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Wladimir Labaere (éditeur manga chez Casterman) : "Au Japon, les gens regrettent qu’il n’y ait plus d’albums de Taniguchi à l’avenir"

Par Christian MISSIA DIO le 13 février 2017                      Lien  
Jirō Taniguchi est décédé ce samedi 11 février des suites d'un cancer. En plus de 45 ans de carrière, le mangaka aura marqué la bande dessinée mondiale grâce à une oeuvre dense, diverse et profondément humaniste. Éditeur manga chez Casterman, Wladimir Labaere évoque pour nous la mémoire de ce formidable conteur.
Wladimir Labaere (éditeur manga chez Casterman) : "Au Japon, les gens regrettent qu'il n'y ait plus d'albums de Taniguchi à l'avenir"
Au Temps de Botchan
Taniguchi & Sekikawa (c) Coll. Écritures/Casterman

Depuis samedi, les hommages affluent sur la toile. Auteurs et éditeurs de BD, journalistes, artistes, inconnus... Il faut dire que c’est un monument qui vient de tirer sa révérence. Un poids lourd du 9e Art qui avait permis au manga d’afficher sous nos latitudes un visage plus mature, à une époque où celui-ci était encore perçu comme une lecture adolescente voire enfantine. Jirō Taniguchi s’est éteint à l’âge de 69 ans.

Souvent décrit comme le plus français, le plus européen des mangakas, Taniguchi était pourtant un auteur profondément attaché à ses racines nippones. Ses albums devenus des classiques de la bande dessinée tels que Le Gourmet solitaire, L’Homme qui marche ou encore Au temps de Botchan sont pétris de cette philosophie zen que l’on retrouve au pays du Soleil-Levant.

Pourtant, le natif de Tottori n’a pas toujours été l’auteur d’œuvres contemplatives. Sa bibliographie recèle de nombreux mangas réalisés dans des styles diamétralement opposés à ce qui fera plus tard sa renommée internationale : polars mettant en scène des personnages Bad Asses, érotisme, western, art martiaux ou encore fantastique ont été les genres abordés dans, entre autre : Trouble is my Business, Enemigo, Garōden ou encore Les Contrées sauvages.

Wladimir Labaere, éditeur de tout le catalogue manga chez Casterman, évoque pour nous l’artiste disparu.

Les contrées sauvages
Taniguchi (c) Sakka/Casterman

Que vous inspire la disparition de Taniguchi ?

Wladimir Labaere : Une grande tristesse. C’est un auteur que j’admire et c’est aussi un homme que j’ai appris à connaitre. Nous avions noué une relation d’éditeur à auteur, certes, mais qui pouvait aller au delà de ça au fil des rencontres à Tôkyô ou en France ou ailleurs. Toutes mes pensées vont à son épouse et à ses proches. Je leur ai déjà adressé en mon nom et en celui de Casterman notre plus grande affection et toutes nos condoléances.

Que représente Taniguchi dans l’univers du manga au Japon ?

Disons que nous avions pris conscience vu de France que c’était un auteur très singulier au Japon. On le sait quand on a lu ses mangas et que l’on compare sa production à ce qui se fait actuellement au Japon. On constate que c’est un auteur à part, part son graphisme bien sûr, mais aussi par les sujets qu’il a choisis depuis une vingtaine d’années : les sujets de l’intime, de la famille, sur un ton contemplatif, sur un registre intimiste. Cela commence au début des années 1990 avec L’Homme qui marche et qui succédait à une période plus action-aventure dans des grands espaces, avec des histoires telles que Enemigo, Garōden, Trouble is my Business, etc.

Les réactions au Japon dont j’ai pu avoir connaissance saluent toutes la disparition d’un grand auteur. Tous les gens regrettent qu’il soit parti aussi tôt car 69 ans ce n’est pas âgé. Tous les gens regrettent qu’il n’y ait plus d’albums de Taniguchi à l’avenir mais tous saluent sa singularité et son identité artistique qu’il a su conserver, cultiver, ce qui est une chose parfois difficile à faire dans l’industrie du manga. Mais même avec ses éditeurs historiques, il avait noué une relation particulière. Ses éditeurs l’estimaient et respectaient son travail justement parce qu’il avait réussi à tracer un sillon artistique qui lui était propre, tout en rencontrant un succès commercial. Quand je parle de succès commercial, je pense particulièrement au Gourmet solitaire dont les ventes ont été décuplées ces dernières années grâce notamment aux plusieurs saisons de la série TV adaptée de ce manga.

Jirō Taniguchi, avec Sam Garbarski, le réalisateur du film Quatier lointain et Frank Pé qui travailla sur le storyboard du film.
Photo réalisée à l’occasion de l’avant première du film Quartier lointain.
Photo : Nicolas Anspach

Pour revenir aux réactions, il y a beaucoup de tristesse, beaucoup de surprise mais aussi beaucoup d’admiration de la part d’auteurs de sa génération à lui, je pense au mangaka, animateur et créateur d’animés japonais Eguchi Hisashi. Beaucoup saluent un confrère. Ils saluent son identité artistique, son originalité et sa persévérance. Parmi les autres réactions, on constate aussi que beaucoup d’auteurs disent avoir été inspiré ou conquis par leurs lectures de certains ouvrages de Taniguchi. Chaque auteur identifie des influences particulières qui l’ont nourris particulièrement. Je pense à Masato Hisa, l’auteur d’Area 51 que Casterman publie dans la collection Sakka, qui a manifesté son chagrin, sa tristesse et sa surprise en disant qu’Area 51, qui est notamment un polar, doit certaines choses aux polars qu’avait réalisés Jirō Taniguchi en son temps.

