Guerre mondiale et le rôle de leurs parents ou grands-parents. Cela avait été fort. C’est un thème que j’ai voulu partager dans L’Innocence

Le personnage devient le pivot de l’histoire, et une fois que vous l’avez présenté, vous le pelez un peu comme un oignon … pour examiner son développement.

W : Oui. Nous nous orientons vers une littérature américaine que l’on apprécie où l’on évoque davantage les personnages, ce qui est caractéristique des auteurs qui ont un vécu ! Il y a des années, j’avais écrit à Cosey qu’il faisait le lien entre la littérature nord-américaine et la BD européenne. Il sortait des genres en mettant l’accent sur les personnages et leurs sentiments qui alimentaient le suspense.

R : Saïgon Hanoi était un bijou. Son graphisme ne joue pas l’esbroufe car il évite la surcharge graphique. C’est un dessin qui devient assez simplifié et très lisible. Je ne critique pas pour autant les auteurs qui s’emploient à réaliser des dessins artistiques car je les apprécie souvent aussi pour cette qualité, comme Blutch par exemple.

Une peinture de Guy Raives
(c) Guy Raives

Les one-shots vous permettent-ils d’explorer plus facilement différents univers ?

R : Suites Vénitiennes est très agréable à faire. C’est un récit dont on connaissait les tenants et aboutissants, même si on a un peu voyagé sur notre ligne conductrice. Cela nous a pris neuf ans. Concernant le one-shot, on peut le murir longtemps à l’avance. On a huit mois à un an de maturation, et on peut passer sur autre chose … Ce qui n’est pas désagréable.

Financièrement, le one-shot est pourtant moins intéressant !

R : Oui et non. De toute manière, vu le marché comme il est maintenant, on travaille sur la nouveauté. Le réassort n’est plus aussi important qu’il l’a été. Le temps de vie d’un album est de plus en plus court ! Quand on a commencé dans la BD, François Walthéry nous avait dit qu’il fallait dix ans pour pouvoir vivre de la BD, car il fallait avoir dix centimètres de tranche d’album dans une librairie. Nous sommes arrivés à avoir des bacs, avec une trentaine d’album. Mais maintenant, on fonctionne à la nouveauté. Avant, quand on sortait un bouquin, on savait qu’on allait en vendre un peu des anciens. Rares sont les lecteurs qui ont envie, aujourd’hui, de découvrir toutes les œuvres d’un auteur qu’ils viennent de découvrir.

Une peinture de Guy Raives
(c) Guy Raives

Et un roman graphique comme Casterman en publie dans la collection Écritures, cela vous plairait ?

R : Oui. Cela peut paraître terre à terre, mais malheureusement, cela ne paie pas. Je veux bien faire trois cents pages, mais si c’est rénuméré comme un album de cinquante, je n’arrive pas boucler mon budget. Je préfère alors faire un récit de soixante pages ou soixante-dix pages qui me permettent de vivre convenablement.

Où est alors la place de la création ?

R : Mais je me sens aussi libre dans un récit de soixante-dix pages ! En deux cents pages, je vais sans doute raconter un peu plus, mais pas beaucoup. L’intérêt d’un récit standard est de raconter en peu de mots en employant l’ellipse. On laisse alors de la place au lecteur, ce qui n’est pas le cas d’un plus long récit ! Ce qui m’intéresse dans la BD, c’est d’être au service d’une histoire. Je ne suis pas là pour faire de l’art ou des beaux dessins. Il faut que je sois dans un créneau efficace par rapport au besoin du récit.

Guy Raives, vous réalisez également les couleurs de Servais ? Pour des raison financière ?

Guy Raives

R : Bien entendu : c’est mon métier quand même, doublé ici d’une relation d’amitié. Il est venu me trouver il y a plusieurs années. Je l’ai fait pour l’aider et puis je me suis aperçu que c’était une vraie respiration de travailler de temps en temps sur un autre univers, dont je ne suis pas l’auteur. Modestement, j’essaie de me mettre au service de son travail et d’amener mon petit plus à l’album.

Vous n’avez jamais eu envie de faire quelque chose ensemble ?

R : Non. Car Jean-Claude Servais a son univers propre. Franchement, c’est très agréable de ne pas être l’auteur, de n’être que la petite main. Je n’ai qu’à mettre en lumière son dessin et y amener un supplément d’âme. C’est un geste un peu technique. Je n’ai pas à me prendre la tête là-dessus.

Vous parliez tout à l’heure de la peinture. Vous peignez souvent pour le plaisir ?

R : Cela dépend des années. J’ai commencé une peinture il y a cinq ou six mois et je l’ai terminé ce week-end. Je fais cela quand je suis entre deux albums, généralement.

(par Nicolas Anspach)

(par Charles-Louis Detournay)

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Toutes les illustrations sont © Warnauts/Raives, sauf mention contraire.

Photo en médaillon : © Nicolas Anspach. Photos des auteurs : © CL Detournay.

[1L’Innocente, Casterman (1991)

 
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