Garôden
Jirō Taniguchi & Baku Yumemakura (c) Coll. Sakka/Casterman

On a souvent l’image d’un Jirō Taniguchi réservé et calme... Mais en réalité c’était un homme nerveux qui entretenait aussi des relations difficiles avec ses collaborateurs et ses éditeurs. Confirmez-vous aussi cette facette de sa personnalité ?

Bien sûr. Jirō Taniguchi était avant tout un être humain et il suffit de lire ses œuvres pour s’en rendre compte. Évidemment c’était un homme qui avait une forme d’impatience, qui pouvait aussi se mettre en colère mais tout cela découlait vraiment d’un niveau d’exigence très élevé qu’il se donnait à lui-même et à son entourage éditorial, ses assistants, ses éditeurs, etc. C’est un auteur qui travaillait énormément et qui comme beaucoup, tâtonnait, prenait parfois des chemins qui s’avéraient ne pas être les bons et dans ces cas-là, il pouvait céder à l’agacement ou à la lassitude. Mais, encore une fois, une de ses grandes qualités a été de persévérer à tracer son sillon artistique. De rester fidèle à ce qu’il voulait faire, à ce qu’il imaginait.

Les Rêveries d’un gourmet solitaire
Taniguchi & Kusumi (c) Coll. Écritures/Casterman

Reste-t-il encore beaucoup d’œuvres inédites en français à découvrir ?

Il n’en reste plus tant que ça en fait. Parmi les quelques inédits en français, il reste des récits de jeunesse, bien qu’avec les dernières parutions chez Kana d’Ice Age Chronicle et Tokyo Killers, le nombre d’œuvres inédites s’est réduit mais il en reste encore quelques-unes. Et de manière beaucoup plus récentes, l’année dernière, Jirō Taniguchi avait commencé une sorte de troisième déclinaison de l’Homme qui marche. Nous avions la première œuvre, ce fut d’ailleurs le premier titre que Casterman ait publié en français et qui est le premier livre de Jirō Taniguchi a être publié en France, en 1995.

Le deuxième volet de ce qui aurait pu être une trilogie c’était Furari, une espèce d’Homme qui marche à l’époque d’Edo. Enfin, il avait commencé ce que j’appelle une nouvelle déclinaison de l’Homme qui marche mais au 19e siècle, à l’ère Meiji, en prenant cette fois pour héros, non pas un anonyme comme dans le premier livre mais un personnage historique comme dans Furari et qui est Lafcadio Hearn, un voyageur européen du 19e siècle, qui s’était pris de passion pour le Japon au point de prendre la nationalité et une nouvelle identité japonaise sous le nom de Koizumi Yakumo. Il s’était donné comme mission de consigner par écrit un certain nombre de légendes populaires japonaises relatives aux yōkai, aux fantômes, aux spectres.

Les enquêtes du limier
Taniguchi d’après le roman St Mary no ribbon d’Itsura Inami (c) Sakka/Casterman

Est-ce l’ouvrage sur lequel il était en train de travailler au moment de son décès ?

Je ne sais pas s’il travaillait exactement là dessus. Cette œuvre a été publiée au Japon en tant que one-shot, yomikiri comme on dit là bas. Ce manga d’une soixantaine de pages a été publié dans un magazine de l’éditeur Shōgakukan et il réfléchissait à une suite. Les histoires de l’Homme qui marche et de Furari peuvent être lues indépendamment. Là, sur ce troisième volet, il était aussi dans cet esprit-là.

Quelles sont les publications du catalogue Taniguchi que Casterman compte publier prochainement ?

Dans les prochains mois sur l’année 2017, Casterman va continuer dans le cadre de la refonte de la collection Écritures, à rééditer ses grands succès. On a eu la republication du Journal de mon père l’année dernière. Le 22 février, si je ne m’abuse, nous aurons la réédition de Quartier lointain, qui sera suivie d’une nouvelle édition d’Un Ciel radieux, qui vient d’être adapté pour la télévision par Nicolas Boukhrief et Frédérique Moreau, de la même manière que Quartier lointain avait été adapté dans une production européenne, notamment par Arte. Il s’ensuivra en fin d’année une édition intégrale du Gourmet solitaire, qui intégrera dans un format cartonné avec jaquette le premier tome, le suivant qui est les Rêveries d’un gourmet solitaire et l’histoire qui était parue dans Pandora n°2.

Propos recueillis par Christian Missia Dio

(par Christian MISSIA DIO)

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Code EAN :

En médaillon : Jirō Taniguchi et Wladimir Labaere
Photo : Nicolas Anspach et Didier Pasamonik

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